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MEJSOIRES CONTEMPORAINS,
MÉMOIRES
DE MADAME LA DUCHESSE
D'ABRANTÈS.
TOME TREIZIEME.
PARIS. — XtaPRIIHERIE VE LACBEVARDIERE ,
RUE DU COLOMBIER, H' 3o.
MEMOIRES
DE MADAME Li DUCHESSE
ou
SOUVENIRS HISTORIQUES
SUR
NAPOLEON,
LA RÉVOLUTION,
LE DIRECTOIRE , LE CONSULAT, L'EMPIRE
ET LA RESTAURATION.
TOME TREIZIÈME.
A PARIS,
CHEZ MAME-DELAUNAY, LIBRAIRE,
RUE GUÉNÉGAUD , y° 0.5.
UDCCC\Y.\IV,
y. 13
DE MADAME LA DUCHESSE
D'ABRANTES.
CHAPITRE PREMISR ]
Réflexions sur la destinée de Napoléon. — L'union morg-a »
natique. — L'Autriche. — Le père et la fille. — Lettre du
marquis d'AIorna. — Le Portugal-Volcan. — Le beurre
frais. — Lu laine des moutons. — Le sébastianisle : ce
n'est pas le ge'nëral Sebastiani. — La prophétie. — Napo-
le'on et le Maure de Ceuta. — Le noir du japon. — Léoni-
das et les trois cents hommes faisant l'arme'e de de'fense.
— Le gouverneur^rtfnwrc^e. — Murât et le jeune Polonais.
— Admirable dévouement. — Le baron de Strogonoff. —
Le jeune Russe prisonnier. — Gastanos. — Les épreuves.
— Admirable caractère. — Les guérillas et leur tribunal.
— Epreuves du sommeil et de la potence. — Le général
Franceschi. — Le Capucino. — Le prisonnier. — Le mari
mort d'amour. — La veuve morte d'amour. -^ L'excom-
munication. — L'enfant et le couteau. — Cestpour tuer un
Français l... — Victoire d'Espagne. — Le maréchal Su-
chet et le maréchal Ney. — Le chevalier Sachet, frère du
général. — Le bulletiu de Tarragone. — Le café brûlant.
XIIL t
^ MÉMOIRES
— Burgos, — Bal chez le général Solignac , — La Char-
treuse. — Junot, Soiilt et Ney. — Départ pour Aslorga.
— L'assassin de Valladolid. — L'assassin de Lisbonne. —
Junot est sauve' du poignard de l'un et de la balle de
l'autre.
Il est dans la vie de Napoléon des époques tel-
lement étonnantes de fatalité malheureuse, qu'il
est presque impossible de ne pas croire à cette
influence extraordinaire de l'étoile d'un homme
èur sa destinée. Car enfin il faut accorder au gé-
nie de cet homme un coup d'oeil assez, habile
pour juger son sort dans ce qu'il pourrait être; et
cependant que de fois, dans les années qui ont
précédé notre malheur plus que le sien peut-
être, a-t-il constamment voulu suivre une route
étrangère à tout ce qui pouvait le sauver, et jon-
chée des écueils qui devaient au contraire le per-
dre ! Je ne parle pas ici de cette guerre de la
péninsule: la trop malheureuse preuve de sa mau-
vaise influence était déjà reconnue à l'époque où
tious sommes arrivés. Mais il était une autre
jf)reuve que l'empereur ne pouvait repousser,
parce qu'elle était acquise par avance : c'était
l'alliance étrangère qu'il voulait contracter. Ses
résultats funestes n'étaient que trop prédits à la
ttî'rance, et pourtant rien ne put l'arrêter.
Ce fut à Burgos que je reçus la première non-
^■(
DE LA DUCHESSE D ABRAWTES. 3
vellede cette étrange union. Les lettres qui m'en
parlaient et dont l'une était d'un ami qui devait
connaître tous les rouages qui avaient fait mou-
voir en cette occasion la volonté de l'empereur,
mêla présentaient comme un événement des plus
heureux. L'autre, plus raisonnable et surtout
plus clairvoyant, et m'arrivant d'ailleurs par une
occasion sûre, me parla du mal que pourrait
exercer ce mariage avec une princesse d'Autri-
che sur la destinée de Napoléon; car Napoléon
était bien empereur des Français, mais il était
aussi le général Bonaparte vainqueur dans plus
de vingt batailles rangées des armées autrichien-
nes, ayant fait fuir la famille impériale deux fois
de son royal séjour. Ces offenses-là sont indélé-
biles dans leurs taches. Elles ne s'effacent jamais...
Puis il y avait, dans cette sorte de sacrifice
fait par un père, quelque peu d'un odieux
égoïsmequi faisait présager que plus tard la voix
de cette même fille priant pour son fils et son
mari ne serait pas plus écoutée que priant pour
elle-même. .. Il était visible que l'Autriche mutilée
et encore sanglante de toutes ses défaites , voulait
que ce mariage, qui n'était, comme le disait fort
bien un homme méchant mais bien spirituel ,
pas même morganatique, servit d'appareilau moins
momentané à ses blessures. Napoléon ne vit rien.
l^ MÉMOIRES
Il crut, consolider par là ses alliances du Nord
déjà bien assurées du côté de la Russie, et pour-
suivre plus en paix ses funestes opérations de
Ja Péninsule. Une fois entré dans ces fausses rou-
tes, on pouvait prévoir que tout devenait péril
désormais à côté de la gloire.
En parlant de prévoir, il vient de me tomber
sous la main diverses pièces intéressantes, en
mettant en ordre mes documens pour ces deux
volumes-ci. Mais comme dans des Mémoires il
est toujours temps de revenir, je vais les trans-
crire maintenant.
L'une est une lettre du marquis d'Alorna,
l'un des grands de Portugal , dont l'esprit et
les rares moyens eussent été pour sa pairie
d'une immense ressource , s'il n'avait eu dans
ses perceptions une étrangeté qu'il prétendait
être une seconde vue, et que pour moi je ne
sais en vérité comment nommer , mais que dans
mon scepticisme je ne puis cependant totale-
ment refuser de croire au moins comme une
de ces choses que nous voyons chaque jour, et
que notre superbe et bien humble entende-
ment confesse ne pas pouvoir comprendre.
Le marquis d'Alorna était le père de ce jeune
enfant qui périt d'une manière si malheureuse
à Villaviciosa à la suite d'une prédiction. Cette
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 5
lettre du marquis d'Alorna , que j'ai en original
sous les yeux , est fort extraordinaire. Le mar-
quis avait de l'esprit, des moyens remarquables,
une grande religion , mais une profonde supersti-
tion. Voici ce qu'il écrivait au colonel Cailbé de
Geisne, lieutenant-colonel au service de Portu-
gal, en 1807. La date est à remarquer. C'est du
colonel lui-même que je tiens cette lettre.
i3 novembre 1S07, à Villavisiosa.
« MojN cher Cailhé,
«Vous me parlez dans votre dernière lettre
»de la perte du Portugal, comme si un volcan
» était prêt à éclater et à bouleverser la nature
»de ce pays; mais, même si cela devait être , je
» n'éinigrerais pas. Au surplus je crois que le mot
t perte a une autre signification. Je ne l'atteins
• pas, car je me suis fait le principe d'avoir la
>vue basse en politique. Nous avons fermé nos
«ports aux Anglais; Dieu en soit loué. Nous
«mangerons du beurre frais tiré du lait de nos
• vaclies ; la laine de nos moutons nous couvrira
» du moins, sans avoir besoin de voyager comme
» auparavant sur mer '. Croyez - vous que les
» Il ne faut pas s'étonner des iegéres fautes qui se trou-
6 ' MÉMOIRES
«Français achèteront nos fabriques pour le brû-
» 1er , comme ont fait les Anglais ?... Non , non. Si
» nous devenons non seulement alliésdelaFrance,
»mais fédérés avec elle, soyez assuré qu'elle
» pensera à nous comme l'Angleterre le fit à
»Utrecht et dernièrement. Et puis quel mal
» peut-il y avoir à ce que nous nous rappro-
schions des Français? Si nous avions embrassé
«leur cause pour la succession d'Espagne, au
«commencement du 18^ siècle, nous serions
» maintenant et plus longs et plus larges. Mais
» laissons les considérations et allons aux faits. Je
» veux vous conter quelque chose de très plai-
» sant. Vous savez qu'il y a toujours eu des sébas-
» tianistes ^ en Portugal ? eh bien , à présent
» il y en a plus que jamais , et le nombre en est
» devenu très grand , c'est même à la mode
«d'être sébastianiste. On a débusqué des vieux
)) papiers de prophéties de Bandarra , du Noir
» du Japon, du Maure deCeuta, etc. ,etc. Ce sont
vent dans cette lettre , à l'époque surtout où elle fut écrite ;
les hommes de l'âge du marquis d'Alorna savaient peu le
français à Lisbonne. La jeune génération le parle bien, mais
chez leurs pères il était étonnant et rare d'en trouver qui
le parlassent comme M. d'Alorna.
' Qu'on n'aille pas croire que c'est le général S..., le
pauvre homme ne s'avise pas d'être aussi important. Après
sa mort , je ne dis pas...
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 7
» des espèces de Nostradamus , où l'on trouve
» tout plein de choses étonnantes , parce qu'elles
«nomment les personnes par leurs noms, et
» qu'elles se vérifient. Cependant presque toutes
» les prophéties finissent par des obscurités , et
» prêtent aux interprétations. Mais voici une
» singulière et drôle de prophétie; il y est dit Que
)) Napoléon sortant de Corse, est descendant être-
T) -présentant de Sébastian. IL sera donc le chef du
» cinquième empire ; il fera sortir du port de Lis-
» bonne une expédition composée de Portugais et des
» aigles du Nord vers l'Asie , (jui sera conquise et
» CATHOLisÉE ; après quoi , le retour de l'âge d'or.
» Napoléon est donc d'origine portugaise et
«non pas fi-ançaise. Si l'Europe civilisée trouve
» dans ses fantaisies un petit goût barbare , elle
" n'a pas tort. Au reste , le barbarisme n'est pas
»si mauvais à certains égards. Adieu, mon cher
• Cailhé. Je me trouve sur les frontières, com-
» mandant une armée de six cents fantassins et
" cinq cents chevaux ! Tout le reste m'a été arraché
«pour garnir les côtes. Au reste, Léonidas n'a-
»vait que trois cents hommes; par conséquent
«j'aurais tort si je disais que je ne veux pas me
» battre faute d'armée. Aussi je ne dis pas cela ;
» mais je crois que je ne me battrai pas faute
» d'ennemis. Des proclamations furent faites der-
8 MÉMOIRES
«nièreinent : nos ennemis sont les Anglais; nos
rt amis, les Français et les Espagnols. Or, comme
«les insulaires ne Tiendront pas par terre, je
sme trouve ici comme un patriarche. Je ne serais
»pas fâché, par exemple, d'aller à Lisbonne et
» d'être chargé de la défense du port. Mais, comme
»je suis exilé, il n'y faut pas penser. Nous
» avons dix vaisseaux de ligne russes. Adieu , en-
» core ; mille choses à mon cher cousin et ami
«Fuenles'.
»Le marquis d'ALORNA^ »
Cette lettre est bien étrange depuis la première
ligne jusqu'à la dernière. Il faut songer que
c'est un des hommes les plus importans du Por-
tugal par sa naissance, sa position et son esprit,
qui Ta écrite , et à part ce qu'il dit du Nostra-
damus, ce qui pourtant est aussi fort extraor-
dinaire , son opinion sur l'état intérieur du
Portugal est un fait important à consigner. Il
n'était pas le seul qui pensât ainsi; et, en effet,
> Le comte Armand de Fuentcs, dont j'ai souvent parle'
dans les pre'ce'dens volumes , ainsi que de son frère.
» Cette lettre est entre les mains de celui à qui elle fut
écrite , le commandeur Caillié de Gcisnes , demeurant ac-
tuellement à Paris.
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 9
le marquis d'Alorna n'émig/a pas lorsque le
prince quitta Lisbonne.
La dernière ligne de sa lettre fait tourner ma
pensée vers cet homme qui fut en partie cause des
malheurs qui , depuis iSoS, arrivèrent à Junot :
c'est l'amiral Siniavin ; et cette pensée amène
à son tour le souvenir d'une des actions les plus
remarquablement belles dont un homme puisse
se glorifier. J'aurais dû la placer dans le précé-
dent volume ; mais, comme je l'ai toujours dit,
on peut revenir facilement , s'il est défendu d'an-
ticiper sur le temps...
Lorsque Murât était à Madrid, il eut besoin
d'envoyer des dépêches à Junot ; mais elles
étaient importantes, et déjà toutes les routes qui
conduisaient à Lisbonne étaient couvertes j)ar
les guérillas , et surtout les troupes commandées
par les hommes les plus importans de l'Espagne
dans sa révolution , et qui composaient alors l'ar-
mée de Castanos. Murât parla de son embarras
au baron deStrogonoff, ambassadeur de Russie
à la cour d'Espagne, et qui était demeuré à Ma-
drid. On sait que la Russie était , à cette époque ,
tamie plus encore que l'alliée de la France...
M. le baron de Strogonoff dit au grand-duc de
Berg que rien n'était plus fL\cile à exécuter que
ce qu'il voulait faire.
1 0 MEMOIRES
— L'amiral Siniavin est dans le port de Lis-
bonne, dit l'ambassadeur, donnez-moi le plus
intelligent de vos lanciers polonais ; je lui mets
un uniforme russe ; je le charge de dépêches pour
l'amiral... vous lui donnerez les vôtres verbale-
ment, et tout sera bien quand il serait pris vingt
fois d'ici à Lisbonne, car l'armée insurgée est
trop désireuse d'obtenir notre neutralité pour
commencer elle-même par fournir un motif de
rupture.
Murât fut ravi de ce moyen, qui, au fait, était
bien ingénieux. 11 demanda au chef des Polo-
nais, qui , je crois , était Krasinski lui-même, de
lui procurer un jeune homme intelHgent et brave.
La chose était commune parmi les lanciers polo-
nais, mais ici il fallait plus qu'une chose ordi-
naire... Deux jours après le chef amena chez le
grand-duc de Berg un jeune homme de son corps
dont il répondait sur sa tète: il s'appelait L^c-
kinsAij et n'avait que dix- huit ans.
Le grand-duc de Berg fut ému en voyant un
si jeune homme demander, pour ainsi dire, à
braver un péril certain, car, s'il était connu , son
sort était arrêté d'avance , c'était la mort. Murât,
qui la bravait sans pâlir, ne put s'empêcher d'ob-
server au jeune Lecldnski le péri! qu'il allait
courir... Le jeune Polonais sourit.
DE LA DUCHESSE D AERANTES. 11
— Que votre altesse impériale me donne ses
ordres , répondit-il respectueusement , et je lui
rendrai bon compte de la mission dont elle veut
bien m'honorer... Je la remercie de m'avoir choisi
parmi mes camarades... car tous auraient bri-
gué cette faveur.
Le grand-duc augura bien de la résolution sans
forfanterie du jeune homme. Il lui donna ses
instructions. Le baron de Strogonoff fit ses dé-
pêches pour l'amiral Siniavin; le jeune Polonais
fut habillé à la russe, puis il partit et prit la
route du Portugal.
Cette route était , comme je l'ai dit , couverte
de troupes espagnoles. Les deux premières jour-
nées se firent assez paisiblement ; mais le troi-
sième jour, vers l'après-midi, Leckinsld se vit
entouré par une troupe d'Espagnols qui, l'ayant
terrassé et désarmé, l'entraîna devant le général
qui commandait les troupes qui se trouvaient là :
heureusement pour le brave et aventureux jeune
homme que c'était Castanos lui-même.
Cependant quel que fût le chef qui devait l'in-
terroger, Leckinsld comprit qu'il était perdu s'il
était reconnu pour Français ; en conséquence sa
détermination fut prise, à l'heure même , de ne
pas prononcer un mot en français, et de ne par-
ler que le russe ou l'allemand , qu'il possédait
1 a MEMOIRES
également bien. Les vociférations que pous-
saient avec rage ceux qui le traînaient devant
Castanos lui révélaient son sort par avance ; et
puis l'horrible assassinat du général René, qui
périt au milieu des tortures en allant précisément
joindre Junot, venait d'avoir lieu depuis seule-
ment quelques semaines , et suffisait pour glacer
la pensée , car la mort elle seule peut ne pas ef-
frayer un grand cœur; mais la recevoir à la suite
d'un raffinement de torture, c'est plus que la force
humaine ne peut en supporter.
— Qui êtes-vous ? demanda Castanos au jeune
Polonais.
Et cette question , il la lui adressa en français
qu'il parlait parfaitement, ayant été , comme on
lésait, élevé à Sorrèze '.
Leckinski regarda l'interrogateur, fitun signe,
et répondit en allemand :
— Je n'ai pas entendu.
Castanos comprenait et parlait l'allemand ; mais
il ne voulut pas figurer phis long-temps proba-
» Ce fut ce qui causa le malheur de Marescot. Il avait été
à Sorrcze avec le gc'ne'ral Castanos ; et le ge'ne'ral Dupont, qui
savait celte circonstance, en voulut profiter pour obtenir de
meilleures conditions, et la bonté de Marescol lui fit faire
une démarche que le grand -o/ficier de l'empire devait
rejeter.
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. i3
blement dans cette affaire, et il appela un des
officiers de son état-major, qui continua l'en-
quête... Le jeune Polonais répondit alternative-
ment en russe et en allemand, mais jamais il ne
se laissa même aller à une seule intonation fran-
çaise. Cependant il pouvait se troubler, car, dans
une chambre assez petite , il était entouré , pressé
par une foule avide de son sang, on peut dire ce
mot, et qui attendait avec une impatience féroce
qu'il fût reconnu coupable , c'est-à-dire Français,
pour se jeter sur lui et le massacrer.
Mais l'effervescence s'accrut au point de ne
pouvoir plus être maîtrisée par le général lui-
même, par un incident qui vint jeter sur le
malheureux jeune homme un réseau dont rien
ne paraissait pouvoir le tirer... Un aide-de-
camp de Castanos, homme fanatiquement pa-
triote comme il y en a eu tant dans la guerre d'Es-
pagne, et qui, dès le moment où Leckinski avait
été arrêté, s'était prononcé contre lui en disant
qu'il était un espion français, accourut dans la
salle où se faisait l'interrogatoire, tenant par le
bras un paysan vêtu de la veste brune et coiffé
du chapeau à haute forme surmonté de la plume
rouge... L'officier fend la foule, et plaçant le
paysan devant le Polonais :
— Regarde bien cet homme, lui dit-il, et dis
l4 MÉMOIRES
ensuite s'il est vrai que ce soit un Allemand...
un Russe. — C'est un espion , je le jurerais sur
mon salut , poursuivit-il en frappant du pied.
Pendant ce temps, le paysan regardait atten-
tivement le jeune Polonais... Mais l'examen ne
fut pas long ; à peine eut-il jeté sur lui quelques
regords, que son oeil noir s'alluma et lança des
étincelles de haine.
— Es un Francès... es un Francès ! s'écria-t-il
en frappaiit ses mains Tune contre l'aulre.
Et il raconta que, quelques semaines avant,
il avait été à Madrid pour conduire de la paille
coupée , ayant été requis dans son village, ainsi
que tous les habitans , pour porter des fourrages
dans les casernes de Madrid et des environs , et
je reconnais cet homme , poursuivit le paysan ,
pour être celui qui a reçu mon fourrage , et
m'en a donné un reçu. J'ai été près de lui pen-
dant une heure , et je le reconnais. Quand nous
l'avons arrêté, j'ai dit à mes camarades : Cethomme
est l'officier français à qui j'ai livré mon four-
rage.
C'était vrai.
Castanos vit probablement la vérité; mais il
était un noble et généreux adversaire, et ce
n'était pas par les massacres qu'il voulait cimen-
ter l'édifice de la liberté espagnole , qui se serait
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. i5
élevé beau et durable , si des hommes tels que
lui et la Romana , Palafox et quelques autres ,
eussent dirigé ce grand vaisseau qui s'en allait à
la dérive... Il voyait bien que cet homme pou-
vait n'être pas Russe ; mais il redoutait les excès
auxquels on se livrerait s'il était reconnu pour
Français... Puis il y avait le doute et surtout
l'apparence... Il proposa de lui laisser continuer
sa route, carLeckinski persistait à soutenir qu'il
était Russe , et ne comprenait pas une parole de
français... Mais au premier mot qu'il fit enten-
dre, mille voix menaçantes s'élevèrent aussitôt,
et le nom de traître fut murmuré à son oreille...
Il n'y avait pas moyen de songer à la clémence.
L'homme devient féroce quand il craint pour
lui-même.
— Mais voulez-vous donc vous exposer à une
rupture avec la Russie , dont nous demandons
la neutralité même avec instance?
—Non, répondirent les officiers, mais laissez-
nous éprouver cet homme.
Leckinski entendait tout, car il savait l'espa-
gnol. Il fut emmené et jeté dans une chambre qui
ressemblait à un cachot du temps le plus affreux
de l'inquisition.
Au moment où les Espagnols l'avaient arrêté,
le jeune homme n'avait pas mangé depuis la veille
l6 MÉMOIRES
au soir, et lorsque la porte de son cachot se re-
ferma sur lui , il y avait dix-huit heures qu'il n'a-
vait pris de nourriture; il faut y ajouter la fati-
gue, l'angoisse , l'anxiété de sa cruelle position,
et l'on comprendra que le malheureux se laissa
t omber presque évanoui sur le grabat qui était
à terre dans un des coins de sa prison... Le soleil
n'était pas encore couché, il le voyait par la pe-
tite lucarne percée dans le haut du mur, et sa
lumière, si brillante dans cette belle Estrama-
doure , réjouit encore quelque temps les regards
du pauvre prisonnier... Mais bientôt il se retira,
le ciel devint plus sombre... la nuit vint tout en-
velopper, et Leckinski se retrouva entièrement
seul vis-à-vis sa terrible position, et il la jugeait
ce qu'elle était, presque sans espoir... Sans doute
il était brave; mais mourir à dix-huil-ansî... c'est
bien jeune... Il lutta pendant quelque temps
contre les visions qui se succédaient comme une
fantasmagorie devant lui ; puis la jeunesse et la
fatigue cédèrent au sommeil, et peu de temps
après il fut enseveli dans un sommeil si profond ,
qu'il était presque l'image de la mort.
Il dormait depuis deux heures environ , lors-
que la porte de son cachot s'ouvrit lentement,
et quelqu'un y entra en marchant avec précau-
tion; on mettait une main devant la lumière
DE LA. DUCHESSE D ABRA.NTÈS. l'J
de la lampe pour en cacher la flamme, . . puis
on se pencha doucement sur le lit du prison-
nier... alors la main qui interceptait la lumière se
retira tout-à-coup , elle alla frapper l'épaule de
Leckinski,et une voix argentine, sonore et douce,
une voix de femme lui dit :
— Voulez-vous souper?...
Le jeune Polonais, réveillé en sursaut par l'é-
clat de la lumière, le contact de la main, et les
paroles de la jeune femme, se lève sur son séant,
et , les yeux à peine ouverts j dit en allemand :
— Que me veut-on?...
— Qu'on donne sur-le-champ à manger à cet
homme , ditCastaûos en apprenant le résultat de
cette première épreuve... et puis, qu'on fasse sel-
ler son cheval, et qu'il poursuive sa route. Il n'est
pas Français... Comment aurait-il été maître de
lui à ce point? c'est impossible.
Mais Câstafios n'était pas seul. On donna bien
à manger à Leckinski , mais son cheval ne fut pas
sellé, et il demeura dans son cachot jusqu'au
matin. Alors on le conduisit dans un lieu où il
pouvait voir les cadavres mutilés de dix Français
qui avaient été horriblement massacrés par les
paysans de Truxillo ; là , pendant toute une jour-
née on lui fit redouter la mort et une horrible
mort. Sans cesse entouré de pièges.,, écouté par
XIII.
1 8 MÉMOIRES
des oreilles avides de saisir un son, regardé par
des yeux percans qui voulaient recueillir un
mouvement , le noble et courageux jeune homme
avait donné sa parole de ne point faillir, et non
seulement il la voulut tenir, mais il voulut aussi
remplir sa mission , et jamais un seul geste, un
seul accent ne purent le faire soupçonner... En-
fin , au bout de plusieurs heures des plus cruelles
épreuves, il fut reconduit dans sa prison, et put
réfléchir dans un terrible loisir au danger de sa
position.
— Messieurs , dit le général Castanos , je sens,
comme vous , toute l'importance d'empêcher les
communications entre les différens chefs d'ar-
mée français qui sont en Espagne; mais ici,
dans la position où se trouve cet officier, nous ne
pouvons le traiter comme espion sur la simple
assurance d'un de nos hommes ; cet homme peut
se tromper... une ressemblance peutr'abuser, et
alors nous serions meurtriers ; ce ne doit pas
être notre rôle, messieurs.
L'officier qui avait été choisi par le paysan
pour recevoir sa déclaration était de ces hommes
passionnés qui s'identifient avec la position qu'ils
ont provoquée. Ainsi donc, il avait posé la ques-
tion de cette manière, que cet homme devait être
un espion français -, dès lors il prenait lui, l'ai-
DE LA. DUCHESSE D AERANTES. I9
titude d'un personnage important ; et , même pour
la vie d'un homme, il n'aurait certes pas échangé
cette position : et puis, après tout, disait-il, quand
il serait Russe!... eh bien ! ces Russes sont héré-
tiques et les alliés des Français!...
Leckinski, rentré dans sa prison, la revit pres-
que avec joie; le malheureux n'avait eu pendant
près de douze heures que des gibets devant les
yeux... des cadavres hideux et sanglans !... et ces
objets sinistres lui étaient montrés par des hom-
mes au regard de démon, à la physionomie infer-
nale. Ses idées étaient comme sous la puissance
d'un charme venu de l'enfer... il croyait voir se
projeter sur les murs crevassés de son cachot
les ombres fantastiques des victimes qu'il ve-
nait de voir accrochées ai)x arbres de la route !...
Ce fut entouré de ces prestiges lugubres qu'il
s'endormit et même d'un sommeil profond , car
la nature et la jeunesse avaient besoin de ré-
parer en raison de ce qu'elles avaient souffert.
Puis, encore une fois, au milieu de son sommeil,
de ce repos de mort qui affaissait tous ses mem-
bres, la porte s'ouvrit doucement... on appro-
cha de sa couche, et une voix, toujours la même
voix douce, prononça à demi-voix:
— Levez-vous et venez... on veut vous sau-
ver... votre cheval est prêt!...
20 BIEMOIRES
Et le courageux jeune homme, réveillé par ces
paroles... oîi veut vous sauver!... venez ... réoon-
dit toujours en allemand :
— Que me veut-on ?
Castaiios , en apprenant cette nouvelle tenta-
tive et son résultat, dit que le jeune Paisse était
un noble jeune homme... il l'avait deviné, lui!...
Mais son opinion ne put influencer en rien
cette commission qui voulait trouver le jeune
homme coupable... qui ne le pouvait pas, et qui
était toute rugissante de fureur de son impuis-
sance devant cet innocent qu'elle voulait trouver
criminel... Il y a dans la passion de l'esprit de
parti , et de l'esprit de parti tel qu'on le sent en
Espagne, une fièvre à redoublement qui trouble
la raison... Ces hommes ainsi aux prises avec
cette volonté qu'ils ne pouvaient satisfaire, n'é-
taient plus des hommes... c'étaient les mêmes
juges qui avaient fait scier René... mettre le co-
lonel Pavetti dans un four... et mourir Frances-
chi de douleur, comme devant souffrir plus dou-
loureusement., parce qu'il aimait avec amour et
même avec délire dans sa patrie. Et cependant
c'est une grande et belle nation que la nation
espagnole... oui, sans doute., mais une fois ses
passions éveillées , précisément parce que cette
nature d'hommes est taillée sur un patron à
DE LA. DUCHESSE D AERANTES. 2 1
grandes proportions, tout ce qui se meut dans ce
vaste cadre est gigantesque comme lui ; et l'amour
de la patrie, celui de ses rois, étaient deux affec-
tions premières pour l'Espagnol, et son devoir
de leur vouer un culte dans un temps où tous
deux étaient attaqués et envahis.
Leckinski, bien persuadé de la légitimité de
leur conduite, savait aussi combien il leur im-
portait de connaître le sort qu'on réservait à
l'armée espagnole que Junot avait sous ses or-
dres... Sa position recevait par là un nouveau
danger qu'il pouvait mesurer dans toute son
étendue. Il le vit, et ne pâlit pas devant ce dan-
ger, bien qu'il fût seul alors; mais il se raffermit
encore dans la résolution de ne pas faillir, car
maintenant pour lui il y allait de la mort ou de
la vie.
La nuit qu'il passa fut cruelle. Le matin, à
peine le soleil était-il levé, que quatre hommes,
dont faisait partie celui qui prétendait l'avoir vu
à Madrid, vinrent le prendre pour le conduire
devant une sorte de tribunal composé de plu-
sieurs officiers de l'état-major de CastaÛGS. Pen-
dant le court trajet qu'ils avaient à faire, ils lui
adressaient les plus terribles menaces... mais,
fidèle à sarésolution,il ne paraissait rien entendre.
Arrivé devant ses juges, il parut comprendre
22 MlÎMOIRES
ce qu'il voyait plutôt par l'appareil qu'on y
avait mis que par ce qu'on disait autour de lui...
et il demanda, toujours en allemand, où était
son interprète?... On le fît venir, et l'interroga-
toire commença.
Il eut d'abord pour objet son voyage de Ma-
drid à Lisbonne ; il répondit en montrant les
dépêches de Tambassadeur de Russie à l'amiral
Siniavin , et son passeport. Il est certain que, sans
la rencontre malheureuse du paysan , qui décla-
rait l'avoir vu à IMadrid, ces preuves étaient plus
que suffisantes... mais l'assertion que cet hom-
me qui soutenait son dire avec une fermeté ex-
traordinaire, et cependant naturelle, puisqu'il
avait raison, jetait un jour sur le jeune Polo-
nais qui le faisait envisager , par ces hommes
passionnés, corair.e espion, et dès lors sa situa-
tion devenait alarmante. Cependant il soutint
toujours également s £"5 dire,ei ne se coupa dans
aucune réponse.
— Demandez, lui dit enfin le président de la
commission , s'il aime les Espagnols puisqu'il
n'est pas Français?
L'interprète transmit la question.
— Oui, sans doute, répondit Leckinski, j'aime la
nation espagnole, et je l'estime pour son beau
DE LA. DUCHESSE D AERANTES. 2J
caractère. Je voudrais que nos deux nations
fussent amies.
— Mon colonel, dit l'interprète au président,
le prisonnier dit qu'il nous hait parce que nous
faisons la guerre comme de vrais bandits; il
nous méprise, et son regret, a-t-il ajouté, est
de ne pas pouvoir réunir la nation dans un
seul homme pour terminer cette odieuse guerre
d'un seul coup...
Et tandis qu'il parlait, tous les yeux de ceux
qui composaient le tribunal suivaient attenti-
vement la moindre expression de la physiono-
mie du prisonnier, pour juger de l'effet que
produirait sur lui l'infidélité de son interprète.
Mais Leckinski , en venant au tribunal, s'at-
tendait à quelque épreuve, et il s'était fortifié
encore dans sa résolution de déjouer toutes
les attaques.
S'ils me tuent, se disait-il^ ils tueront un homme
non seulement innocent, mais innocent par
l'apparence, et ils auront tout l'odieux de ma
mort.
Dans le fait réel, il n'était pas coupable; car
il n'était pas espion... il traversait ainsi l'Es-
tramadoure, mais ne cherchait à rien surprendre.
— Messieurs, dit le général Castafios, qui avait
assisté à cette épreuve, tentée malgré lui, mais
^4 MÉMOIRES
dont il ne faisait pas partie , il me semble que ce
jeune homme ne peut être soupçonné. Le pay-
san se sera trompé... que la liberté soit rendue au
prisonnier, et qu'il poursuive sa route. En ren-
dant compte de ce qui lui est arrivé, il voudra
bien songer au péril continuel de notre position:
il fait excuser la rigueur que nous sommes forcés
d'employer... On rendit à Leckinski ses armes,
ses dépêches , on lui donna un laisser-passer^ et
le noble jeune homme sortit ainsi victorieux de
l'épreuve la plus forte, bien sûrement, qu'on
puisse présenter à une âme humaine'. Pour en
sortir ainsi triomphant, il faut être plus qu'un
homme.. . Il arriva à Lisbonne... remplit sa mis-
sion , et voulait encore retourner à Madrid, mais
Junot ne le voulut pas permettre... C'est une
belle et vaillante nation que les Polonais... quel
immense parti l'empereur Napoléon pouvait tirer
de son intime alliance , comme nation , comme
puissance, au lieu de les ajouter comme troupes
auxiliaires à ses nombreuses phalanges!.. Mais il
faut se taire avant de prononcer sur le plus ou
moins de raison de ce qu'a fait Napoléon. Les
mystères du génie de cet homme sont immenses,
et pour qu'il n'ait pas relevé le dé que la fortune
• M. Leckinski est en France en ce moment.
DE LA DUCHESSE d'aBRA.TVTÈS. 25
avait jeté devant lui , c'est que les combinaisons
de son jeu ne le lui commandaient pas.
Puisque j'ai prononcé le nom du général Fran-
ceschi , je vais raconter son histoire :
Le général Franceschi avait épousé la fille
du général Mathieu-Dumas , et l'aimait avec dé-
lire; elle le lui rendait de tout l'amour de son
cœur, et ils étaient heureux du bonheur des
anges, quand la guerre d'Espagne commença...
Le général Franceschi fut pris par la bande du
Capucino , et enfermé dans le vieil Alhambra...
Son échange fut long-temps sollicité par le roi
lui-même , dont il était aide-de-camp , mais tou-
jours infructueusement. Le pauvre captif dessi-
nait admirablement, et, pour tromper les lon-
gues heures de la prison, il dessinait sur les
antiques murailles... On voyait le Capucino avec
la robe de son ordre et coiffé du schakos de hus-
sard du général Franceschi... Le captif avait saisi
son geôlier dans toutes ses positions et dans tous
ses costumes burlesques... Ce misérable n'était
son ennemi auparavant que comme son adver-
saire... il le devint comme homme, et dès lors
tout espoir d'échange fut interdit'... Le pauvre
» Le gênerai Franceschi fut malade dangereusement , au
point d'intéresser le général anglais sir Arthur Wellcsley (lord
26 MÉMOIRES
Franceschi était malade... En apprenant qu'il ne
reverrait la France qu'à la fin de la guerre, il de-
vint plus mal... puis plus mal encore... et au
bout de quelques semaines il mourut...
Ce n'est pas lui qu'il faut plaindre !... il recevait
la liberté par la mort... mais sa femme ! sa pauvre
femme!... qui chaque jour, trompée par son père
et par sa sœur', et croyant voir arriver son mari,
écoutait le bruit de la rue pour y distinguer ce-
lui d'un fouet de poste, le roulement d'une voi-
ture!... Et, pour remplacer ces momens espérés
par une âme passionnée d'amour, que lui arri-
va-t-il? un cadavre embaumé... Pauvre jeune
femme! comme elle fut malheureuse!... nous
avons toutes vu son désespoir... Elle demeura
pendant des mois entiers , passant les nuits sans
dormir, sans entier dans un lit, échauffant son
sang en se privant de nourriture... ayant trop
Wellington). Ou sollicita son échange de la Junte, elle refusa.
Il ne voulut pas quitter dix-sept officiers français, prisonniers
comme lui , et il fut jeté avec eux dans la citadelle de Cartha-
gène, où il mourut, dans les bras de M. Bernard, son aide-
de-canip , au moment où sa femme allait le trouver dans sa
prison... Le général Franceschi était un homme remarqua-
ble sous tous les rapports.
' L'autre fille de 3IathieuDumas était madame de Saïut-
Didier. Son mari était préfet du palais.
DE LA. DPCHESSE d'àBRANTÈS. H^
de vertu pour se donner la mort , et n'ayant
pas le courage de vivre... ne voulant pas se tuer
et voulant mourir!... Si jeune encore, et déjà si
malheureuse!... Hélas! une si frêle structure ne
pouvait long-temps résister à une telle souf-
france !... Et le jour du malheur vint aussi pour
le père, et le jour du malheur sans espoir... Elle
se repentit alors, mais trop tard, car elle sentit
qu'elle était aimée, et que ce qu'elle souffrait,
elle allait le faire souffrir.
J'étais encore à Burgos lorsque la nouvelle du
sénatus-consulte organique, qui sanctionnait la
réunion définitive des Etats romains à la France,
parvint en Espagne... Je voyais alors assez sou-
vent deux ou trois Espagnols de distinction, dont
l'un était, je crois, le frère ou le cousin du mar-
quis de Villacarapo, et l'autre, un chanoine de la
cathédrale , hommes des plus instruits , parlant
plusieurs langues, et notamment le français, avec
une grande facilité. Ils étaient bons Espagnols,
mais ils gémissaient sur les maux de leur patrie,
et comprenaient très bien que l'Espagne gouver-
née par de sages lois et un souverain comme
l'empereur, par exemple, ils redevenaient encore
les hommes du temps de Charles-Quint et d'Isa-
belle, sauf la modification des temps... Ils n'a-
vaient aucune superstition, aucun fanatisme, ils
aS MÉMOIRES
étaient enfin 7nonarchiens '; mais ils connaissaient
leurs compatriotes. Et le jour où la nouvelle cle
ce sénatus-consulle organique fut annoncée en
Espagne , ils vinrent chez Junot , et lui deman-
dèrent si elle était vraie... Nous avions recule
Moniteur, et elle n'éltait que trop véritable. Rome
et les Etats romains formaient deux départe-
mens, et toute puissance temporelle était détruite
sous l'empire français. Du reste , le pape avait le
choix de sa résidence, et pouvait conserver un
palais à E-ome et à Paris.
H est difficile de rendre l'effet de cette nou-
velle. A peine y fut-elle connue, que des milliers
de copies de la bulle d'excommunication y furent
également répandues... Le moindre enfant, celui
même en bas âge , pouvant à peine parler, bal-
butiait contre nous d'horribles invectives... Qui
n'a pas vu de près ce contre-coup terrible, ne
peut avoir une idée juste de ce que l'empereur
fit alors comme faute. Je ne sais quelle était celle
qu'il avait à reprocher au pape. Je ne me char-
gerai pas de cette enquête ; mais quelle qu'elle
fut, elle n'est pas en raison suffisante pour ex-
1 On appelait MONARcniENS à l'assemblée constituante ceux
qui étaient pour le roi et la constitution de Qi. C'est l'abbé
Raynal qui s'est le premier servi du mot monarchiste , et il a
étc consacré depuis.
DE LA DUCHESSE Jd'abRANTÈS. 2Ç)
cusèr ce qui fat fait ensuite. L'Espagne n'a été le
tombeau de quatre cent mille Français que par
celte funeste faute de la prise de possession de
la ville de Rome, et surtout de la captivité du.
pape. Ce n'est pas celle de Ferdinand VII, et 1 820
Va. suffisamment prouvé, c'est V excommunication
lancée sur la tête de Napoléon, et portant sur
chacune de celles de ses soldats.
J'étais quelques mois après à Salamanque, dans
la jolie maison du marquis de La Scala. Sa femme
de charge avait une petite fille de deux ans et
demi à peu près , jolie comme les anges , et que
j'aimais beaucoup... elle avait aussi une grande
affection pour moi, ou plutôt pour mes bonbons,
et surtout pour mes ellemas ' d'Elvas... Elle venait
souvent auprès de moi tandis que je travaillais
à ma layette dans le jardin de la maison , et là
elle babillait tout à son aise. Un jour elle s'ap-
procha de moi et grimpa sur mes genoux. Comme
j'étais enceinte de mon fils Alfred, et assez avan-
cée dans ma grossesse, je la remis à terre. Mais
l'enfant m'aimait, et jetant ses petits bras autour
de mon cou , elle ne voulut pas me quitter. Je
laissai alors mon ouvrage et la remis sur mes ge-
« Grosses prunes confites... c'est la plus délicieuse con-
fiture sèche que l'on puisse manger. La prune est très grosse,
longue et d'un très beau vert.
30 MÉMOIRES
noux... En causant avec elle et en riant, je jouais
aussi avec les mille et une choses que les enfans
espagnols ont après eux... Tout-à-coup je tirai de
sa petite poche une chaîne d'argent, à laquelle
était suspendu un couteau (le cuchillo)...Une telle
arme dans la main d'un enfant si jeune me parut
une imprudence, et je voulus le lui ôter... mais
la petite se jeta sur mes mains , en s'écriant avec
une expression remarquable à tout âge, mais
surtout au sien :
Dexa lo^l... dexa lo [...essepor matar un Fran-
chi
La pauvre enfant ne savait pas ce qu'elle disait
seulement, mais elle répétait là ce qu'elle enten-
dait dire toute la journée à son père, à son oncle,
et à tous ceux qui habitaient Salamanque ; le
mouvement de sa petite main surtout était in-
concevable en me disant :
— Esse por matar un Francès !
Ce fut peu après que parvint également en
Espagne la nouvelle aussi bien importante qui
annonçait que l'Amérique espagnole du Sud
formait un gouvernement fédératif, sons le
nom de confédération américaine de Venezuela...
c'étaient les provinces de Barinas, Caracas,
' Laisse-le ! laisse-le ! c'est pour tuer un Français !
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. 3l
TruxillOi Margarita, Cumana, etc., etc.. De
semblables révolutions devaient bientôt suivre
et montrer le Nouveau-Monde aussi inquiétant,
pour la conquête de l'Espagne, que pouvait l'être
la mère-patrie; car l'Espagne, sans ses posses-
sions d'Amérique, n'esl qu'un grand corps dé-
charné dont les os tiennent à peine entre eux...
Sans doute, il peut se raffermir et redevenir ce
qu'il était avant la découverte des ses fleuves
d'or et de ses montagnes de pierreries... mais
alors l'Espagne avait les Maures et des rois comme
Alphonse X et Ferdinand d'Aragon...
Cependant nous remportions degrandes victoi-
res en Espagne, c'est-à-dire que , selon le Moni-
teur^ nous prenions des villes et des provinces...
nous les prenions bien, en effet ; mais qu'est-ce que
cela voulait dire? rien du tout pour la conquête
de l'Espagne , et la suite a prouvé ce que je dis. . .
Nous prenions des villes, c'est vrai... mais une
fois maîtres de ces villes, nous ne pouvions nous
promener au-delà des murs sans courir le risque
d'être pris par les guérillas, ainsi que je le ra-
conterai tout à l'heure pour moi. L'Espagne pou-
vait être conquise^ mais jamais soumise , comme
je l'écrivais à une de mes amies, après la prise
d'Astorga.
Yoici néanmoins une petite anecdote qui
32 MEMOIRES
montre à quel point l'empereur portait sa vo-
lonté coiujuérante de l'Espagne , et surtout com-
bien il voulait qu'on le sût en France.
Il avait fait dire au général Suchet qu'il vou-
lait que toutes les places de l'Aragon et de la
Catalogne fussent soumises et rangées à l'obéis-
sance du roi Joseph dans un délai assez court.
Il faut ici rendre justice à la mémoire du maré-
chal Suchet, sa conduite en Espagne fut des
plus remarquables. Il est vrai de dire aussi que
lui seul fut en mesure de faire de pareille besogne,
parce que lui seul fut en face de places fortes et
de troupes réglées... La guerre des guérillas et
des provinces insurgées était une tout autre
guerre...
L'empereur avait donc spécifié que plusieurs
villes surtout devaient être prises :c'étaientLérida,
Mequinenza, Tortose, mais surtout Taragonne.
— Le bâton de maréchal est dans Taragonne,
avait dit l'empereur...
Lérida fut pris d'abord... Cette place, fameuse
par le siège de M. le Prince, fut emportée après
im siège de quinze jours de tranchée ouverte
Trois semaines avant le général Suchet avait dé-
fait le général 0'DonneIl',et s'était ainsi frayé le
■ Il était au service d'Espagne.
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 33
chemin de la place; puis tombèrent Tortose,
Mequinenza, Sagonte et enfin Taragonne. .. En
apprenant sa reddition , l'empereur fut tellement
content qu'il donna l'ordre de faire faire un article
sur le général Suchet et la prise de Taragonne, et
de le faire insérer dans le Journal des Débats ; l'ar-
ticle, en effet, fut mis dans le journal, et sur-
prit même les amis du général Suchet: il avait
été écrit par Etienne et par ordre. Le frère du
maréchal lut cet article le matin en déjeûnant,
et l'on pense s'il en fut heureux... car tous ceux
qui, comme moi , connaissaient les deux frères,
savent combien ils s'aimaient et combien ils
étaient unis ^ Cet article lui fit donc une grande
joie ; puis en le relisant , il y vit une louange qui
était sans doute méritée, mais il y avait presque
des comparaisons, sur de grandes renommées
anciennes et modernes, qui pouvaient prêter à
de la malignité. Il monta en cabriolet et s'en
fut chez Fouihé pour connaître l'auteur de l'ar-
ticle: ce fut là qu'il apprit d'où venait la lou^Tig/î
» J'ai ouï dire que dans les deux ou trois dernières anne'e s
de sa vie , le mareclial n'était plus le même pour son frère.
Cela m'élonne après ce que je sais du dévouement de l'un et
de rallachement reconnaissant du mare'chal pour son frère.
Il faut que pour cela il y ait eu une influence étrangère et
malveillante.
XUI. 3
34 aiÉMOIRES
dont l" excès l'avait effrayé, et qu'alors il en fut
tout-à-fait heureux... Il dînait chez le ministre
des finances ; là il reçut un accueil franc et ami-
cal et un compliment dénué de fausseté, car le
duc de Gaëte était un homme que la gloire de la
patrie touchait au coeur. Plusieurs amis l'entou-
rèrent et lui serrèrent la main en le félicitant...
Mais parmi les convives était un homme dont la
gloire cependant ne redoutait celle de personne,
et qui pourtant ne pouvait s'habituer à entendre
louer un fait militaire de quelque renom ; son
front était soucieux, et il paraissait même forte-
ment agité... Après le dîner, au moment où l'on
repassait au salon, le maréchal Ney s'approcha
de M. Suchet , et lui dit avec un ton d'aigreur
très remarquable :
— Je vous fais mon compliment, monsieur...
voilà une belle affaire, mais encore un plus bel
article... en vérité on est heureux d'avoir un frère
qui fasse mousser à ce point ce que son aîné fait
de bien.
— Monsieur le maréchal , je vous jure que je
suis parfaitement innocent de ce dont vous m ac-
cusez. Je me sers de ces expressions, parce que je
suis certain que mon frère me désavouerait fort
s'il savait que je l'eusse fait...
Le maréchal Ney leva les épaules , et sourit
avec amertume.
DE LA DUCHESSE d'aBRA-NTÈS. 35
— Ce n'est pas vous?... Comment donc un
étranger ferait-il pareille chose sans un intérêt
direct?... allons donc!...
M. Suchet s'approcha du maréchal et lui dit à
demi-voix :
— Monsieur le maréchal , j'ai été comme vous
surpris de l'éloge de la conduite de mon frère...
j'ai voulu en connaître l'auteur, et savez-vous
bien quel il est?
Le maréchal regarda M. Suchet avec un air
de doute interrogateur.
— C'est l'empereur !
Le maréchal fit un mouvement si violent qu'il
pensa jeter à terre sa tasse de café.
L'empereur! s'écria-t-il... ce n'est pas pos-
sible !...
— J'ai l'honneur de vous l'affirmer, monsieur
le maréchal.
Le maréchal Ney jeta sur M. Suchet un re-
gard de colère comme s'il était coupable de la
bienveillance de l'empereur, et il s'en alla en
avalant sa tasse de café, sans même souffler
dessus, au risque de se brûler la langue, et de
ne pouvoir renouveler la parole énergique qui
lui était échappée.
Je trouve que cette colère , presque envieuse,
dans un homme aussi remarquable que le mare-
36 MEMOIRES
chai Ney, est un texte bien fort pour développer
à nos yeux une partie des mystères qui nous
paraissent obscurs dans les malheurs de l'em-
pereur et ceux de la patrie.
J'ai déjà dit, je crois , que nous avions trouvé
le général Solignac à Burgos , qui venait y pren-
dre le commandement de la 2" division du
8" corps... Quoiqu'il n'aimât pas beaucoup plus
Junot à cette époque qu'il ne l'aima plus tard ,
parce que alors, comme dans un autre temps,
Junot ne put faire revenir l'empereur sur la pré-
vention qu'il avait contre lui, il voulut me fê-
ter, et il me donna un bal dans la maison qu'il
occupait à Burgos. Ce bal est un des souvenirs
les plus étouffans que j'aie conservés dans ma
pensée. On était entassé dans trois petites cham-
bres où l'on se voyait à peine , et puis, au milieu
de cette vapeur presque fétide qui vous enve-
loppait et vous prenait à la gorge, on voyait
s'agiter des officiers faisant danser des seno-
ritas qui s'en acquittaient Dieu sait comment.
Et puis enfin , pour compléter le divertisse-
ment, venait une clona prudentia qui dansait le
boléro, le fandango, je ne sais quoi, avec des
bas et des souliers sales, et cela dans un pays
où la plus pauvre fille est chaussée comme une
pairesse d'Angleterre: c'était une chance... Mais
DE LA DUCHÏÏSSE d'aBRANTÈS. Sj
ses mines, ses grâces étaient encore bien autre-
ment burlesques... Malgré la joie qu'elle me
causa d'abord , en la voyant ainsi se démener
dans sa parure terne et fanée , je ne pus tenir
dans ce lieu méphytique, et je me retirai avant
minuit.
Le lendemain de ce bal, nous eûmes, je ne sais
pourquoi , un Te Deum chanté dans la magni-
fique cathédrale de Burgos. Je m'y rendis seule,
parce que Junot y était dans toute sa pompe
militaire. J'étais habillée à l'espagnole ; j'aimais
cet habit et je le portais souvent. Comme je par-
lais l'espagnol, j'étais ainsi rapprochée des fem-
mes que je rencontrais, et cela établissait une
sorte de rapport qui ne pouvait être qu'heureux
dans ses résultats, d'autant que ces mêmes rap-
ports n'étaient établis par moi que dans le but
de leur faire du bien. C'est ainsi que je sauvai
la vie à trois jeunes paysans cjui avaient été con-
damnés à être fusillés , parce qu'ils avaient dé-
fendu leur père attaqué dans son lit par onze sol-
dats qui l'avaient déjà blessé au front. Le vieillard
avait quatre-vingt-deux ans!... En voyant couler
le sang de leur père, les (ils, qui travaillaient dans
un champ qui était derrière la chaumière (c'était
dans le village qui tient à ce qu'on appelle la
Cartuga, la Chartreuse), et qui avaient encore
^';'8087
58 MEMOIRES
à la main les instrumens aratoires dont ils se
servaient, frappèrent les soldats et en tuèrent
deux. Avaient-ils tort?... non... aussi pris-je
leur défense avec une telle chaleur que Junot
les fit gracier... Non pas qu'il s'en rapportât à
moi pour savoir si les coupables méritaient ou
non punition; mais parce que, à force de le sup-
plier de faire revoir l'affaire , il envoya sur les
lieux et parvint à connaître la vérité. .. A quelque
temps de là, nous quittâmes Burgos et nous
fûmes à Valladolid, Junot ayant ordre d'établir
là le quartier-général du 8^ corps. Le général
Reignier et le 2" corps étaient vers le Tage , et le
maréchal Ney avec le 6' corps était à Salaman-
que. Le général Kellermann, comte de Valmy,
était alors gouverneur de Valladolid et de
tout le royaume de Léon , ainsi que des Astii-
ries et d'une partie de l'Eslramadure espagnole.
Je fus reçue à merveille par lui... J'allai des-
cendre au palais de Charles- Quint situé sur la
place, en face de Saint-Paul, jadis le séjour inqui-
sitorial. . . Le palais est beau , et le général Keller-
mann l'avait fort bien fait arranger. Il n'avait
pas conservé toute sa magnificence du séjour de
l'empereur, mais, tel qu'il était, il était encore fort
beau, surtout pour celle qui, comme moi, ve-
nait d'habiter une prison comme Burgos. . . Aus si,
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. SQ
bien que je fusse fort souffrante, je jouis pleine-
ment de me retrouver , pour la première fois
depuis mon départ de Paris, dans un lieu qui
me rendait mes habitudes familières.
Ce fut à Yalladolid que pour la première fois
j'eus le spectacle vraiment curieux de ce que
pouvait produire la vanité blessée, et, plus que
tout, la volonté de garder et d'exercer une auto-
rité que Tempereur déléguait à ses généraux et
qu'ils ne voulaient tenir que de lui.
Junot avait reçu de Paris une lettre du prince
de Neufchàtel , dans laquelle il lui disait que l'em-
pereur, ayant donné l'ordre au général Suchet de
pousser vigoureusement les sièges de toutes les
villes de la Catalogne et de l' Aragon , Sa Ma-
jesté désirait également que les villes de l'ouest
qui résistaient encore tombassent en même
temps; qu'en conséquence, Junot devait pren-
dre Astorga le plus tut possible...
En recevant cette lettre Junot fut joyeux et
les ordres furent donnés au colonel Valazé ' et
au général Boyer, chef d'état-major, pour que
tout fût prêt et le plus promptement possible...
Il allait partir pour Aslorga, lorsqu'il reçut des
» II n'elait encore que chef de halailloa du genîc. C'est
lui qui est aujourd'hui le général Valazé.
4o MÉMOIRES
ordres de IMadrid qui lui disaient d'aller à Sala-
manqiie remplacer le maréchal Ney, qui à son
tour allait je ne sais où... En lisant cet ordre je
vis Junot plus en colère queje ne l'ai vu, je crois,
pendant les quatorze années de notre union. Il
se levait, s'asseyait, froissait le papier dans ses
mains , le jetait à terre, accompagnant le tout de
paroles très énergiques... En le voyant dans cet
état, je fus à lui, et lui prenant les mains :
— Pourquoi cette agitation? lui dis-je... com-
ment peux-tu être ému un moment par ces or-
dres qui semblent contradictoires, et qui, au
fait, ne lesont pas ?... Car tune peux les suivre
tous deux; écris au maréchal Ney, tu verras ce
qu'il te répondra... Sa conduite doit marcher
avec la tienne et la tienne avec la sienne.
Junot me baisa les mains phis de dix fois, et
s'en fut écrire à Ney. Comme Valladolid est près
de Salamanque. il eut la réponse en deux jours...
Elle était fort tranchée dans sa couleur , et n'a-
vait pas la moindre nuance de cette docilité dans
la vie militaire qu'il est si urgent de mettre en
pratique.
Ney disait à Junot qu'il avait des ordres du
major-général de L'armée française ^ du prince de
Neufchâtel , que les ordres ne lui disaient certes
pas de se replier sur Valladolid , qu'il voyait que
DE Ll DUCHESSE d'aERANTÈS. 4*
lui aussi était dans le bon principe d'aller selon
les ordres de Berlhier, et que lui et l'empereur
étaient leurs seuls chefs...
En conséquence de cette résolution de son
camarade, Jiinot se résolut à aller faire le siège
d'Astorga. Et voilà comment marchaient en Es-
pagne les généraux que l'empereur mettait sous
les ordres les uns des autres... On en verra bien
d'autres lorsque Masséna y sera venu...
Junot quitta Valladolid le i4 avril pour se
rendre à Astorga ' , où il arriva le 17. Comme il
passait sur le pont de Léon, une balle vint
tomber à quelques pas de son cheval , entre lui
et son premier aide-de-camp... Le coup de fusil
avait été tiré du haut de la colline, à droite du
chemin. Deux officiers gravirent aussitôt jusqu'au
sommet 5 mais une fois là, on ne vit personne ;
On fit faire des perquisitions , mais on ne put rien
découvrir... Si le jour eût été avancé, et que
l'assassin vît plus clair, Junot était perdu , car il
l'avait bien visé...
Junot arriva devant Astorga le 17 avril ; il éta-
blit son quartier-général à Castrillo. Les ouvra-
ges de tranchée continuèrent pendant deux jours,
'Astorga (Asturica-Augusta) c'était une place très forte
avaat l'artillerie. Ce fut à Astorga que l'empereur s'arrêta de
1808 à 1809, lorsqu'il était à la poursuite de Bloore.
4â MÉMOIRES
puis le 20 Jiinot fît commencer le feu à 5 heures
du matin ; le soir, à 7 heures , la brèche était ou-
verte. Le lendemain 21, Junot commande l'as-
saut à 5 heures du soir ; la brèche est emportée
par le bataillon d'élite , aux ordres de M. de La-
grave, aide-de-camp du duc, brave et excellent
homme , aussi bon , loyal , que vaillant et homme
d'habileté dans sa profession. Junot l'aimait
beaucoup, et je le conçois. C'est une bonne for-
tune pour un général en chef que d'avoir un of-
ficier comme M. de Lagrave dans son état-
major.
Le 22 avril , à 4 heures du matin, la ville de-
manda à capituler, et à une heure après midi, la
garnison , forte de 3,5oo hommes , défila devant
le duc et fut dirigée sur la France. Voici la lettre
que je reçus de Junot, après qu'il fut entré dans
la ville :
« Aslorga, le 23 avril 1810.
» Quoique je sois dans Astorga depuis vingt-qua-
j> tre heures , ma chère Laure, je n ai pas encore
» pu t'écrire, tant j'ai eu d'occupations. C'est une
» belle affaire que cette prise, et je peux t'assurer
» Comme je l'ai de'jà dit, ne pouvant à chaque cilalion
mettre un fac simile, je déposerai les pièces originales chez
mon éditeur , où l'on pourra les voir lors du dernier volume.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 4^
p que mes généraux et tous mes officiers n'ont eu
» peur que pour moi , et qu'ils se sont brillam-
» ment conduits. Quant à moi, je compte sur
» ma fortune , et j'ai réussi. Je t'envoie le rap-
» port de Lagrave , si tu peux le lire ; il te paraîtra
» intéressant. Plus de 3,5oo hommes ont défilé
» devant moi, bien habillés et bien armés, pres-
• que propres. Ce sont les plus beaux soldats
» espagnols que j'aie vus. J'ai perdu 160 hommes
» et 400 blessés. Lagrave s'est couvert de gloire.
» Je resterai deux ou trois jours à Astorga , pour
» donner tous les ordres nécessaires pour les
» cantonnemens de l'armée ; ensuite je retourne-
» rai à Valladolid.
» Astorga est aussi tranquille que Valladolid
» pour le moins, à bien peu de chose près, mes
» soldats n'ayant pas pris une piastre. Les habi-
à tans sont tout étonnés de cette discipline , et les
» soldats aussi; mais j'y tiens la main.
» Valazé a reçu deux balles à la tête ; mais il se
» porte bien, et j'espère qu'elles lui vaudront
» une épaulette de plus. Il sort déjà.
0 On m'avait arrangé près de la batterie de
» brèche des créneaux en sacs à terre, pour voir
» la brèche. Je regardais avec ma lunette , lors-
» qu'une balle est venue dans le même créneau
» et m'a effleuré i'œil. Deux lignes plus à gauche
44 MÉMOIRES
» et j 'étais tué ou borgne... mais je n'ai rien , ce
» qui est bien différent, etc., etc.
» Le duc d'Abrantès. »
Pour en finir avec Astorga , je dirai que le jour
où la première colonne des prisonniers arriva à
Valladolid, M. Magnien m'engagea à monter en
calèche et à aller les voir défiler. Il faisait beau,
et le commencement de notre promenade fut
assez bien ; mais la fin devint un peu lugubre.
J'entendais depuis quelques momens des coups
de fusils à peu de distance, et que les collines
assez rapprochées de la route en cet endroit me
renvoyaient distinctement.
— Qu'est-ce que cela? demandai-je à M. Ma-
gnien.
Il n'en savait rien , et s'adressa à un chef de
bataillon, qui commandait le convoi des pri-
sonniers.
— Ob ! ce n'est rien, répondit-il négligem«
ment;... il y a quelques uns de ces coquins-là
qui font semblant d'avoir mal au pied et qui pré-
tendent ne plus pouvoir marcher... J'ai donné
ordre qu'on mît tout en règle... Parbleu oui,
mal au pied!... Si on les écoutait, tous seraient
boiteux, et ils reprendraient leurs bonnes jam-
bes pour rejoindre don Julian, quand nous ;u-
rions passé le détour de la route !
DE LA. DUCHESSE d' AERANTES. 4^
Je crus avoir d'abord mal compris; mais le
chef de bataillon me dit très clairement qu'on
fusillait ceux qui ne pouvaient pas marcher, afin
qu'ils ne rejoignissent pas les guérillas.
Dans ce même moment, je tournais l'angle d«
la route , et je vis tomber deux hommes... Le
coup me frappa pour ainsi dire au coeur. .. Je pâ-
lis et me sentis presque mourir.
— Retournons, retournons, dis- je àMagnien;
mon Dieu , quelle horreur!...
— Et croyez-vous donc, madame, dit alors le
chef de bataillon , que nos prisonniers soient
mieux traités à bord des pontons de Cadix!...
mon frère y est mort, lui , le malheureux!...
Et dans sa voix, dans son regard lancé avec
haine sur les captifs qui passaient devant nous ,
il y avait anatheme de mort !
Oh ! dis-je alors en levant les mains au ciel ,
tous malheureux, nous le sommes tous également.
Ce qui arriva à Junot le jour de son départ de
Valladolid, me rappelle une aventure semblable
qui arriva à Lisbonne... Les aides-de-camp du duc
avaient plusieurs fois repoussé un homme qui
voulait s'introduire auprès de lui, sous des pré-
textes tout-à-fait frivoles, et qui devaient mettre
en méfiance de lui , dans un pays et dans un mo-
ment où tous les poignards se dressaient contre
46 MÉMOIRES
un cœur français. Enfin un soir, cet homme fut
arrêté par M. Hersant , chef de bataillon , et aide-
de-camp de Junot, au moment où il cherchait à
s'introduire furtivement dans les appartemens in-
térieurs. Il fut fouillé, et l'on trouva sur lui un
poignard et un couteau... il ne nia même pas son
intention , croyant que la présence des Anglais
pouvait le sauver; mais il faut leur rendre la jus-
tice qui leur est due, ils ne cherchèrent même
pas à intervenir dans cette affaire, si ce n'est pour
presser la punition du coupable.
— Eh bien ! dit Junot, c'est donc à moi de le
juger... va-t'en , dit-il à l'assassin... éloigne-toi,
et que ton sang ne retombe pas sur moi... Qu'on
lui donne vingt piastres, ajouta-t-il... et tu pour-
ras dire à tes compatriotes que j'en promets cent
à celui qui te remplacera.
— Mais c'était encourager le crime, m'écriai-je
lorsque l'on me racontacette histoire à LaRochelle.
Junot sourit.
— Tuvoisbien qu'ils ne sont pas revenus... Ja-
mais je ne leur ai fait de mal aux Portugais, et
ils étaient déjà bien assez ingrats comme cela
sans y ajouter l'horreur du nom de meurtrier...
Il ne faut jamais se défier de sou innocence.
Il avait raison.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 4?
CHAPITRE II.
Evasion miraculeuse de six cents Français prisonniers. —
Conduite admirable de M. le chevalier de Faurax, — Ils
échappent aux tortures des ponlons espagnols. — Réunion
à la France de la Hollande et de lltalie. — Nous sommes
le premier peuple de l'univers. — Bernadolte roi de Suède.
— Prise d'Astorga par Juuot. — Fêtes à Paris. — Chagrins
qu'e'prouve Marie-Louise de quitter Vienne. — Berthier
la trouve en larmes. — Elle regrette ses parens, se^ dessinS)
ses lapis, ses oiseaux et son chien. — Résolution subite
de Berthier. — Arrivée de 3Iarie-Louise. — Rencontre à
Compiègne. — Saint- Cloud. — Enthousiasme du peuple
aux Tuileries. — Journées de délices. — Le cabinet. —
Les tapis , les dessins, les oiseaux et le chien sont ici. —
Es - tu contente, Louise ? — C'est Berthier qui en a le mé-
rite.— Embrasse-la, mon vieil ami. — Et voilà cet homme
qu'on a abandonné! — Fêtes à Valladolid. — La marquise
d'Arabecca. — Elle aime à rire , elle aime à boire. — Elle
me prête son piano. — Je trouve des cigaritassur les cordes
de basse. — Elle aime à rire , elle aime a boire.
Il arriva vers cette époque un événement vrai-
ment admirable , et dont notre nation doit être
fière à jamais. Six cents prisonniers français at-
tachés, pour ainsi dire, sur un ponton dans la
baie de Cadix , formèrent le hardi projet de se
sauver , et le mirent à exécution. Il s'agissait ce-
48 MÉMOIRES
pendant de traverser deux escadres ennemies et
surveillantes ; il fallait le faire sur une mauvaise
carcasse de navire sans agrès, sans voiles , sans
aucun moyen de la gouverner; et cela , il le fal-
lait tenter sans connaissance de la mer et sans
aucun secours. Ces six cents Français étaient pres-
que tous des officiers : ils firent usage de leurs con-
naissances en mathématique, prirent lèvent, et ar-
rêtèrent enfin le moment de leur délivrance, du
raoins celui où ils la tenteraient; mais ils ne
pouvaient rien espérer , si leurs compatriotes ,
campés sur la terre ferme, de l'autre côté des
puntalès, n'étaient pas prévenus de leur tenta-
tive. L'un des prisonniers , dont le nom mérite
d'être à jamais consacré, M. le chevalier de Fau-
rax , se jeta à la mer , et traversa à la nage une
distance de plus de quinze cents toises pour al-
ler prévenir le maréchal Victor, dont le corps
d'armée pouvait leur prêter secours. Le coura-
geux jeune homme eut le bonheur de résister non
seulement à la fatigue de cette course aventu-
reuse où chaque vague offrait un double péril ,
mais il échappa à la surveillance des deux flot-
tes , au feu de plusieurs chaloupes canonières ,
qui l'eussent foudroyé s'il en eût été aperçu et
à l'ouragan. Ce n'était rien pour ses camarades
d'infortune. Cependant, il fallait doubler leur
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 49
courage en leur apprenant que des dispositions
de secours étaient faites en leur faveur par le ma-
réchal Victor... Il n'hésite pas un instant quand
il voit qu'un seul signal peut tout perdre.. . il se re-
jette à la mer, traverse avec le même bonheur l'es-
pace qu'il vient de parcourir, etretourne à ses mal-
heureux compagnons pour les amener sur une
terre libre , ou pour partager de nouveau leur
terrible sort...
Ils furent tous sauvés !.♦. Ah! que cela fait du
Lien au cœur dépenser que de si nobles victimes
ont échappé à ces tortures de la vie de pontons !. ..
C'était une éducation de barbarie que les An-
glais donnaient aux Espagnols... car jamais cette
nation, passionnée il eat vrai, mais grande et
généreuse, n'aurait employé ainsi la pointe du
poignard pour tourmenter ses ennemis ; elle eût
•ouvert leur poitrine de son tranchant , sans
épuiser ainsi leur sang goutte à goutte... C'est
l'idéal de la cruauté que le récit de ce que nos
prisonniers ont souffert en Angleterre sur les
pontons... c'est fabuleux dans l'horrible.
Du reste, à cette époque, les évènemens les
plus extraordinaires passaient devant nous
comme une fantasmagorie évoquée par un de
ces enchanteurs dont les vieilles chroniques ber-
XITI. 4
5o MÉMOIRES
cèrent notre enfance , et qu'elles nous représen-
taient soulevant le monde d'un coup de leur ba-
guette d'or et de fer ; ingénieuse allusion au bien
et au mal. Dans les premières années du siècle,
en vérité c'était à croire à un pareil prestige,
quand on voyait les trônes s'écrouler, s'élever,
d'immenses destinées apparaître tout-à-coup ,
puis s'obscurcir avec la même rapidité... et tout
cela à la voix d'un seul homme !...
Ce fut alors que, presque le même jour, mou-
rurent, l'un à Londres, 'autre à Paris , deux êtres
qui, bien qu'ils fussent hors de la sphère de sa
domination, n'en appartenaient pas moins au mer-
veilleux qui entourait son nom: c'étaient le che-
valier d'Éon et M. de Montgolfier; Tun, moitié
femme moitié homme, au sexe ambigu, demeuré
comme un témoin frappant du scandale de la poli-
tique du cabinet de Versailles, et de la France dé-
générée sous Louis XV et son ministre Pompadour.
La physionomie morale de la nation à cette époque
s'était conservée dans cet être, quel qu'il fût,
aventurier ou aventurière , pour nous faire rou-
gir de ce que nous avions été naguère : l'autre^
au contraire , hardi novateur, semblait n'être né
que pour le bien de la science. Se frayant des
routes inconnues là où nul mortel n'avait encore
DE LA DTJCHESSE d'aBRANTÈS. 51
été, il avait contraint les élémens à lui obéir,
et paraissait aussi , lui , réaliser la fable de cet
enchanteur que je signalais plus haut... Pais c'é-
taient nos dernières colonies' perdues, et tout
aussitôt, comme par une compensation subite;
la Hollande réunie à la France ; et l'on enten-
dait nommer à la fois le département du Zaj-
derzée et celui du Tibre... nous perdions des îles
lointaines... mais la France avait alors trente-six
mille lieues carrées... cent trente départemens , et
au-delà de quarante-trois millions d'habitans!...
Ah ! si alors Napoléon avait su conserver de tel-
les conquêtes!... s'il avait compris que, parvenu
à ce point de sa miraculeuse carrière, l'affermisse-
ment de ce qu'il possédait était plus urgent que
de nouveux efforts pour agrandir cet immense
empire ; qui ne demandait plus que perfection
et solidité !... nous eussions été long- temps encore
ce qu'il voulait faire de nous , le premier peuple
de l'univers.
Je reçus alors de Paris une lettre qui d'abord
me parut bien extraordinaire; puis, en y réflé-
* Bourbon et l'Ile-de-France prises l'une en juillet el l'au-
tre en octobre iSio. La rc'uuion de la Hollande et du Bra-
bantest du même temps.
52 MÉMOIRES
chissant, en iné rappelant tout ce qui m'avait été
ditmillff fois de Bernadette , je ne fus plus éton-
née. Il était question de son adoption par le roi
de Suède Charles XIII. Mais je parlerai plus tard
de ce fait avec quelques détails; maintenant il
faut marcher avec les évènemens d'Espagne.
Junot prit Astorga, ainsi qu'on l'a vu plus haut,
puis il revint à Valladolid. Les nouvelles deve-
naient inqu étantes du côté de l'Ouest. Le géné-
ral Kellermann avait défait l'armée du duc del
Parque , mais cette armée était presque plus dan-
gereuse étant disséminée que ralliée sous un chef
faisant la guerre) on n'osait pas sortir de la ville.
Je me rappelle qu'un jour, me promenant au
bord de la rivière, presque dans Campo-Grande*,
dans un jardin attenant aux portes de la ville,
qui appartenait autrefois au collège des Irlan-
dais, et que j'aimais fort , parce qu'il y avait de
l'ombrage et de l'eau, je faillis être prise par des
guérillas qui s'approchaient de !a ville habillés
en paysans. Rien ne les trahissait. Le maréchal
Ney était toujours à Salamanque, et le général
'Grandespnce entoure d'arbres, qui sert de promenade
à Valladolid. liy a treize couvens bâtis autour de C^mpo-
grande.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 55
Régnier du côté du Tage. On ne savait pas en-
core qui prendrait le commandement de l'armée
de Portugal, et pourtant cette armée devait bien-
tôt marcher. Tandis que nous attendions, les
fêtes du mariage avaient lieu à Paris, et les rela-
tions que je recevais étaient de vrais contes de
fées , et pourtant c'était réel. Je n'étais pas alors
à Paris. Je ne me mêlerai donc pas de parler avec
détail de ce que je n'ai pas vu. Je vais seulement
rapporter à propos du mariage une anecdote qui
lui est relative.
On sait que le prince de Neufchâtel fut cher-
cher l'impératrice à Vienne pour la conduire à
Paris. Lorsqu'elle eut été épousée par son oncle
le prince Charles , et que toutes les cérémonies
d'étiquette furent achevées, ce qui, à Vienne,
comme on le sait, n'est pas sitôt terminé , il fal-
lut songer au départ. Les préparatifs se firent, et
tandis qu'ils avaient lieu, la jeune Marie-Louise,
dont on ne pouvait blâmer les regrets, pleurait
chaque jour à la seule pensée de quitter sa fa-
mille. On sait qu'en Autriche les liens de parenté
ont quelque chose de sacré qui nous semble peu
bienséant à nous autres gens de France. Mais il
est de fait que même sous Marie-Thérèse et
sous la sèche et astucieuse politique du vieux
54 3iiLmoires
Kaunitz, ces liens de famille étaient chers et res-
pectés. Marie-Louise, élevée dans ces principes,
pleurait non seulement à la pensée de quitter
ses sœurs et son père , et peut-être même sa belle-
mère , mais aussi à celle de venir auprès d'un
homme qui devait être pour elle un objet pres-
que de terreur. Aussi n'est-ce pas de cela que je
puis la blâmer , et si jamais elle n'avait été cou-
pable que de ces larmes-là , j'en verserais au-
jourd'hui sur elle. Mais elle les a remplacées
depuis par de doux regards , des paroles d'a-
mour, des sourires de tendresse... Voilà ce que
je ne lui pardonnerai jamais, d'avoir non seule-
ment oublié, mais dénié. Voilà ce que mon âme
recueillera éternellement comme une marque de
perfidie envers celui qui l'aima avec amour!...
Mais laissons ces idées , elles brûlent le cœur.
Le jour du de'part arriva enfin. L'impératrice
prit congé de son père , de sa belle-mère, de ses
sœurs et de ses frères , puis elle se rendit dans
son appartement pour y attendre Berthier, qui,
selon l'étiquette , devait aller l'y prendre pour
la mettre en voiture. Lorsqu'il entra dans le ca-
binet où elle s'était retirée , il la trouva tout en
larmes , et , la voix brisée par les sanglots , elle
lui dit qu'elle était bien fâchée de lui paraître
DE LA DUCHESSE d'aBÏIANTÈS, 55
aussi faible: « Mais jugez si je suis excusable, lui
dit-elle ; voyez, je suis ici entourée de raille cho-
ses qui me sont précieuses. Ces dessins sont de
mes sœurs; cette tapisserie a été faite par ma
mère: c'est mon oncle Charles qui a fait ces ta-
bleaux. » Et, continuant l'inventaire de son ca-
binet, il n'était pas jusqu'au tapis de pied qui ne
lui vînt d'une main chérie ; et puis , les oiseaux
qui étaient dans une volière.... une perruche....
Mais la pièce la plus importante et la plus regret-
tée , faisait à son tour autant de bruit dans ses
plaintes , et cette pièce c'était un chien.
On n'avait pas laissé ignorer à la cour de
Vienne combien ces malheureux chiens de José-
phine, à commencer par Fortuite, qui eut l'hon-
neur de faire une partie des campagnes d'Italie,
et qui eut les reins cassés par un gros chien mal
élevé , avaient été déplaisans à l'empereur. Aussi,
en père prudent , François II eut-il soin que sa
fille laissât son chien à Vienne et n'emportât au-
cune de ses bétes avec elle. Mais la séparation
n'en était pas moins cruelle, et la jeune impéra-
trice et son chien faisaient un duo de regrets.
Il y avait toutefois dans ces mêmes regrets
ime preuve de bonté de cœur qui fut comprise
par Berthier, qui lui-même ayait de la bonté.
56 MÉMOIRES
En voyant tont ce deuil, là où il aurait voulu ne
voir que joie et transport, il lui vint une idée
qu'il accueillit aussitôt.
Je venais au contraire prévenir Votre Ma-
jesté, dit-il à Marie-Louise, qu'elle ne partira que
dans deux heures; je lui demande la permission
de la quitter jusqu'au moment du départ...
Et, s'éloignant aussitôt, il fut rejoindre l'empe-
reur, à qui il confia son plan. François II est le
meilleur des hommes et des pèi'es^ il comprit à
merveille ce qu'on lui demandait. Berthier
donna ses ordres; et, au bout de deux heures,
ainsi qu'il l'avait dit, tout fut prêt. Il fut prendre
l'impératrice. On partit... Elle arriva en France..;
Là elle vit des fêtes, des merveilles, et elle
oublia un peu le chien et la perruche... Puis on
arriva à Compiègne...' Vous savez, comment la
voiture s'arrêta... comment un homme y monta
sans rien dire, et prit place à côté de celle qui
n'était encore que sa fiancée, et à laquelle il
avait déjà voué une fidélité qui ne iut jamais
violée par lui jusqu'au moment de sa mort... de
cette mort devenue un bienfait pour lui, et que
des années d'agonie lui faisaient appeler à grands
cris... Puis ensuite vinrent les jours de miel pour
la jeune épouse... Tout le bonheur qui l'entou-
DE LA DUCHESSE D'ABRANTÈS. ^J
rait était si radieux que ses paupières s'abaissè-
rent à son éclat!... On vintàSaint-Cloud... puis à
Paris... C'est là qu'un des derniers sourires de la
fortune tomba sur la tête, entourée d'une auréole
de bonheur, de son fayori, lorsque, prenant par
la main cette jeune femme qu'il croyait un gage
de paix et d'éternelle alliance, il la présenta
au peuple rassemblé en foule au-dessous du bal-
con impérial des Tuileries!... Comme dans cette
journée de délices les cris de vive l'empereur!..^
ébranlaient les fondemens même du vieux Louvre!
f^ive l'empereur! vive l'impératrice! criaient cent
mille voix... et lui, tout tremblant de bon-
heur, ivre d'une joie jusqu'alors inconnue , qui
venait inonder son cœur, il pressait entre les
siennes une toute petite main, qui alors savait
bien lui répondre, et lui répondre avec amour.
Quand ils se retirèrent du balcon, il lui dit: ,
— Viens, Louise... il faut que je te paie du bon-
heur que tu viens de me donner.
Et l'entraînant rapidement dans un de ces
corridors sombres qui, même en plein jour, ne
sont éclairés que par une lampe , il la faisait
marcher à grands pas.
— Où donc allons - nous ? disait l'impéra-
trice.
68 MÉMOIRES
— Viens toujours, que crains-tu avec moi?..;
as-tu peur?
Et il rapprochait de lui la jeune femme en la
serrant contre son cœur,- qui battait avec une
émotion délicieuse... Tout-à-coup il s'arrêta de-
vant une porte fermée... un bruit se fit enten-
dre;.. c'était un chien qui avait entendu, ou
plutôt qui avait se?îti ceux qui s'approchaient...
il grattait de l'autre côté de la porte... L'em-
pereur l'ouvrit, et poussa doucement l'impéra-
trice dans une pièce très éclairée, où l'éclat du
jour l'empêcha d'abord de distinguer ce qu'elle
voyait... puis les objets devinrent plus distincts...
ils se détachèrent en lames de feu pour la
frapper au cœur... Elle se pencha sur la poi-
trine de Napoléon, et fondit en larmes...
Savez-vous ce qui causait cette émotion ? c'est
que Marie- Louise, impératrice du premier
des empires ^ retrouvait au milieu des* pom-
pes triomphales, des gloires partagées d'un
époux le plus grand homme de l'univers , Ma-
rie-Louise retrouvait par lui, de ces joies de l'en-
fance, de ces délices de famille, de ces souvenirs
qui lui garantissaient que celui auquel son père
avait fié son bonheur lui en rendrait fidèle
et boa compte... Elle sentait encore à cette
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. 5g
époque, et elle le montra dans la vive émotioa
qu'elle manifesta... L'empereur la serrait con-
tre sa poitrine et baisait doucement ses joues si
fraîches toutes baignées de larmes... C'était bien
du bonheur qu'ils avaient alors tous deux...
Dans ce moment d'extase l'annonce d'une victoire
eût peut-être trouvé Napoléon sourd à sa voix...
Cependant l'impératrice parcourait avec ravisse-
ment le cabinet meublé avec ses fauteuils , son
tapis, les dessins de ses sœurs, ses volières, et jus-
qu'à son chien!... la pauvre petite bête semblait
craindre d'approcher...
— Es-tu contente, Louise ? lui demanda l'em-
pereur... Pour réponse, elle se jeta de nouveau
dans ses bras... Ils étaient alors près de la fenêtre ,
et quoiqu'elle fut fermée, on vit ce mouvement
du dehors , et des acclamations à faire trembler
les murs furent poussées jusqu'au ciel par le
peuple... Marie-Louise se retira, en rougissant,
dans le fond du cabinet. . . Napoléon se mit à rire,
et fut l'embrasser dans le coin où elle s'était ré-
fugiée... Dans ce moment un léger bruit se fit
entendre à la porte entr'ouverte , et la tête de
Berthier se laissa voir... L'empereur lui prit la
main , et le fit entrer.
—Tiens, Louise, dit-il à l'impératrice.;, j'ai eu
(5o MÉMOIRES
la récompense, et il en a le mérite... C'est lui qui
eut l'idée , en voyant tes larmes , de transporter
ici ce qui pouvait adoucir tes regrets , du reste , si
justes... Allons, embrasse-le aussi lui, pour
qu'il soit récompensé.
Berthier avait les larmes aux yeux... il prit la
main de Marie-Louise, mais l'empereur la poussa
doucement vers lui.
— Non, non pas ainsi... embrasse -la, mon
vieil ami.
Et voilà cet homme que l'un a abandonné...
et que l'autre a oublié , à peine était-il dans la nef
de l'exil!
Nous eûmes aussi des fêtes à Valladolid. Le
générai Kellermann me donna un charmant
bal , très bien ordonné , et qui eût été par-
faitement bien, même à Paris... Je dansai, mais
peu , parce que ma grossesse commençait à être
avancée, et que je ne conçois pas qu'une mère
puisse faire courir un danger même incertain à
l'enfant qu'elle peut mettre au jour... Aussi je ne
valsai pas , et je me contentai de danser quel-
ques contredanses... Il en fut de même chez moi,
où je donnai une belle fête aux femmes de Val-
ladolid, parmi lesquelles il y en avait alors de fort
jolies.. Je me rappelle entre autres la jeune com-
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 6i
tesse de Valloria , nièce fin duc del Parque. Elle
avait surtout une beauté rare en Espagne, c'était
une fraîcheur merveilleuse... c'était un bouquet
de roses blanches et roses... mais le défaut ordi-
naire à ce genre de beauté se faisait déjà sentir,
quoiqu'elle eût à peine quatorze ans... elle était
énormément grasse pour son âge... Une autre
femme assez jolie , et surtout élégante à la ma-
nière des élégantes de province en Espagne,
c'était l'intendante de la ville , la marquise d' A^
rabacca. Elle était jeune et très gaie; souvent, en
entendant parler d'elle aux officiers de l'état-
major du duc, je leur demandais quelques rensei-
gnemens sur elle, et l'un d'eux me répondit un
jour par cette ancienne chanson :
Elle aime à rire , elle aime à boire.
Elle aime à clianter comme nous.
Ayant appris qu'elle avait un fort bon piano
dont elle ne faisait rien, je lui écrivis pour la
prier de me le prêter. Elle me répondit aussitôt
un petit billet très bien tourné en espagnol; quand
je dis un petit billet, c'était une lettre de trois
lignes, mais écrite sur du papier à lettre presque
grand comme du papier à ministre : c'est la cou-
tume dans le midi de l'Europe : en Italie , c'est
62 MÉMOIRES
la même chose , les femmes ne savent pas ce que
c'est qu'un billet du matin. La marquise d'Ara-
bacca m'envoyait en même temps l'objet de ma de-
mande. Je l'essayai sur-le-champ, et je le trouvai
très bon. Seulement il avait à la basse un son que
je ne pouvais comprendre. Je l'ouvris, et je trou-
vai sur les cordes le plus joli petit paquet de ci-
garitas (paquillas) qu'il soit possible de voir...
cela m'expliqua le parfum très méphitique pour
moi dont était imprégné le billet de la mar-
quise... mais aussi :
Elle aime à rire, elle aime à boire,
Elle aime à chanter comme nous!
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 63
CHAPITRE III
]Nomination du prince d'Essling. — Mécontentement de Ju-
not et de Ney. — Arrivée du prince à Valladolid. — Ré-
ception. — Le jeune officier de dragons. — La croix de la
légion-d'honneur sur un cœur de femme. — Le palais de
Charles-Quint. — Le 'général Fririon. — Le général Héblé.
— Scandale de Masséna. — Diviser pour régner. —L'an-
cien serviteur. — Le maréchal Ney. — Sa colère. — Il a
raison. — Le sabre du vicMX soldai de Gênes. — Mes bé~
gains. — Portrait de Masséna. — Fra Diavolo. — Siège de
Gac'te, — M. d'Almeyda. — Son histoire. — Celle de Fra
Diavolo. — Attaque d'Itri. — Le portrait eu bracelet de
• la reine de Naples donné à Fra Diavolo. — M. de Haupt.
— Il est fusillé. — L'Ordre du Christ. — Les douze Corses.
— Le sergent. — Fra Diavolo et sir Hudson-Lowe. — • Ca-
pri. — Mort de Fra Diavolo. — Il est pendu,
TJi) jour je vis Junot préoccupé après avoir
reçu l'estafette de Paris ; comme je savais qu'il se
tourmentait aisément de tout ce qui lui venait
des Tuileries , je lui demandai ce qu'il avait...
— Nous avons un général en chef de l'armée
de Portugal, me dit -il avec un sourire con-
64 MÉMOIRES
traint... L'empereur ne croit pas que le mare'clial
Tfey, ou moi, nous soyons capables de conduire
nos troupes... nous sommes en tutelle... •
Je craignis un moment que ce fût ou Bessière,
ou Davoust; je dis que je le craignis, parce que,
connaissant leur humeur peu traitable récipro-
quement , je prévoyais de grandes difâcultés si
la chose allait ainsi. ..je le lui dis.
— Non, me répondit-il, je ne puis même me
plaindre du choix qui a été fait... c'est Masséna...
il est notre ancien... Dieu veuille seulement que
]Sey s'en arrange aussi bien que moi...
Il parlait ainsi; mais je lisais dans son âme, et
je voyais combien il so^^ffrait , comme cela de-
vait être, de se voir sous les ordres d'un autre
dans un pays où il avait été aussi puissant qu'un
roi. L'empereur devait lui épargner cette péni-
ble sensation. Jamais Junot ne s'en est plaint à
moi, mais je suis certaine que cette pensée lui
fut long-temps amère...
Le soir il y avait du monde chez moi. On parla
de cette arrivée du prince d'Essling... Le général
Régnier était venu nous voir de son quartier-gé-
néral , le général Clausel , le général Sainte-Croix,
le général Fouché , général de l'arlillerie du
8' corps; le général Treilhard, commandant la
cavalerie, le général Boycr chef d'état-major du
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 65
duc, des officiers-généraux, des colonels, se ren-
dirent ce soir-là même chez moi et causèrent de
cette arrivée du vieux vétéran de l'armée d'Italie.
Enfin ils venaient peut-être un peu aussi en par-
tie pour deviner ce qui se passait dans l'âme de
Junot. Mais il fut bien plus qu'impénétrable, car
il fut naturel, et dit tout simplement ce qui était
vrai; c'est qu'il respectait le choix de l'empereur...
Le lendemain on reçut une lettre de Vittoria
qui annonçait l'arrivée du prince d'Essling, pour
la fin de la semaine ; aussitôt les ordres furent
donnés pour que la moitié du palais que nous
habitions fût préparé pour lui, carnousignorions
alors quelle étrange compagnie il traînait près
lui, et le supposant seul, Junot et le comte de
Valmy pensaient que la moitié de ce vaste palais
lui suffirait.
Le jour de son arrivée, il faisait un temps ad-
mirable. Junot monta à cheval non seulement
avec son état-major , mais avec tous les généraux
du 8° corps. Le général Kellermann fit également
prévenir de se préparer à l'accompagner tout
ce qui avait droit à être présenté au maréchal ,
et l'on partit en cortège. Il y avait au moins deux
cents personnes.
A une lieue de la ville, on aperçut les équipa-
ges du maréchal ; il était en avant de toutes ses
XITI. 5
66 MÉMOIRES
voitures, dans une petite calèche découverte ,
en raison de la beauté du temps, et il y était seul
avec un très jeune officier de dragons qui, mal-
gré sa grande jeunesse, avait cependant la croix
delà légion-d'honneur. Comme on ne la donnait
pas alors comme on l'a prodiguée depuis, tant à
l'époque de la restauration , où elle était donnée
à des hommes qui l'obtenaient seulement parce
qu'ils n'étaient pas lâches , que depuis trois ans,
parce qu'on n'est quelquefois rien du tout. Té-
toile même d'argent frappait alors les yeux... Le
compagnon du maréchal n'était pas, au reste, dis-
posé à braver l'attention du public, et lorsque
le maréchal et lui aperçurent de loin la troupe
brillante qui s'approchait, ils voulurent abaisser
la capote de la calèche ; mais il n'était plus temps:
les trois généraux en chef mirent leurs chevaux
au galop, et joignirent le prince avant qu'il pût
prendre un parti.
La réception qu'on lui fit fut amicale et cor-
diale... Junot avait trop de loyauté pour ne pas
abandonner toute prétention, malgré ses senti-
raens. Ney avait quelquefois de bons mouvemens,
et Régnier était trop prudent pour témoigner la
moindre émotion pénible.
Cependant Masséna paraissait mal à l'aise;
il jetait souvent sur son jeune compagnon de
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 67
voyage des regards de détresse qui amusaient
fort les uns, et n'étaient pas du tout compris par
les autres. Quanta celui-ci, il paraît qu'il savait
qu'il devait baisser les yeux et regarder la pointe
de ses bottes; aussi, était-ce son rôle... Mas-
séna n'osait pas quitter sa calèche, parce qu'il au-
rait fallu que le jeune officier la quittât aussi...
Enfin c'était un vrai supplice pour lui... aussi
était-il temps qu'ils arrivassent à Valladolid.
— Monsieur le maréchal, lui dit Junot, ma femme
sera charmée de vous faire les honneurs du pa-
lais de Charles-Quint , nous espérons que vous y
serez bien.
— Comment ! s'écria Masséna dans «ne dé-
tresse évidente , madame Junot est à Valladolid?
— Sans doute, dit Junot fort étonné lui-même
de l' étonnement du maréchal...
— Mais alors, dit Masséna après avoir réflé-
chi un instant , il m'est impossible d'aller demeu-
rer dans le palais... cela ne se peut pas.
— Si vous craignez de ne pas avoir assez de
place, dit Junot d'un ton piqué, c'est, à ma
femme et à moi à vous céder le terrain... N'êtes-
vous pas notre chef?
— Mon Dieu , ce n'est pas cela , s'écria Mas-
séna!... ce n'est pas cela !... c'est que...
Il n'acheva pas; mais Junot eut envie de rire,
68 MÉMOIRES
parce que dans le même moment on venait de lui
dire que le compagnon de la calèche était une jeune
et jolie femme , et il comprenait toutes les agita-
tions du pauvre vieillard amoureux, en voyant
son trésor en butte à tous les regards, et terrible-
ment exposé à côté de toute cette troupe dorée et
pimpante qui contrastait terriblement avec lui...
Ce fut en luttant ainsi avec lui-même que le vieux
vétéran vint mettre pied à terre au bas du grand
escalier. A peine fut*-il libre, qu'il pria Junot de le
conduire à mon appartement. Il vint à moi avec
cette franche manière qui le caractérisait, me
prit les mains, et se félicita de me rencontrer. Je
crois qu'il était bien aise que Junot eût une gar-
dienne de son cœur, car j'ai su depuis que lui,
le général Clausel et le général Rellermann lui
causaient des insomnies et des cauchemars...
Quant à cette femme, elle se retira aussitôt dans
son appartement, et pendant les trois semaines
que le prince d'Essling passa à Valladolid, je ne
l'aperçus qu'une seule fois. Elle avait ordre de
lui-même de se cacher.
Le prince me présenta le général Heblé, le
général Fririon et quelques uns de ses aides-de-
camp parmi lesquels était son fils aîné'. Le
« Ce fils aîné est mort dans [un état singulier de marasme
DE LA. DCCHËSSE d'aBRANTÈS. 69
général Heblé , commandait toute l'artillerie de
l'armée de Portugal, et le général Fririon était
chef d'état-raajor général. Quels souvenirs aima-
bles tous deux m'ont laissés!... Lé général Heblé,
que je connaissais depuis Paris, et qui avait beau-
coup d'amitié pour moi , ce que je lui rendais
fort, me parut bien malheureux d'être venu en
Espagne. C'était un homme d'un haut mérite
sous le rapport de la science comme sous celui
de la moralité... et voilà encore un nom qui se
trouve sur les tables de mort depuis vingt ans...
— Le maréchal est bien contrarié, me dit-il... Je
ne sais même s'il se décidera à rester au pa-
lais....
— Mais aussi, lui répondis-je en riant... et
je n'achevai pas ma phrase.
— Que voulez-vous? est-ce que nous n'avons
pas usé de tout notre ascendant sur lui pour
l'empêcher à son âge de donner un pareil scan-
dale !... Rien n'a pu le retenir... Oh! je vous dirai
de singulières choses à cet égard !
Masséna est un des hommes les plus remar-
quables de notre révolution. Il n'était pas Fran-
çais. Son caractère était naturellement acerbe ,
et (le souffrances... J'aurai à eu parler tout à l'heure ; Mas-
séna avait propose' un mariage entre lui et ma fille, et ce
mariage était arrête.
70 MÉMOIRES
et ses manières peu façonnées pour le monde...
Rapidement porté en un lieu où de l'intelligence
pouvait obtenir justice, il devint fameux parmi
les braves , et ce fut lui que Napoléon Bonaparte
remplaça dans le commandement de l'armée
d'Italie. C'était un bomme assez mystérieux ;
intéressé par nature , et âpre dans la conquête.
L'empereur l'estimait à un très haut prix comme
homme d'épée ; mais il gémissait en même
temps sur l'obligation où lui-même se trouvait
d'être sévère envers lui ; il en avait donné un
exemple dans la campague de 1806, lorsque
Masséna fut à Naples , et chacun sait l'histoire
des banquiers de Milan. Cette affaire , dans la-
quelle le général en chef fut impliqué , avait
été provoquée par un homme que l'empereur
avait alors retiré de l'armée, et que Masséna re-
prit avec lui lors de la rentrée en Espagne. Cette
démarche lui fit un bien grand tort. On présuma
que c'était dans le même but , et lorsqu'on vit
ce même homme vouloir diviser pour régner ^ le
blâme devint universel. C'est à lui, à la mésin-
teUigence qu'il a maintenue parmi les chefs de
l'armée , qu'on peut attribuer le mauvais suc-
cès de la troisième guerre de Portugal.
Le maréchal Ney vint faire une visite à Mas-
séna ; mais il y vint en grondant. Jamais il ne
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 'J \
s'est VU d'homme plus eh fureur d'être sous les
ordres d'un autre , et je pense bien que cette
humeur violente a été pour beaucoup dans sa
conduite ultérieure, et j'en ai pu juger dans la
conversation que j'eus avec lui lorsque je le
vis à Salamanque à son retour en France. Mas-
séna était blessé de la conduite de Ney; mais,
plus dissimulé que lui , il cachait sa rancune sous
un air d'indifférence dédaigneuse dont au reste
je ne fus jamais la dupe.
Un jour il était chez moi, lé matin, à Valla-
dolid, et il revenait d'un petit voyage à Sala-
manque, où il avait été rendre au maréchal Ney
la visite qu'il en avait reçue. Junot avait été avec
lui.. . Le matin même il avait reçu une lettre de
l'empereur, tout entière de sa main. Cette lettre
était une de ces flatteries irrésistibles que l'em-
pereur savait si bien employer pour s'attacher
ceux dont il avait besoin. Masséna , tout rusé
qu'il était , ne fut pas à l'abri de la magie de ces
paroles toutes de miel dont l'enchanteur avait
seul la puissance.
— Et comment voulez-vous , disait Masséna ,
comment voulez-vous que je puisse faire de la
bonne besogne , avec un homme comme ce Mi-
chel Ney?... un homme qui a l'air de me prendre
pour un radoteur!.., qui ne m'écoute pas quand
•^ 2 MEMOIRES
je lui parle !... C'est que j'ai été au moment, vois-
tu, Junot , de lui envoyer ma main au travers du
visage , quitte à lui en demander pardon avec
mon sabre... celui du vieux soldat de Gênes a
encore le fil'...
Tout cela venait de plusieurs discussions qui
s'étaient déjà élevées relativement au siège de
Ciudad-Rodrigo, dont lemaréchalNey était char-
gé , et qu'il voulait conduire à sa volonté. C'est
ici que commencent les torts personnels de Ney,
et que rien ne peut les excuser. S'il ne pouvait
souffrir une autre domination que celle de l'em-
pereur , il devait donner sa démission et ne pas
mettre obstacle aux opérations de l'armée par sa
mauvaise volonté. J'ai vu de près et de mes pro-
pres yeux toutes ces misérables querelles qui ont
amené la ruine d'une des plus belles armées que
l'empire ait opposées à l'ennemi.
Masséna avait assez de confiance en moi et me
portait autant d'amitié, je crois, qu'il pouvait en
avoir pour quelqu'un qui ne lui était bon à rien.
Il venait souvent le matin causer dans ma cham-
» Oa m'a racontd, mais je ne garantis pas le fait, que
M. de MarbOjt qui n'était pas alors aussi fier qu'aujourd'hui,
mais qui ëlait aussi brave, avait proposé à son général ( il
• tait aide-dc-camp de Masséua) de se battre avec lui ^ et que
l'autre avait accepté.
DE LA DUCHESSE D AERANTES. '^O
bre , tandis que je faisais mes béguins et mes pe-
tites brassières, mais e?i cachette ; et il nous fai-
sait bien rire, Junot et moi, par cette crainte
qu'avait un homme de son âge d'être grondé
par une femme : j'avoue que ces conversations
avaient un grand charme pour moi , en ce qu'elles
me faisaient connaître un homme qui, je crois,
l'est fort peu de tous ceux qui ont fait de lui des
biographies. Je ne sais peut-être pas aussi bien
qu'eux le Jour du mois où il est né , mais je crois
aussi pouvoir mieux que personnie parler de son
caractère.
Avec l'apparence de la simplicité, il avait
beaucoup d'orgueil , et, dans le fait, il lui était
permis. Mais il fallait deviner cet orgueil placé der-
rière un rempart d'apparente bonhomie rustique,
de mépris pour les grandeurs, tout en étant en-
touré de froideur pour la fortune , tout en la
poursuivant ; et puis , avec un phy&ique qui ne
fut jamais agréable, ce goût effréné pour les
femmes, passion qu'il porta dans sa vieillesse
jusqu'à une sorte de folie, au point, comme on
l'a vu, de se faire suivre à l'armée par une femme
habillée en homme, et cela aux yeux d'une troupe
de jeunes gens en tête desquels était son fils aîné.
Ce sujet était un de ceux que nous ne traitions
jamais dans nos causeries intimes du matin lors-
^4 MÉMOIRES
que le vainqueur de Gênes et de Rivoli me te-
nait un éclieveau de fil pour que je le dévidasse.
J'éloignais toujours un pareil texte, par la raison
toute simple qu'alors comme aujourd'hui j'avais
une antipathie méprisante pour les v ieilles amours.
C'est pour moi un son dissonant, une couleur
fausse , une odeur désagréable. Cela produit sur
mes nerfs toutes les sensations que peuvent pro-
voquer les désappointemens que je viens dénom-
mer. Un vieil amoureux, une vieille amoureuse,
sont pour moi-deux êtres qui émeuvent ma bile
et pour lesquels je n'ai pas d'excuse. La folie est
la seule admissible. IMais quand on est sain d'es-
prit, il faut fuir même l'apparence du ridicule
à cet égard.
C'était donc de ses campagnes d'Italie et de
Suisse que je faisais causer le prince d'Essling, et
sans aucune flatterie, alors, je pouvais lui dire
combien sa conversation m'intéressait. Il me par-
lait surtout de Fra Diavolo , cet homme qui a
tant fait pour les romanciers et pour les mélodra-
maturges. C'était bien remarquable ces récits
faits par le général en chef de l'armée qui conquit
le royaume de Naples en faisant seulement pro-
mener son armée d'un bout à l'autre des Cala-
bres; car , excepté le siège de Gaète , que fit le
général Gardanne, il n'y eut d'affaire que la ca-
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 7 5
pitulation de Capoue; et, chose étrange, nous
étions déjà maîtres dé l'armée du roi de Naples,
lorsqu'il était à peine à Palerme. C'était le prince
de Philipstadt qui commandait dans Gaète : la
reddition de cette place eût coûté bien du temps
sans un coup de canon des plus heureux qui fit
en même temps brèche et mit le gouverneur hors
de combat , dans le même moment que le géné-
ral du génie qui dirigeait les travaux du siège fut
blessé mortellement. Gaète était une forteresse
du premier ordre.
C'était un singulier homme que ce Fra Dia-
bolo. Son véritable nom était Michèle Pezza. Il
avait déjà été fameux par ses massacres à liri,
lors de la campagne de Naples, commandée par
Championnet. Dès cette époque il inquiétait les
derrières de l'armée françaises , organisait des
masses d'insurgés dans les deux Calabres , diri-
geait une vaste conspiration contre les Français'
I M. d'Alraeyda , alors major de la place de Naples, m'a
raconte tous les de'tails de cette conspiration, qu'il fut lui
spécialement chargé de découvrir... Une lettre intercepte'e
annonçait la présence d'un nommé Frédéric M... en à Na-
ples, et son accord intime avec l'Autriche. C'était le prince
Esterhasy, je crois, qui était ambassadeur de Vienne; mais
il avait suivi la cour à Palerme. C'était le comte de ... qui le
remplaçait, mais seulement pour veiller à la légation , et
il devait même partir pour la Sicile le jour ou le lendemain ,
car nous étions en guerre avec l'Autriche. Il ne répondit rien
d'abord à M. d'Almeyda. Puis, après un moment de réflexion,
76 MÉMOIRES
et leur causait autant de mal qu'il pouvait leur
en faire. Il était né à Itri [terra di Lavoroj, et il
gardait les chèvres dans sa jeunesse. Il entra en
religion dans un couvent, et, ce qui est bizarre,
il prit alors le nom de Fra Angelo. Mais sa mau-
vaise conduite le fit chasser du couvent. Alors
il se jeta dans les montagnes et devint un dé-
terminé scélérat. Il ne vécut que de rapines, et
chacune de ses journées fut marquée par un nou-
veau meurtre. Il se mit à la tête d'une compagnie
de contrebandiers, et répandit la désolation dans
le pays. Le gouvernement du roi Ferdinand le
il lui demanda de faire retirer ses grenadiers (il y en avait
dix dans le cabinet).
— Monsieur, lui dit-Il, je ne puis vous donner aucun rensei-
gnement sur la personne dontvous me parlez... mais je puis
autre chose... c'est de vous offrir ces dix mille francs pour
vous engager à dire que vous n'avez trouve' personne à l'am-
tassade... cela sera d'autant plus facile que j'ai mon passe-
port pour Palerrae, et que je comptais m'embarquer ce soir...
je partirai trois heures plus tôt.
Et tandis qu'il parlait, il avait ouvert un tiroir^ y prenait
la somme annonce'e , et la prc'sentait à M. d'Almeyda, qui le
regardait en souriant.
— N'est-ce point assez ?... prononcez vous-même.
— Monsieur le comte, vous me donnez plus que jamais
le de'sir de terminer ma mission, re'pondit M. d'Almeyda , et
il marcha vers la porte.
—.Arrêtez! s'écria M. le comte de ..., je double la
somme !...
M. d'Almeyda ouvrit la porte et ftl rentrer les gieuadiers
DE LA. DUCHESSE D AERANTES. 77
condamna à être pendu, et sa tête fut mise à
prix.
Mais la reine Caroline, femme de Ferdinand,
était une personne qui savait se servir de toutes
les armes... On amnistia Michèle Pezza ^ et on
lui donna le commandement de tous les forçats
libérés pour attnqiier les derrières de l'armée
française , depuis Fondi jusqu'au Garigliano.
Tandis que les Français prenaient Gaëte et
Capoue, FraDiavolo s'établit à //r/ sa patrie , et
y commit toutes les horreurs imaginables... il
égorgeait les isolés, les escortes peu nombreuses,
et pour peu qu'un habitant fut riche, et qu'on
dans le cabinet. Une voix secrète lui disait qu'il y allait du
sort de l'armée française.
— J'ai fait mon devoir, et vous faites le vôtre, dit le comte
de. . . A présent je dois vous dire, monsieur, que l'individu
que vous cherchez n'appartient pas à ma cour; il est attache'
à la Russie ; on le trouvera à bord du bâtiment qui devait
me transporter en Sicile. Ma cour ne doit pas a^oirplus
long-temps la responsabilité du sort de cet homme,
M. d'Almeyda se rendit à l'heure même à bord du bâti-
ment et prit M. Frédéric M. ..en comme un lièvre au gîte; il
le conduisit au quarlier-g-énéral avec un portefeuille conte-
nant une immense correspondance ofhcielle du comman-
dant de la flotte russe , aux cours de Vienne , Berlin etLon-
dres, pour les tenir parfaitement au courant des évènemens
de l'intérieur de l'Italie, des succès de Souvarosv et des ten-
tatives mises en œuvre parles Napolitains eux-mêmes, à la
tête desquels était Fra Dlavolo. Toute celte correspon-
dance, me dit M. d'Almeyda, fut envoyée en France à M. de
Tallcyrand alors ministre des relations extérieures...
^8" MÉMOIRES
prononçât seulement son nom, il était égorgé, et
ses biens pillés. Bientôt lUn ne fut plus peuplé
que des créatures de Fra Diavolo; et lorsque des
voyageurs allant de Naples à Rome, et comptant
que ce lieu d'étapes était un lieu de sûreté, s'ar-
rêtaient pour y passer la nuit , ils s'y endormaient
d'un éternel sommeil. Il y avait même, dans l'art
qu'employait cet homme pour attirer ses victi-
mes, une finesse et une recherche remarquables:
l'entrée des villages voisins était gardée, rien ne
paraissait éveiller l'inquiétude , et les malheu-
reux s'avançaient avec sécurité dans un lieu où
la mort les attendait : ils étaient attirés dans les
maisons d'Ilri, et n'en sortaient plus.
Un officier d'état-major de l'armée , M. Leone
d'Almeyda ', était parti de Rome pour se rendre
à Gaëte ; il était dans sa voiture avec M. de
Hauptf ancien officier, et deux employés de l'ad-
ministration civile de l'armée ; un domestique
était en avant conduisant les chevaux de main,..
• Celui-là même qui a été major de la ville de Naples
et dont j'ai parle tout à l'heure. II a été depuis employé
sous l'empire et je l'ai retrouvé lieutenant de roi à
Aigues-Mortes en Provence. II est maintenant à Montpellier
et doit aller de là à Florence , sans crainte maintenant d'y
trouver un bourreau comme Fia Diavolo , sur la grande
roule au moins.,. Les viclimes seules sont demeurées.
DE LA DUCHESSE D*ABRANTÈS. 79
Ils couchèrent à Fondi , où les voyageurs passè-
rent la nuit chez le syndic, qui, probablement
d'accord avec le chef des bandits, assuraM. Leone
que la route était parfaitement sûre, et le seul
chemin direct pour gagner Gaëte.
Cependant comme la route passait au travers
des bois , M. Leone monta à cheval quelque temps
avant d'arriver à Itri, et se fit accompagner par
un officier napolitain qui était également du
petit convoi... Ils parcouraient la route au galop,
ayant mis d'avance le sabre à la main , car dans
ce malheureux pays un peu d'expérience appre-
nait à ne se fier à aucune sécurité , lorsqu'ils
furent, assaillis tout-à-coup par une grêle de
balles presque tirées à bout portant des buissons
serrés qui bordent le chemin. M. Leone recon-
nut à l'instant une force majeure embusquée
dans les ruines d'un petit retranchement, ap-
pelé le fort Saint-André, que les Français avaient
négligé d'abattre en l'abandonnant; il jugea tout
à la fois plus convenable et plus prudent de re-
tourner à sa voiture , sans engager le combat
dans le lieu où il était alors, et ils retournèrent
à Fondi. MaisFraDiavolo, qui avait vu à com-
bien peu de monde il avait affaire, poursuivit
le petit convoi. M. de Haupt, plus mal monté
que les autres, fut malheureusement atteint par
8o IMÉMOIRES
ces misérables, renversé de son cheval, terrassé,
et enfin fusillé... N'étant pas garrotté, il plaça,
presque machinalement, au reste, ses deux mains
sur son cœur. .. il fut blessé, mais non pas mor-
tellement : il tomba. Les brigands s'élancèrent
sur lui pour le dépouiller, et ce fut alors qu'ils
s'aperçurent qu'il respirait encore.
— A mort! à mort-' s'écria Fra Diavolo en ti-
rant son poignard ; et il allait le percer au cœur
lorsque , ouvrant avec violence sa veste et son
habit , il aperçut la décoration de l'ordre du
Christ sur sa poitrine!... Au même instant le
poignard s'abaissa... Fra Diavolo regarda sa vic-
time avec incertitude.
— Êtes-vous Français? demanda-t-il à M. de
Haupt.
— Je suis Allemand , répondit le vieillard tout
tremblant, quoique la griffe sanglante du tigre
le pressât moins fortement.
A peine Fra Diavolo l'eut-il entendu qu'il
l'enleva dans ses bras, le porta dans sa maison
d'Itri, où il fut parfaitement soigné pendant plu-
sieurs jours. Peu de temps après M. Leone revint
avec des forces suffisantes, attaqua Itri; et dé-
livra M. de Haupt.
C'était le général Olivier, ce brave et bon gé-
néral Olivier que nous avons tous connu, et que
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 8l
par conséquent nous avons tous aimé , qui alors
commandait à Gaëte. Étant prévenu qu'une horde
de bandits était à Itri, il envoya un régiment
polonais pour soutenir le jeune officier d'état-
major, qui, voyant dans cette expédition un motif
presque chevaleresque d'agir, exposait sa vie
avec un merveilleux courage. Il parvint à chas-
ser Fra Diavolo d'Itri , et à le pousser dans les
bois. Mais Fra Diavolo était brave et tout aussi
chevaleresque à sa manière ou plutôt à la
vraie façon du moyen âge ; il revint , rentra
dans Itri, s'y laissa attaquer même avec du
canon , et fit un affreux carnage de tous ceux
qu'il prenait. La petite chapelle placée près du
pont fut le théâtre de bien des atrocités !... On
se battit dans Itri même... les maisons furent
crénelées. Fra Diavolo fit alors ce que plus tard
on fit à Saragosse ; l'idée était la même, et cet
homme à la tête d'une armée eût été un homme
habile , tandis qu'il ne fut qu'un bourreau fana-
tique et cruel en dirigeant les paysans de sou
village. Enfin une seconde fois ils furent re-
poussés dans les montagnes , et la route fut en-
core libre , mais ce fut au général Olivier qu'où
le dut. A peine le convoi et son escorte, qui s'é-
tait si vaillamment battue, étaient-ils hors du
sentier qui conduit de la grande route de JN^aples
XIII. '" ^ ' ' "'"■" (î
82 MÉMOIRES
à Molo-di-Gaéta , que deux mille insurgés se
montrèrent de nouveau... Le général Olivier en-
voya contre eux deux escadrons et un bataillon
de Polonais, qui les dispersèrent, et s'en furent
eux-mêmes occuper Itri. Fra Diavolo ne résista
plus alors; il abandonna Terra di Lavoro ^ et s'en
fut avec sa troupe infester les Calabres , et les
rendre de nouveau le théâtre de ses m.eurtres et
de ses atrocités.
Pourra-t-on croire jamais dans la suite des
âges qu'un homme comme Fra Diavolo ait été
îlans la haute faveur des souverains delà Sicile ?. . .
La reine Caroline lui envoya un bracelet avec
son portrait!... L'Angleterre le nomma major
dans les armées britanniques!... Mais comme on
ne peut penser à tout, on oublia, en lui faisant
don de tant de choses , de lui donner la vie...
Cette vie, souillée de tant de crimes, était celle
d'un relaps, d'un contrebandier, d'un assassin!..
Et cette vie appartenait au bourreau , par un
arrêt qui condamnait à mort le chef de contre-
bandiers Fra Diavolo , et qui mettait sa tête à
prix. Salicetti se rappela cet oubli , lorsque ,
en i8o6j on arrêta Fra Diavolo.
L'influence de cet homme , me disait Masséna ,
fut immense dans les deux occupations de Naples
par les Français, parce que les babitans des
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. 83
montagnes , où il faisait sa demeure habituelle ,
aussi cruels que lui, suivaient avec joie un chef
qui ne les menait qu'au pillage et au meurtre...
Une fois , cependant , il voulut se montrer plus
noble dans ses volontés. Il fit un débarquement
à Itri% par la faute, par exemple,, du général
Girardon, qui commandait à Capoue, et qui;
refusant de croire à tous les rapports qui lui
avaient été faits parle commandant d'Itri, laissa
la côte dégarnie de troupes. "Fra. Diavolo opéra
son débarquement au milieu de la nuit , massa-
cra sans pitié tout ce qui lui résista , et fit le reste
prisonnier. Une pai?ticularité assez remarquable
de sa part, fut.cequi arriva à deux femmes d'of-
ficiers supérieurs du 2* régiment suisse qui se
trouvait à ïtri. Fra Diavolo les emmena avec
lui dans la montagne avec tous ses brigands , en-
suite il les renvoya à Naples, après avoir exigé
d'elles un certificat (\a elles avaient été respectées,
' Comme je suis un peu Corse, il cstjuste que je parle de
mes compatriotes quand j'en ai à dire du bien. . .1 A ce com-
bat d'Itri, il se trouvait«douze Corses qui se défendirent dans
la cour de la maison du commandant, mais en vrais dispe'
rati. . . Ils tirèrent, quoique blesses, tant qu'ils eurent àea
cartouches. Qu^ind elles furent finies, ils tombèrent accable's
par le nombre , parmi les ruines et les cadavres de leurs ca-
marades et de tous ceux qu'ils avaient tuc's. Un seul sergent
survécut à cette boucherie.
S4 MÉMOIRES
Mais ceci n'est pas le plus curieux : ce fut que
les deux femmes se firent donner une copie de
leur certificat contresigné par Fra Diavolo.
Lors de la seconde occupation de Naples par
nos troupes, Fra Diavolo, chassé de la terre
ferme, se réfugia à Capri ; ce fut alors que sir
HudsonLowe probablement eut la gloire de
le commander avec ses hommes. Comme le nom
de sir Hudson Lowe était trop obscur de toute
façon pourm'occuper à l'époque où je faisais tant
de questions à Masséna, je n'ai pu m'enquérir
de ce fait par avance , mais je le crois positif.
On sait comment Fra DiaVolo fut arrêté à Sa-
lerne par un garçon apothicaire^C'est une triste
fin pour un homme comme lui. Toujours est-il
qu'il fut conduit à Naples , et que, sans assem-
bler les juges, on prépara la potence ; car il n'y
avait pour le hisser au haut , disait Salicetti ,
qu'à revoir la condamnation du roi très juste et
de la reine éminemment équitable, Caroline et
Ferdinand. Mais voici le plus curieux de toute
l'histoire. Les Anglais, dont les vaisseaux croi-
saient incessamment devant la baie deNaples, en-
voyèrent un PARLEME3VTÀI11E pour réclamer lé
major britannique, Michèle Pezza, prisonnier de
guerre; menaçant, si on leur refusait, d'user de
représailles envers tous les prisonniers français
DE LA DUCHESSE d'aBRAWTrS. 85
et napolitains qu'ils feraient. Je ne sais comment
allait la pendule de Salicetti; je crois qu'elle
avançait un peu; je crois même qu'elle avançait
beaucoup ; car il répondit aux Anglais qu'il
était désespéré, mais qu'il ne connaissait aucun
major au service d'Angleterre qui eût été pris
par les troupes de Sa Majesté le roi Joseph ; que
cependant s'ils voulaient parler d'un bandit
n'ayant aucune commission, aucun caractère, ni
militaire, ni politique, qu'on appelait dans le
pays Fra Diavolo , il avait été pendu la veille en
vertu d'un ancien jugement rendu contre lui par
les tribunaux du roi Ferdinand , lesquels l'avaient
condamné comme meurtrier, relaps, incendiaire
et contrebandier!...
Et voilà l'histoire véritable de Fra Diavolo.
86 MÉMOIRES
CHAPITRE IV.
Le colonel Valazé. — Ses voyages. — Le mare'chal Ney. —
Sa lettre à Massëna. — Blichel Ney rebelle. — Le petit
homme. — La vieille moustache. — On ne peut rien faire
de cet homme-là ! — Le général en peinture — Le géne'ral
M — Holopherne. — Copie du roi de Naples. —
Les plumes et les shapskas. — • M. de Melternich. — Le ge'-
néral Sainte-Croix. — Son caractère. — M- de Marioles.
— Madame de Sainte-Croix. — Duel du général Sainte-
Croix. — La mère. — La veille de la douleur. — Mort de
M. de Slarioles.
Le lieutenant - colonel Valazé était extrême-
ment aimé du duc d'Abrantès. Il lui portait
cette amitié paternelle qu'il vouait à ceux qu'il
aimait, et lui accordait un patronage actif tel
qu'il convient que même les meilleures renom-
mées en aient. Junot présenta le jeune ingénieur
à Masséna , en lui demandant pour lui un moyen
sûr et glorieux d'avancement : c'était de lui faire
faire le siège de Ciudad-Rodrigo. C'était une fa-
DE LA DUCHESSE D AERANTES. 87
veur à la manière de celles qu'on postulait à l'é-
poque de notre gloire. Alors c'était la mode
d'agir ainsi... Le maréchal Ney n'avait avec lui
qu'un officier qui pouvait être bon , mais Valazé
était jeune et convenait sous tous les rapports
demandés. Masséna répondit qu'il ne demandait
pas mieux, et Valazé partit pour Salamanque
après avoir reçu ses instructions du général en
chef.
Deux jours après Masséna était dans mon sa-
lon , occupé à faire partie de je ne me rappelle
plus quel jeu avec Junot , lorsque Valazé revint
à Valladolid : le maréchal Ney n'en voulait pas ;
il n'avait rien à dire contre lui mais ; il avait ses
officiers : — Et le prince d'Essling, tout prince
qu'il est, n'est pas fait pour venir bouleverscF
mon état-major , disait-il.
Le lendemain matin Masséna eut "avec Junot
une conversation dans laquelle Junot eut toutes
les peines du monde à le calmer ; il voulait ren-
voyer le maréchal Ney en France...
— Vous verrez.., vous verrez, s'écriait-il, que
cet orgueilleux-là nous fera manquer toutes nos
opérations par son entêtement et sa sotte vr -^
nité!...
Junot n'approuvait ni ne blâmait j quoique
»5 3IEM01IIES
cependant il eût été blessé d'un propos du maré-
chal Ney, que quelqu'un eut l'imprudente sottise
de lui répéter.
— Je n'ai pas besoin que le duc d'Abrantès
vienne m'ennuyer de ses protégés... S'ils sont
bons , qu'il les garde pour lui.
En me redisant ces paroles, Junot ne pouvait
s'empêcher de lever les épaules.
Et Junot avait raison : ces propos, ces démêlés
pitoyables, plaçaient le maréchal Ney dans un
jour qui n'avait rien du héros, lui qui en était un
bien véritablement.
Valazé fut renvoyé une autre fois à Salaman-
que; le pauvre jeune homme était comme un vo-
lant sur une raquette. En le voyant, le maréchal
devint furieux. Il serait trop long de rapporter
tout ce que lui fit dire la colère. Je vais seule-
ment transcrire ici quelques paragraphes d'une
lettre que le maréchal Ney écrivit à Masséna , et
que je copiai aussitôt :
« Monsieur le Maréchal,
»Je suis duc et maréchal d'empire, comme
«vous; quant à votre titre de prince d'Essling,
»il n'a d'importance qu'aux Tuileries. Vous me
DE LA DUCHESSE D*ABRANTÈS. 89
> dites que vous êtes le général en chef de l'armée
» de Portugal... je ne le sais que trop... Aussi, lors-^
» que vous ordonnerez à Michel Ney de conduire
» ses troupes à l'ennemi , vous verrez comment il
» obéira. Mais lorsqu'il vous plaît de bouleverser
» l'état-major de l'armée, formé par le prince de
» Neufchâtel, vous comprenez que je n'écoute pas
» plus vos ordres que je ne crains vos menaces.
» Tenez, demandez au duc d'Abranlès ce que nous
• fîmes, lui et moi , lorsque, il y a quelques
• semaines, nous reçûmes de cet autre , qui est
«major- général, et qui a fait de si belles choses
» là où nous allons, des ordres tout différens de
» ceux que nous avions reçus de Paris, et consé-
«quemment de l'empereur. — Savez -vous ce
»que nous fîmes? Nous obéîmes aux ordres
» de Paris , et nous fîmes bien , car on nous
i»loua; et beaucoup '... Je reçus des lettres de
» Madrid , où l'on m'appelait, je crois , rebelle":
» comme c'est à peu près comme si on m'appelait
9 poltron, je n'y ai fait aucune attention , et le gé"
« néral Junot aura sûrement fait de même. Adieu,
j» monsieur le maréchal. Je vous estime, et vous le
« De cela je n'en sais rien par exemple.
' Cette phrase est bien extraordinaire lorsqu'on songe au
genre de mort du malheureux maréchal.
90 MÉMOIRES
» savez... vous m'estimez, et je le sais... Que
» diable! n'allons pas mettre la zizanie entre nous
«pour un caprice; car enfin, comment voulez-
j»vous savoir si votre petit homme lance une
• bombe mieux que ma vieille moustache, qui
»est, je vous l'assure, un solide garçon. On dit
» que le vôtre danse bien , tant mieux pour lui ;
» mais ce n'est pas une raison pour qu'il fasse dan-
» ser ces enragés d'Espagnols, et c'est ce qu'il nous
> faut.
» Recevez , monsieur le maréchal , etc.
» Maréchal Ne y. »
pire la colère de Masséna à la lecture de cette
lettre, qu'il commença chez lui et vint finir chez
moi, ne serait pas une chpse possible.
. rt^ Vous voyez bien qu'il est impossible de
rien fa^ire de cet homme-là , disait Masséna en se
promenant à grand* pas et criant comme un
sourd!
Je cherchais à le calmer , mais tout était inutile.
Valazé, qui sentait sa dignité compromise à être
ainsi repoussé , ne voulait plus de l'honneur de
conduire le siège. Le prince se fâcha.
DE LA DUCHESSE D ABllANTES. Q\
— Siiis-je donc un général en chef ^n peinture?
$'écria-t-il lorsque Junot lui parla la première
fois de tous ces ennuis. Je veux que ce jeune
homme fasse le siège , et , de par le grand diable
d'enfer, M. Ney ploeira le genou devant ma vo-
lonté, ou je ne m'appellerai plus Màsséna.
Le fait est qu'il cria beaucoup, et qu'en défi-
nitive il fallut qu'tV allât lui-même à Ciudad-Ro-
drigo, pour que Valazé pût y être. Tout cela était
de bien triste augure pour la campagne qui allait
s'ouvrir.
Nous partîmes pour Salamanque. Comme le
chemin passe toujours au travers de grandes
landes sablonneuses , la route ne me fatigua pas
beaucoup; cependant j'étais déjà pas mal avancée
dans ma grossesse ; j'étais grosse de quatre mois
et demi. . .
Il y avait à l'armée de Portugal , ainsi que je
l'ai déjà dit, un général divisionnaire pour l'ar-
tillerie ( le général Heblé ) , un pour la cavalerie
(le général M ), et un autre comme chef
d'état-major général (le général Fririon ). Le
général M était la parfaite caricature de
Murât ; il se coiffait avec des shapskas chargés
de plumes..: il portait une polonaise garnie de
fourrures et ses bottines étaient fort souvent
9» MEMOIRES
rouges ; mais il n'était pas beau garçon comme
Murât , et la seule ressemblance qu'il y eût entre
eux, c'est qu'ils étaient grands et que tous deux
aimaient les polonaises garnies de fourrures et
prenaient un air théâtral. Le général M
n'était pas beau, il avait une chevelure comme
Holopherne , auquel du reste il ressemblait
assez; il singeait le roi de Naples jusque dans
sa manière de monter à cheval et de se battre :
quanta cela ce n'est pas ce. qu'il faisait de plus
mal , et il était remarquablement brave ; mais
pour le reste, il était du dernier ridicule en
voulant faire le grand monsieur, et ne l'étant que
parce qu'il avait cinq pieds sept ou huit pouces...
Un jour, pendant la campagne de Wagram, il
se trouvait commander dans un château où passa
M. de Metternich, tandis que la gendarmerie
française l'escortait à son retour dans sa patrie ;
le général M commandait non seulement
en maître dans ce château , mais il y joignait des
façons de conquête d'autant plus pénibles pour
M. de Metternich, que le château où ils se trou-
vaient appartenait à madame de Metternich.
Après avoir exercé Thospitalité à sa manière , le
général dit au ministre prisonnier :
—Je vous demande pardon , monsieur le comte,
DE LA DUCHESSE d'aBRAHTÈS. QÔ
si j'étais chez moi, Je vous recevrais mieux \
II était d'une très grande bravoure; mais j'ai
déjà dit qu'à cette époque-là on parlait de ceux
qui n'étaient pas braves et jamais de ceux qui
l'étaient ; il fallait pour cela qu'ils fussent d'une
vaillance hors de toute ligne.
La galerie de tableaux qu'on pourrait pré-
senter des hommes qui composaient cette armée
de Portugal, ainsi que celle qui est venue la se-
courir ( le corps du comte d'Erlon ) , serait une
chose bien remarquable si j'avais le temps de la
faire ; je me bornerai aux plus marquans.
Dans le nombre , il faut parler du général
Sainte-Croix ; c'est un homme de la plus vaste
capacité et d'une nature tellement supérieure
dans tout ce qui fait l'homme habile, que l'em-
pereur, après l'avoir disgracié pour un duel qu'il
eut avec son colonel , l'avait placé dans une si
haute estime dans son esprit, qu'il C accabla sous
le poids de ses faveurs pendant une seule cam-
pagne.
Le général Sainte-Croix était le second fils du
marquis Descorches de Sainte-Croix, autrefois
ambassadeur à Constantinople; sa mère, l'une
' Le mot m'a ete' répété par dfrux officiers qui furent td«
moins du fait.
<^4 MÉMOIRES
des personnes les plus remarquables de notre
temps , était sœur de M. Talon , avocat-général ,
et par conséquent tante de madame du Cayla
dont legénéral Sainte-Croix était cousin germain...
Charles de Sainte-Croix était le favori de sa
mère ; elle avait reconnu en lui l'homme supé-
rieur, et, en mère et en femme habile, elle diri-
gea ses études de manière à aider la nature et à
produire un homme qui marqua parmi les
hommes...
Le résultat passa ses espérances: à vingt ans
Charles était déjà ce qu'un être ordinaire ne peut
atteindre après toute une vie de travail.
Il devint aide-de-camp de Masséna, A voir sa
construction délicate , son visage blanc , sa cheve-
lure blonde, sa petite stature, des mains de fem-
me, son sourire doux et fin, on ne pouvait d'a-
bord présumer tout ce que cette frêle enveloppe
renfermait de feu et de grandeur de pensée ; mais
aussitôt que la parole animait son regard, il
flamboyait , et sa tête était alors à dix pieds du
sol... Pauvre Charles !. .. je l'aimais bien : sa mère
était mon amie , et ce titre est une gloire pour
moi.
Charles de Sainte-Croix avança rapidement.
Le général Masséna, dont il était aide-de-camp,
le devina, comme l'empereur, comme sa mère,-
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. qS
comme tous ceux qui avaient leur intérêt à le faire^
soit pour eux , soit pour lui , et il était, quoique
bien jeune encore, chef d'escadron dans un régi-
ment dont je ne me rappelle plus le nom , mais
dont M. de Marioles , cousin de l'impératice Jo-
séphine, était colonel. Il eut avec Charles des
manières qui déplurent à celui-ci : il y eut des
explications : elles ne firent qu'irriter les esprits;
enfin , Charles se trouvant offensé , donna sa dé-
mission , et appela M. de Marioles en duel.
Oh ! que sa pauvre mère souffrit en appre-
nant que son Charles allait dans quelques heures
offrir sa tête à la balle d'un ennemi î... elle ne
le sut certes pas par lui ; mais elle l'apprit... elle
l'apprit , parce qu'il faut toujours qu'un cœur de
mère reçoive toutes les douleurs , même de l'en-
fant qu'elle aime le plus justement.
Elle a souvent décrit toutes les angoisses qu'elle
éprouva dans cette horrible nuit où elle entendit
son fils marcher dans la chambre au-dessus d'elle ^
et marcher avec cette agitation inséparable des
dernières dispositions que prend un homme qui
va à la mort , et qui dit le dernier adieu à tout ce
qu'il aime... Elle avait évité de parler à Charles
de son duel, elle le savait inévitable '. L'offense
» M. de Saiwte-Crpjs avait frappé M. de ]\îarioleS«
96 MÉMOIRES
voulait du sang , et un mot à cet égard eût atten-
dri tous deux trop fortement... mais quand elle
fut seule... seule avec sa terreur de mère, qui
lui montrait son enfant bien-aimé étendu mort
devant elle, alors elle devenait frénétique de dou-
leur... Vers le matin, elle n'entendit plus rien
dans la chambre au-dessus de la sienne : elle jugea
qu'il dormait; elle monta doucement, ouvrit la
porte, et vit Charles devant son bureau, dormant
la tête appuyée sur ses mains. Il avait écrit, puis
s'était endormi... La mère désolée referma douce-
ment la porte , et redescendit chez elle. Là , les
yeux fixés sur sa pendule, elle voyait en frémis-
sant l'aiguille s'avancer vers l'heure fatale. Bien-
tôt du mouvement eut lieu dans la maison ; un
vieux valet de chambre monta chez Charles pour
l'habiller. Cet homme l'avait élevé et voulait le
suivre au bois de Vincennes , où il devait se bat-
tre. Lorsqu'il fut prêt, il descendit doucement
l'escalier... alors sa mère ne put vaincre l'émo-
tion terrible qui vint l'envahir... elle ouvrit la
porte de son cabinet de toilette, et se présenta
tout-à-coup devant son fils en lui ouvrant ses
bras... mais en silence et sans prononcer une pa-
role... Charles s'y précipita, étreignit fortement
sa mère, et partit comme l'éclair avec une force,
me disait-il , presque surnaturelle.
DE LA. DUCHESSE D AERANTES. Ç)']
Il était alors six heures du matin : ce ne fut
quàmidi que madame de Sainte-Croix apprit que
M. de Marioles avait été tué... Le cœur de la mère
bondit de joie ; mais M. de Marioles était cousin
de l'impératrice!... Charles fut non seulement
long-temps malheureux des suites de cetteaffaire,
mais il le fut injustement; et à Tépoque de la
campagne de Wagram , il ne comptait plus parmi
les officiers en activité.
Ce fut alors que Masséna le retrouva. — Je ne
puis vivre ainsi , lui dit le brave jeune homme...
Toutes les fois que j'entends crier un bulletin ,
mon cœur bat à rompre ma poitrine. Emmenez-
moi comme volontaire , mais emmenez-moi.
Masséna l'emmena, et le Moniteur de cette
campagne raconta bientôt comment un jeune
homme traversait chaque jour le Danube pour
porter des nouvelles et rapporter des ordres.
Enfin, tant de bravoure , d'audace , et surtout de
sang-froid , frappèrent l'empereur; il demanda le
nom de ce jeune homme : Masséna nomma M. de
Sainte- Croix. L'empereur fronça d'abord le
sourcil; mais ce n'était pas lui qui avait la fai-
blesse de laisser le talent mourir sous une préven-
tion : Charles fut réintégré dans son grade. Il
devint colonel dans la même année ; et lorsque
l'armée d'Allemagne, l'année çuivante, envoya
XIII. 7
g 8 MÉMOIRES
un détachement en Espagne, Charles se trouva
être du nombre de ceux qui furent appelés.
Junot, qui l'aimait comme un frère , le demanda
pour commander une brigade de cavalerie de
son corps d'armée: car cet homme qui, Tannée
précédente, avait quitté Paris sous le poids d'un
jugement, disgracié, sans grade pour ainsi dire,
y rentrait au bout d'un an, général de brigade^
comte , avec une dotation de trente raille francs
de rentes et le grand-cordon de Bavière !... Il
était un dimanche aux Tuileries: l'empereur pas-
sait devant lui; il s'arrêta, lui sourit, et lui
frappant légèrement sur l'épaule, il regarda au-
tour de lui, et dit:
— INIessieurs , c'est avec pareille étoffe que je
fais mes maréchaux.
Et bien certainement Charles l'eût été s'il eût
vécu. Il était spirituel, doux et fin dans ses re-
parties, ne cédant jamais qu'à une conviction,
mais discutant poliment , sans aigreur , et toute-
fois ne cédant , même vis-à-vis de ses chefs supé-
rieurs, que lorsque la raison était pour eux. Il
avait des ennemis , et cela devait être. Quel est
l'homme supérieur qui n'en trouve pas en son
chemin ? Je n'aime pas ceux qui sont aimés de
tout le monde : cela annonce une flagornerie
basse employée pour conquérir. Il avait alors
r>E LA DUCHESSE 1>' AERANTES. QQ
pour aide-de-camp un homme que la restauration
a rendu bien, puissant un moment: c'était son
cousin germain M. Talon; il était alors, je crois,
ou lieutenant ou capitaine : il était poli , modeste ,
mais vivant fort retiré... Je me rappelle de l'a-
voir vu souvent se promener solitairement sous
les allées de Campo grande , on en faisait beau-
coup l'éloge au quartier-général ; il avait quel-_
que peu de ressemblance avec une figure chi-
noise, en raison de ses longues moustaches blon-
des qui tombaient sur sa poitrine, comme cel-
les du général Treillard, et le faisaient, ainsi que
lui , ressembler à un mandarin.
Nous avions avec nous un homme dont le nom
a été bien connu en Egypte et sur tous les riva-
ges lointains. C'est le général Boyer. J'ai rencon-
tré peu d'hommes doués comme celui-là l'a été
par la nature, et quiaientprofité de ces dons avec
une rare sagacité; le général Boyer parle non
seulement toutes les langues vivantes, mais cel-
les qui sont dialectes dans quelques provinces
de l'Asie, de l'Amérique et de l'Afrique; il des-
sine et peint à merveille ; il est fort habile dans la
gymnastique , aux armes , à tous ces exercices que
les hommes devraient posséder et que tous ne
possèdent pas bien. Enfin, comme je le disais tout
à X\\Q\xvQ^U estdoué... C'était, comme on le voit.
tXJ MiiMOlîll'S
une agréable partie de notre société : comme
chef d'état-major du dac,il vivait dans notre plus
grande intimité; le duc d'Abrantès l'aimait beau-
coup, et je l'appréciais aussi tout ce qu'il valait.
C'est un des hommes les plus remarquables de
notre temps... Il m'est doux de penser qu'il nous
est demeuré attaché , et je me plais à répéter ici
qu'il peut également compter sur moi comme
sur une amie, ainsi que sur mes enfans.
Venait ensuite le maréchal Clausel, qui alors
était général de division et en commandait une
dans le 8"" corps. .. Le général Clausel est un
homme à qui j'ai voué une sincère amitié , parce
que j'ai eu mille occasions pendant mon séjour
en Espagne, là où les hommes dans sa position
se montraient sans masque et sans manteau, j'ai
eu raille occasions , je le répète , de l'estimer et de
l'estimer profondément. Quant à ses qualités
comme militaire, il serait absurde à moi de le
louer, parce qu'une femme n'a rien à voir à de
telles questions; mais elle peut répéter ce qu'elle
entend dire autour d'elle, et ce qne j'ai recueilli
à cet égard de tous côtés était, comme aujour-
d'hui tout à la louange du maréchal Clausel ;
Junot en faisait le plus grand cas... Le maréchal
Marmont l'estime au plus haut degré, et pour
terminer son apologie, je citerai la phrase de
t)E LA DUClICSSli; DABRANTKS. lOl
l'empereur eu parUnit de Clauscl, de Gérard, et
de deux autres dont est, je crois, le général
Maison.
— J'avais là de la graine de marée/taux...
Et puis le général Clausel a une urbanité dans
ses manières, une façon toute courtoise, qui fait
que les personnes les moins disposées à entourer
quelqu'un de bienveillance ne peuvent pourtant
la lui refuser... C'est aujourd'hui la perte de cette
urbanité qui entraîne le brisement de tous les
liens sociaux. Chacun vit pour lui dans sa gros-
sièreté, sans avoir pour cela plus de franchise;
au contraire, car sans s'en rendre compte, tout
individu se trouvant en butte à une malveillance
qu'il provoque comme il la rend , se tient dans
une continuelle réserve et craint de s'avancer
parce qu'il sait que les autres lui sont hostiles...
Cependant le général Clausel est d'un caractère
aussi ferme que sévère ; mais il comprend \cmonde
comme il est, et non pas comme il sera ou
comme il a été il y a cinq cents ans...
Nous avions aussi alors au 8'"" corps un
homme dont la destinée a bien grandi en peu de
temps ; c'est le général Coutard... Je ne pouvais
pas croire que ce fût le même homme que j'a-
vais vu à Valladolid en iSioet 1811 colonel du
65°" régiment de ligne, qui fut commandant de
1 02 MEMOIRES
la première division militaire, presque gouver-
neur de Paris enfin, en 1824 ; et cela au travers
de dix ans de paix '. Il était cousin du maréchal
Davoust, portait une petite perruque gazonnée,
jouait aux échecs assez bien pour me gagner,
avait le plus beau régiment de l'armée, dont une
fois il avait perdu l'aigle % ce qui, soit dit en pas-
sant, avait fort déplu à l'empereur, et portait
toujours des gants jaunes d'une extrême pro-
preté; voilà, avec une grande politesse autour de
sa personne, le souvenir qui m'était demeuré de
M. le colonel Coutard'. Il s'y joignait une autre
chose dont ma reconnaissance ne doit pas être
oublieuse, c'est que la musique de son régiment
était admirablement bonne et qu'elle a bien sou-
vent charmé mes heures de tristesse au jour
tombant j lorsque , assise à la petite fenêtre de
ma chambre, à Ledesma, je regardais au loin
dans les plaines stériles qui l'entourent , en rê-
vant à la France...
Le maréchal Ney est un homme dont certes la
mémoire est bien grande et le nom bien fa-
■ Il était du reste excellent mililaiie et fort estimé. Je n'en
ai que sur la paix et les grades. — Moi qui ai passé ma vie
à les voir gagner à coups de mousquet.
' Ce fut dans la première guerre de Russie,
3 Le hasard m'ayant mise eu position d'avoir besoin du gé-
Ticrnl Coutard, je lui écrivis, et je ne puis dire combien il
apporta de icchcrcssc dans ses 1 apports avec jnci.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 1o5
meux... Je l'ai vu debien près... j'ai été également
à même de le juger par sa correspondance, et
moi aussi j'ai porté mon jugement sur lui ; c'est-
à-dire sur l'homme privé, car, pour l'homme à
mousquet , je m'en mêle d'autant moins que la
renommée de celui-là est certes faite et bien
complète; mais, comme particulier, je crois
qu'il lui faut une palette à part. Sans doute sa
gloire était grande , et il la voyait telle , ce qui
devait être, parce que rien n'est plus permis que
l'appréciation de soi-même, quand il y a autant
de bien à récolter d'une pareille enquête ; mais
chez le maréchal Ney il se joignait à ce sentiment
de son mérite une trop grande aversion peut-
être pour toute autorité au-dessus de la sienne:
toute lui était pesante; celle de l'empereur même
commençait à être importune. J'en ai jugé ainsi
dans quelques mots qui lui échappèrent dans
une longue conversation qu'il eut avec moi lors-
qu'il passa par Salamanque pour retourner en
France, et ce qu'il me reste à dire sur lui, lors-
que je vais parler de la guerre de Russie, fera
voir que je ne me trompais pas.
Son physique était mieux que ne le représen-
tent ses portraits'. Il avait une expression qui
> Excepté celui de Gérard et que possède la maréchale.
Celui-là est même flatté,
1 Ot\ MÉMOIRES
l'embellissait fort, non pas dans le sens que pour-
rait l'entendre une personne qui a parlé de lui
plus tendrement que je n'ai , moi , à en parler;
mais, lorsqu'il parlait, il s'animait graduelle-
ment , et sa physionomie devenait vraiment fort
Lelle ; il avait beaucoup gagné dans ses manières
de parler et d'agir; son accent seul lui était de-
meuré , encore était -il fort adouci. C'est un
homme étrange que le maréchal Ney, et bien
cuiieux à étudier pour l'histoire , bien important
surtout... plus qu'aucun de ceux qui formaient
le collège noble de l'empire. Je m'expliquerai
plus tard.
Enfin le siège de Ciudad-Rodrigo se fit. Les
trois généraux en chef partirent de Salamanque,
et furent investir une vraie bicoque; car Ciudad-
Rodrigo n'est pas autre chose , et le siège com-
mença, dirigé par Valazé en grande partie. Mas-
séna était furieux contre Ney, mais il ne disait rien .
Les cartes commençaient aussi à se brouiller entre
Junot et le vieux vétéran de l'armée d'Italie,
parce que Junot prenait le parti de Ney, qui, au
fait , avait raison. Quelquefois le duc rentrait
chez lui d'une humeur presque effrayante... il
s'asseyait à mon bureau , prenait une grande
feuille de papier à ministre, puis écrivait à l'em-
jicreur pour lui offrir sa démission: il était mé-
UE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 1 o5
content, JMasséna ne trouvant pas cette obéissance
presque passive dont il s'était flatté, devenait à
son tour plus impérieux, et ne faisait par la que
faire rougir les barres de fer qu'il ne pouvait faire
ployer, de sorte qu'il n'y pouvait plus toucher.
Il était en outre excité par un homme qu'il avait
pris avec lui, malgré le peu de goût de l'empereur
pour cet homme. Le duc était convaincu que toute
l'aigreur qui existait entre Masséna et lui était
provoquée par cet individu , que je regrette fort
que, selon mes conseils, il n'ait pas cessé de voir
dès Salamanque, après une scène qui eut lieu
entre le prince d'Essling et mon mari , et dont
voici le sujet.
Les troupes commençaient à défiler sur Ciu-
dad- Rodrigo. On en prenait dans chaque corps
d'armée, et celui de Junot, comme le deuxième
et le sixième, fournit son contingent. Dans le
courant de ces mouvemens, il y eut quelque-
fois des lettres dont Junot se formalisa; une
entre autres occasiona même une explication,
assez vive entre Masséna et lui... L'aigreur
qui suit toujours de pareilles choses n'était pas
encore dissipée lorsqu'il survint un nouveau
motif de discorde. Il s'agissait d'une compagnie
d'artillerie, de son corps d'armée, qui reçut
ordre de filer sur Rodrigo. Eu l'apprenant, le
106 MÉMOIRES
duc demanda au général Fouché et au général
Boyer s'ils avaient reçu et donné l'ordre de
faire partir cette compagnie ; et sur leur réponse
négative, il rentra dans mon appartement dans
une telle colère que je ne me rappelle pas l'avoir
jamais vu ainsi... il ne me reconnaissait même
pas... Je fus effrayée... il prit son chapeau et
son sabre, et, en agrafant son ceinturon, il
dit, heureusement assez haut pour que je
l'entendisse:
— Il faut en finir '.. . tout cela m'ennuie...
un bon coup de sabre égalisera tout...
Quoique je fusse déjà grosse de plus de cinq
mois, je m'élançai au-devant de lui avec une lé-
gèreté inconcevable dans ma position, et, éten-
dant mes bras pour lui barrer le chemin, je m'op-
posai à lui avec courage.
— Où veux-tu aller? lui demandai-je avec un
ton d'autorité qui devait nécessairement lui im-
poser...En effet il s'arrêta, et me regarda avec
une sorte d'égarement, mais ce ne fut pas long;
il me prit par le bras , et me poussa de côté :
— Laisse-moi, Laure... ce sont des questions
qui ne te regardent pas... laisse-moi... mon hon-
' CeUe scène eut lieu le lo ou le 12 juin, nous étions arri-
vés le 1*^' à Salamanquc.
DE LA. DUCHESSE D ABRANTÈS. ÏO'J
neur est attaqué par cette démarche clii prince
d'Essling... il connaît mon caractère... il sait que
je ne supporte pas une offense, et c'en est une
que de prendre des troupes dans mon corps
d'armée sans m'en prévenir... Ce n'est pas la
première fois d'ailleurs^ et j'ai un compte à
régler avec lui... laisse-moi, te dis-je!...
Et sa main serrait la poignée de son sabre...
on voyait qu'il avait soif d'un duel.
— Tu ne sortiras pas de cette chambre, lui
dis-je ; car la maison où logeait le prince d'Es-
sling était si près de nous, que cinquante pas de
faits ils étaient en présence, et j'étais convaincue
qu'à la première parole, Masséna aurait mis
habit bas, et se serait battu.
— Tu ne sortiras pas de cette chambre, dis-je
à Junot...
Et en parlant ainsi, j'avais gagné la porte et
je m'étais collée dessus ; mais c'était une défense
trop faible pour un homme comme Junot; il
me prit dans ses bras malgré ma résistance,
m'embrassa deux fois avec étreinte, et me dépo-
sant sur un fauteuil , il ouvrit la porte et voulut
sortir. Mais dans le salon il trouva le général
Boyer, Magnien, l'ordonnateur en chef, Michaud,
le colonel Grandsaigne, M. Fisson, enfin, ex-
cepté un seul homme, des amis... cet homme
1 08 MÉMOIRES
que je nommerais s'il n'était pas malheureux
aujourd'hui, parce que dans phisieurs lettres du
duc, dont je donnerai la copie, il est également
nommé, a fait bien du mal à mon mari et au
maréchal Ney. Quant à moi , je m'étais empressée
d'accourir, et parlant à ceux de ces messieurs que
je savais être le plus dévoués à Junot,jeles enga-
geai à user de tout leur ascendant sur lui... mais
il n'en était déjà plus besoin. Le premier mouve-
ment était avec Junot la seule chose à craindre;
il comprit qu'il ne pouvait aller défier le vieux
vétéran de gloire de Rivoli ; mais il ne put rete-
nir des paroles terribles contre lui... Masséna
les connut, non seulement le même jour, mais
elles avaient été envenimées, et le prince d'Es-
sling, me répétant ce qui lui avait été dit à
cette époque, me fit entendre des mots que ja-
mais Junot n'avait proférés. Ce fut dans ces dis-
positions, presque hostiles, que l'on partit de
Salamanque pour aller prendre Ciudad-Rodrigo.
Les Anglais ayant Wellington à leur tête, ve-
naient, de leur côté, d'Almeida , pour défendre
la place et faire une diversion.
DE LA DL'CItESSE D ABrxA.NT£S. lÔQ
CHAPITRE V.
Correspondance de France avecLavalette. — Fêtes de l'H6-
tel-de- Ville et de l'École Militaire. — L'empereur et l'im-
pératrice en Belgique. • — Abdication de Louis, roi de Hol-
lande. — Projet de traité avec l'Angleterre. — Dispute de
l'empereur et de Louis. — M. de Labouchère à Londres. —
Louis accuse l'empereur. — Colère de Napoléon. — Du-
bois docouvi'e le nœud de l'intrigue. — Fouché. — Le che-
valier Fagau. — Il est au temple. — Trahison. — L'impé-
ratrice répudiant Fempereur. — Bernadotte en Suède. —
Rêve de l'empereur. — Les deux vaisseaux. — Le brouil-
lard.— Salaraanque. — La petite orpheline. — Le jour
de la Saint-Jean. — Le corrés'idor. — Lettre du duc.
J'avais conservé une correspondance fort ac-
tive avec pltisieurs personnes de mes amis ; et
chaque estafette m'apportait des nouvelles bien
plus importantes que le Moniteur, parce qu'elles
étaient vraies. Aussi, malgré mon éloignement
de la France à cette époque, je n'en étais pour
110 MEMOIRES
ainsi dire pas absente. Cet excellent Lavalette
m'envoyait mes lettres avec une grande sûreté,
et je recevais ainsi des nouvelles fraîches et cer-
taines presque tous les jours tant que je fus à
Valladolid et à Salamanque. Les relations étaient
brillantes de féerie à cette époque. C'étaient les
fêtes du mariage; celle du prince de Schwart-
zenberg n'avait pas eu lieu , et l'on pouvait
se réjouir encore sans frémir au souvenir d'un
air de danse. La fête de l'Hûtel-de-Ville , dont le
rapport m'appartenait un peu, fut une des plus
belles de celles qui furent alors données , même
à l'École Militaire , où cependant la garde impé-
riale s'efforça de rappeler la magnificence de la
distribution des aigles lors du couronnement.
L'empereur avait emmené la jeune impéra-
trice en Belgique quelques semaines après le
mariage, et lui avait ainsi varié le bonheur de
la lune de miel. Marie-Louise recevait tous les
hommages avec une sorte d'indifférence, d'après
tout ce qu'on me disait, et rien ne faisait même
présumer qu'elle serait plus tard une souveraine
aimable , accueillant et protégeant la joie dans
la cour...
Mais ce qui me causait le plus profond éton-
nement , c'était tout ce qui se faisait alors en
France. Parmi les évènemens qui jetaient une
DE LA. DUCHESSE D AERANTES. 1 1 1
sorte de vertige aux yeux de ceux qui voulaient les
considérer, un surtout me frappa, et d'abord je
n'y voulus pas croire; ensuite je le sentis dou-
loureusement au cœur. Ce fut V abdication forcée
de Louis, comme roi de Hollande. Louis était
très aimé de ma mère, et son caractère doux et
bon m'avait attachée à lui. Sa conduite, que les
uns ont blâmée, et d'autres ont louée, est tou-
jours celle d'un honnête homme. Il avait auprès
de lui des amis qui lui étaient attachés de cœur
etqui étaient aussi les miens. J'eus par eux, à cette
époque, les détails de cette révolution de Hol-
lande ; car cette circonstance de l'abdication mé-
rite le nom de révolution, et j'avoue que j'en ai
souffert...
Louis comprenait bien le système continental
de son frère; mais il comprenait encore mieux
les besoins du peuple qu'on lui avait donné. Ce
peuple , qui ne connaissait pas les douanes , et
qui était jadis le plus florissant du monde dans
son commerce , dépérissait sous le régime terrible
des confiscations et des prohibitions. Louis se
refusa à être plus long-temps l'instrument d'une
tyrannie qui tuait la Hollande. Alors l'empereur
fit marcher une armée commandée par le maré-
chalOudinot. A l'approche d'une armée française,
Louis abdiqua; mais en ftiveur de son fils. L'ab-
1 1 2 MÉMOIRES
dication fut rejetée. Le maréchal Oudinot entra
dans Amsterdam, et bientôt l'Europe apprit que la
Hollande était incorporée à l'empire français !...
Lorsque l'empereur vit que son frère ne vou-
lait pas obéira sa volonté, il demanda, ou plutôt
il ordonna l'abdication, Louis était bon , doux
même; mais lorsque l'on exigeait de lui une
chose qui pouvait être nuisible à ses enfans, ou
bien à un peuple qu'il regardait aussi comme ses
enfans, il avait alors une force de volonté très
grande , et il le montra dans cette circonstance.
Il consentit à l'abdication , mais à des condi-
tions , et fut même jusqu'à dire à son frère qu'il
fallait parler à l'Angleterre, que l'on pouvait lui
mettre cette affaire de la Hollande devant les
yeux , comme une condition du marché , et que
la paix pouvait encore être faite , si la France
concédait dans le sens que Louis le disait. L'em-
pereur le voulut bien, et le roi de Hollande en-
voya en Angleterre M. Labouchère, pour traiter
de cette affaire. C'était alors le marquis de Wel-
Icsley qui était premier ministre. JM. de Labou-
chère est , comme chacun sait , l'un des premiers
banquiers de l'Europe. Ses relations avec l'An-
gleterre y sont aussi étendues qu'honorables , et
toutes facilités lui étaient donc accordées. H vit
ceux qu'il devait voir, et l'affaire marchait à
DE LA DUCHESSE D ABRINTKS. 110
souhait, lorsque, dans une entrevue que le roi de
Hollande eut avec son frère (je crois que c'est à
Anvers), il lui demanda pourquoi, dans une
telle occurrence, lorsqu'il y allait de son bonheur
à venir et de l'honneur de sa couronne, il le tra-
hissait aussi froidement, et l'exposait à des pa-
roles doublement fâcheuses de la part de l'An-
gleterre. L'empereur le regarda avec surprise :
il ne le comprenait pas.
— Oui, poursuivit le roi de Hollande, tandis que
moi, rempli de bonne foi, j'envoie en Angleterre
un homme d'une probité reconnue , dont la pa-
role et la présence même garantissent mes in-
tentions , vous envoyez, vous, un homme obscur,
un intrigant enfin , car il ne peut être autre chose
celui qui accepte une telle mission , et vous
traitez pour vous et sans moi.
— C'est faux, s'écria l'empereur le visage en-
flammé de colère... c'est faux!...
Et ses yeux lançaient la foudre.
— Et moi je vous dis que c'est vrai, repartit
son frère. J'en suis sûr; M. Labouchère en a été
prévenu.
— Mais, de par le grand diable d'enfer! s'écria
l'empereur au plus haut degré de colère , je ne
connais pas cet homme !.. . je ne connais pas son
nom!... qui donc l'aurait envoyé ?
XIII. -• ' g
1 l4 MÉMOIRES
— Et quel autre que votre ministre Fouché ?
dit Louis... Je vous répèle que l'on traite en
ce moment pour vous à Londres , et que Ton y
traite, que l'on y discute les intérêts, les mêmes
intérêts dont la base est dans notre projet de
traité... et c'est ainsi que je dois croire à une pa-
role de frère !...
L'empereur était pâle , et il tremblait à faire
croire qu'il allait s'évanouir... Il pressait son
front, il s'asseyait, se levait, et semblait agité
par un rêve infernal. Enfin s'approchant de son
frère :
— Écoute , lui dit-il : je vois qu'il y a dans
tout ceci une trame criminelle;... mais je n'y suis
pour rien... je t'en donne ma parole d'honneur,
de roi et de frère... me crois-tu ?
Louis est bon , et surtout si honnête homme!
une parole d'honneur, et donnée par son frère ,
était pour lui une parole venue de Dieu.
— Je vous crois, lui dit-il; mais alors il faut
que vous fassiez découvrir l'auteur de cette in-
famie. Vous me le devez à moi-même, vous le
devez à votre propre honneur... Comment peut-
on se servir ainsi de votre nom ?
L'empereur ne répondit pas, mais il était aisé
de voir qu'un orage s'amoncelait, grand et ter-
rible , dans son âme... Ses sourcils froncés, sa
DE LA DUCHESSE d' AERANTES-. 1 1 5
bouche presque contractée, tout indiquait en
lui qu'il y aurait une irruption de fureur, et
qu'elle serait terrible.
Tu peux t'en reposer sur moi pour découvrir
ce tissu d'indignes tromperies, dit-il à son frère.
Je crois connaître le serpent qui m'enlace de ses
nœuds ; mais si je ne puis me défaire de lui par
les moyens ordinaires, je le couperai en mille
morceaux.
De retour à Paris, l'empereur mit 1,'affaîre dans
les mains de Dubois. Celui-ci , habile et prompt
dans ses démarches, eut bientôt découvert que
Fouché envoyait en Angleterre beaucoup plus
souvent que ses besoins de police l'exigeaient.
De là à connaître la vérité il n'y avait qu'un pas...
Bientôt il tint non seulement le bout du fil ,
mais toute la pelotte; et l'émissaire fut arrêté
par ses agens à lui-même , et sur-le-champ con-
duit au Temple.
Cet homme était un émigré rentré, un cheva"
lier Fagan , qui croyait fermement agir au nom
de l'empereur, et qui n'agissait que pour Fouchéj
Pour Fouché!... et pourquoi faire? bon Dieu !...
Que voulez-vous que je vous dise?... et moi aussi
je n'en sais rien. Il aimait tant l'empereur, que
peut-être il voulait jouir de l'émotion qu'il pro-
duirait sur son visage en lui apprenant que la
1 1 6 MÉMOIRES
paix était faite... Toujours est-il que c'est un sin-
gulier mystère.
Quand M. Fagan se vit au Temple il eut peur;
mais Fouché lui fit dire que l'empereur serait
très en courroux si son nom était prononcé dans
un interrogatoire , et qu'en conséquence il lui
fallait se taire , et se taire s'il voulait conserver
sa tête... L'autre crut toute cette belle histoire;
aussi lorsque Real fut l'interroger , il parla de
choses qui ne pouvaient en rien compromettre
Fouché, et persista à dire qu'il était en Angle-
^'erre pour son compte et pour des affaires à lui.
Mais Dubois, qui était la malice même, et qui
savait toute l'affaire; s'y prit de manière qu'un
homme sûr parvint auprès de M. Fagan , et lui
raconta comme quoi Fouché se moquait de lui.
En entendant ce nouveau coup de cloche , le
Fagan ouvrit de grandes oreilles et de grands
yeux. Il ne comprenait pas qu'un homme pût
aussi gaillardement en faire fusiller un autre, le
tout pour son passe-temps... Cela changea sa
gouverne ; il parla tout autrement, raconta tout
ce qu'on voulut savoir, et finit par faire tout le
contraire de ce que son maître en diplomatie ,
Fouché, lui avait montré pour sa plus grande
instruction. Le résultat de toute cette belle af-
faire fut la disgrâce de Fouché , dont voilà la vé-
DE LA. DUCHESSE D ABRANTÈS. II7
ritable cause, très peu connue du reste , parce
qu'alors les journaux étaient muets, et que depuis
Fouché lui-même s'est opposé à ce que ce fût
connu. Du reste, cet homme, qui avait après
tout un talent réel , était presque nécessaire à
l'empereur, et je n'en veux pour preuve que
toute cette histoire, celle de l'impératrice, bien
d'autres encore après lesquelles l'empereur a
reçu encore cet homme dans sa grâce... M. de
Talleyrand avait bien moins de bonheur, et ja-
mais l'empereur, s'il ne l'eût nommé grand-
dignitaire, ne l'aurait ainsi conservé auprès de
lui. Au lieu qu'avec Fouché, ils avaient beau se
rendre lettres et portraits ^ ils se raccommodaient
toujours. C'était vraiment comique.
C'est une singulière histoire que celle de l'im-
pératrice Joséphine et de Fouché. Quand l'em-
pereur en parlait, il disait:
« Comme le jour où Fouché voulait me faire
répudier par ma femme '. »
A peu près dans le même temps, des évène-
mens d'un autre genre quoique pour le même
objet, car dans ce temps-là tout le monde jouait
à la couronne, comme jadis on jouait à la bague,
' Je la conterai plus tard celle histoire avec celles de M. de
Tallcyran:l et de Fouché', decoUYerles par Dubois.
Il8 MÉMOIRES
d'autres évènemens également curieux avaient
lieu dans le nord de l'Europe. Bernadotte était
choisi par la Suède, parlant par ses états -généraux
rassemblés à Olrebro, et le roi Charles XIII
l'adoptait pour fils.
Je possède des lettres bien curieuses sur cette
histoire de Bernadotte ; c'est dans l'expression
de l'opinion de ses camarades, de ses frères
d'armes , qu'il faut voir celle de l'empereur. Je
ne sais vraiment pas comment il a pu se décider
à le laisser aller, d'après les sentimens qu'il avait
même laissé voir sans beaucoup de feinte. H est
vrai que celui qui m'écrivait alors n'aimait pas
Bernadotte; mais j'ai su de lui des mots de
l'empereur vraiment étonnans de pressentiment.
Il y eut surtout un rêve que Napoléon fit à cette
époque, qui me fut raconté à mon retour en
France , et qui m'étonna plus par l'importance
que l'empereur y mit, que par ce qu'il pouvait
signifier ; car il n'était pas surprenant que , très
préoccupé de cette aventure de Suède, Napoléon
s'en occupât plus particulièrement que d'au-
tre chose. [1 rêva qu'il voguait sur une mer
sans horizon , lui dans un vaisseau , et Bernadotte
dans un autre; que les deux vaisseaux marchè-
rent d'abord de concert; puis, que celui de Berna-
dotte s'éloigna, et que, malgré que l'empereur
DE LA. DUCHESSE D AERANTES. Hg
le suivît avec sa lunette , il ne distinguait plus
sa figure qu'au travers des nuages et des brouil-
lards quitout-à-coup s'étaient élevés entre les
deux vaisseaux.
Ce qui me ferait croire à la vérité de ce
songe, c'est que Napoléon exigea long-temps
le plus grand secret sur ce rêve , et ce ne fut
qu'au retour de Russie qu'on me le conta, et en-
core sous le sceau du secret.
Lorsque Bernadette fut aux Tuileries pour
annoncer à l'empereur que les états- généraux
de la Suède l'avaient choisi pour le successeur
de Charles XIII , Napoléon ne parut pas disposé
à le laisser aller régner aussi loin. Bernadotte,
aussi rusé et aussi fin qu'homme au monde, et
déterminé à saisir la couronne que lui offrait
la fortune , dit avec un accent très marqué de
raillerie :
— Votre Majesté veut-elle donc me placer aa-^
(ie$sus d'elle en me forçant à refuser une cou-
ronne P
L'empereur s'arrêta, le regarda fixement pen-
dant quelques instans , puis reprenant sa p.oj
menade, il lui dit:
— Eh bien! soit!... allez... ]S os destmées doivent
s'accomplir.
Et il partit. On a vu plus lard combien les
120 MÉMOIRES
pressenlimens de l'empereur étaient justes;
Mais ce qui fit alors un bien mauvais effet en
France , et je le vis par mes lettres non seule-
ment de Paris, mais de Bordeaux, de Bayonne,
de Lille et d'Arras , ce fut le décret impérial
qui ordonna le brûlement de toutes les marchan-
dises anglaises qui seraient trouvées non seule-
ment en France , mais en Hollande, dans toutes
les villes anséa tiques, et enfin depuis le Mein
jusqu'à la mer \
Lorsque le duc partit de Salamanque , je ré-
solus de quitter la maison que j'occupais près
de la porte de Zamora, pour aller en occuper une
fort jolie, mais trop petite pour mon mari et
moi, qui appartenait au marquis de la Scala.
On me l'avait fort vantée, et elle était encore
plus charmante. Le salon était garni de belles
glaces , et puis peint sur les murs avec une cou-
leur gaie. Le plancher était couvert par un beau
tapis de Turquie , et les trois fenêtres qui don-
naient sur le jardin étaient entourées de jasmins,
de rosiers et de franchipaniers. La chambre à
coucher était également jolie, ainsi que deux
autres pièces où logèrent mes femmes. Lorsque
' J'ai appris depuis que les Anglais avaient dés le dernier
siècle donne' l'exemple de cette violence dans les proce'dés...
ce n'ctail qu'une rcpicsaille...
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 121
je fis demander au marquis de la Scala s'il vou-
lait me loger dans sa maison , il vint lui-même
au même instant pour m'assurer combien il en
serait content; mais qu'il me demandait le temps
d'y faire rétablir l'ordre, parce que la moitié] des
meubles en avait été emportée par le général
M nau siège de Ciudad-Rodrigo avec toute la
batterie de cuisine, ainsi que les matelas; tan-
dis qu'une autre partie avait été mise dans les
fourgons du général , et dirigée sur la B'rance.
Je m'informai de la chose ; elle était
vraie. . .
Et voilà comment nous nous faisions détester
des Espagnols ; et voilà comment une bonne ac-
tion n'était pas même appréciée par eux ; en voici
la preuve.
J'occupais encore ma maison de la rue de Za-
mora. C'était le jour de la Saint-Jean; il faisait
chaud, et nous étions dans une salle basse, dans
un dolce far mente , buvant des eaux glacées ,
et devisant entre nous sur la haine des Espagnols,
qui, depuis le départ du prince, affectaient de
remplir les églises et de prier pour la délivrance
de Ciudad-Rodrigo ; souvent même on entendait
sonner à grandes volées dans le courant de la
semaine.
— Pourquoi ces cloches ? demandai-je un jour
122 MEMOIRES
à la vieille maîtresse de la maison où je logeais.
— Por Ciudad-Rûdrigo , senora , me répondit-
elle... par Citxdad-Rûdrlgo'-... y por los Ingleses
tambien^.
Et ses yeux me lançaient des éclairs... c'était
vrai... le peuple priait hautement et publi-
quement CONTRE jvous... il avait raison... Or ce
même soir de la Saint -Jean dont je viens
de parler , j étais donc assise dans une salle
basse avec M. Michaud , commissaire ordonna-
teur en chef du 8^ corps ; le général Joseph La-
grange , gouverneur de Salamanque ; M. Ma-
gnien,et le do} en du chapitre. Il était près de onze
heures du soir, la ville est ordinairement fort
calme dans ce moment de la journée , et le moin-
dre bruit s'y fait entendre... Au milieu du demi
silence qui règne quelquefois dans la conversa-
tion de cinq ou six personnes, je crus distinguer
les vagisseraens d'un enfant... je fis signe à ces
messieurs de se taire, et j'entendis alors très dis-
tinctement le même bruit. Je sonnai aussitôt, et
j'envoyai mon valet de chambre voir ce que ce
pouvait être. Il revint, et me dit qu'il n'avait
rien vu. Comme les cris avaient cessé, et qu'ils
étaient si faibles que l'oreille seule d'une femme,
• Pour Cuidad Rodrigo, madame... pour Cuidad Rodrigo,
et pour les Anglais aussi.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 120
et d'une femme qui avait été mère, pouvait les
avoir compris, ces messieurs me dirent tous que
je m'étais trompée... j'étais sûre du contraire, et
quelques momens plus tard, eu effet, les cris re-
commencèrent, et de manière à se faire entendre.
Cette fois je ne voulus m'en rapporter à per-
sonne ; je priai ces messieurs de m'accompagner,
et, me faisant éclairer, j'allai dans la cour, car
c'était de là que venaient les cris... lorsque j'y
fus entrée, ils devinrent presque perçans , et me
guidèrent jusqu'à ma calèche qui était sous une
remise... là, sur les coussins mêmes de la calè-
che, nous trouvâmes un enfant ayant à peine
quelques jours , mais charmant, et fort propre-
ment arrangé. Je le pris aussitôt dans mes bras,
et l'emportai dans le salon. J'avais hâte de voir
de plus près cette pauvre petite créature qui, de-
puis qu'elle était portée , ne criait plus que si
doucement qu'il semblait qu'elle me remerciât.
Elle était fort proprement vêtue, arrangée à l'es-
pagnole, et ayant sur sa poitrine un papier sur
lequel était écrit , également en espagnol, ce que
je donne ici traduit :
,,,,f Une mère au désespoir confie à Votre Excel-
lence ce qu'elle a de plus précieux... son enfant...
sa fille... celle qui devait être la consolation et le
soutien de ses vieux jours. On sait à Salamanque
1 24 MÉMOIRES
que Votre Excellence aime à faire le bien , et
dans la position où elle est elle-même , étant
prête à devenir mère... j'ose espérer que vous
adopterez ma pauvre enfant, et ne l'abandon-
nerez pas... Puisse son père rougir du parti qu'il
me force à prendre... »
L'écriture était espagnole, mais assez belle ; le
papier était bien : tout cela uni à la sorte d'élé-
gance, pour ainsi dire, des vêtemens de l'enfant,
nous fit soupçonner que la petite pouvait être
^ quelque jeune fille de la ville, séduite par
un Français ; la dernière phrase du billet le fai-
sait croire au moins... Lorsque mon valet de
chambre vit la petite, et qu'il se rappela son pre-
mier voyage dans la cour, il me dit qu'il avait
vu une forme qu'il croyait être une femme, la
tête couverte d'une longue mantille, passer près
de lui , et sortir de la maison ; et en rappelant
ses souvenirs, il dit ensuite qu'il en était sûr...
C'était probablement la mère de l'enfant, qui
était demeurée près d'elle jusqu'au moment où
on était venu la prendre... Pauvre mère!...
Je déshabillai l'enfant, et j'acquis la preuve,
par l'état du nombril , qu'elle ne pouvait pas
avoir au-delà de huit jours... Elle était charmante
cette petite, mais la pauvre enfant mourait de
faim. Comme il ne ûillait pas songer à avoir une
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÊS. 125
nourrice à cette heure de la nuit, je lui mis du
lait dans une bouteille d'eau de Cologne vide
que j'arrangeai avec du coton, et ma femme
de chambre et moi passâmes la nuit presque en-
tière auprès d'elle. Cette bonne action me
semblait commandée non seulement par l'hu-
manité, mais bien encore par la position où je
me trouvais; chaque mouvement que faisait mon
enfant me semblait une demande adressée par
hii-méme de ne pas abandonner l'orpheline.
Le lendemain , k peine fit-il jour que j'envoyai
chercher le prêtre qui desservait une chapelle à
l'église de San-Marcos; c'était un prêtre fran-
çais, émigré, presque naturalisé Espagnol, et je
fis prévenir le corrégidor de la ville, après avoir
pris la précaution de faire chercher une nour-
rice pour ma pauvre orpheline. Lorsqu'ils furent
tous là, je donnai les noms du duc et les miens ,
et je fis baptiser l'enfant, aimant mieux courir
le risque de doubler le sacrement que de l'en
priver tout-à-fait. Je lui donnai les noms de
Laure pour moi , Juana pour le duc qui s'appe-
lait Jean, et Marie en mémoire de ma mère et de
ma belle-mère qui toutes deux s'appelaient Ma-
rie ; ensuite je fis acheter des étoffes pour lui
faire une petite layette; puis je donnai de l'argent
au corrégidor pour payer long-temps la nourrice,
1 26 MÉMOIRES
lui donnant par écrit, et de ma main, tous les ren-
seignemens possibles pour me faire parvenir en
France des nouvelles de cette enfant dont je vou-
lais à l'avenir soigner le sort, puisque le hasard
l'avait jetée dans mes bras. Il devait m'écrire
quand elle aurait trois ans pour que j'eusse à la
faire venir près de moi.
Lorsque tout fut réglé , je regardai le corré-
gidor, et lui dis en souriant :
— Eh bien ! vous voyez que nous ne sommes
portant pas si méchans,nous autres Français...
car voilà une de vos compatriotes qui avait aban-
donné son enfant, et moi je lui ai peut-être sauve'
la vie.
Le corrégidor me regarda à son tour, mais avec
une sévérité dure que rien ne semblait devoir
désarmer... Il y avait delà haine dans son re-
gard.., enfin il me dit, toujours avec la même
expression ;
— Votre mari tue assez d'Espagnols pour que
vous en sauviez un.
Et voilà tout le remerciement qu'il a jugé à
propos de me faire... Eh bien, j'aime cette ru-
desse et cette franchise...
Un jour je reçus de Junot une lettre en ré-
ponse à celle où je lui écrivis le détail de cette
aventure, et où lui me parlait du siège de Ciudad^
DE LA DUCHESSE D AERANTES. 12^
Rodrigo... Je la transcris en entier pour donner
une idée de la manière de penser des généraux
français sur leur général en chef.
San-Felices el Chico, le a8 juin 1810.
« J'ai reçu ta lettre , ma chère Laure , et tu dois
» penser que j'ai reconnu mon amie dans la bonne
» action qu'elle a faite pour cette pauvre petite or-
«pheline. Je pense qu'elle ne peut pas porter un
» nom qui lui convienne mieux que le tien ; il
» lui rappellera toujours à qui elle doit la vie, et
» par la suite l'existence.
» Je t'ai envoyé des lettres de France , je pense
» qu'il y en a qui te donnent des nouvelles de
» nos enfans : écris-moi ce qu'ils font.
»Nous avons toujours ici beaucoup de cha-
» leur, grande quantité de coups de canon , et
» très peu de chose à manger. Les légumes sur-
» tout me manquent , ce qui m'est fort désagréa-
» ble. Heureusement je puis avaler de la poussière
p autant que je veux, et déjà deux coups de
« soleil m'ont écorché les oreilles et une partie
» de la figure. J'espère être un peu moins laid
• quand jeté reverrai, mais la couleur n'y fera
• rien. Notre-Dame de Laurette était, dit-on,
» noire comme le diable , et elle a fait beaucoup
128 MÉMOIRES
» de passions. Ma Laure est brune , et elle est
» pourtant aussi jolie que les plus jolies blanches.
«Les murs de Ciudad-Rodrigo tombent bien
it doucement. Nous avons des ennemis qui nous
> inquiètent bien doucement. Quand nous les at-
• laquons, nous le faisons bien doucement. Nos
• soldats , par exemple , ne couchent pas bien
» doucement ; et quant aux vivres, ils arrivent bien
• doucement. Je voudrais bien que l'ordonnateur
*ne vînt pas aussi doucement^. Quant à nous %
«lorsque nous discutons, ce n'est pas toujours
» bien doucement. Pour moi tout me serait égal ,
» ma Laure , si je pouvais être bien doucement au-
f près de toi ,. .. et que le soir, après la fatigue du
«jour, je pusse me reposer hieîi doucement Auprès
»de toi...
» Adieu, ma Laure , je t'embrasse mille fois et
• vais aller aux avant-postes des Anglais pour
» voir de près leur figure.
«Tonami , etc. »
On voit, d'après cette lettre, avec quelle sorte
de mollesse agissait Masséna; l'ironie qui est dans
les paroles de Junot l'indique assez. C'était avec
raison qu'il n'était plus appelé que le vétéran de
>M.Michaudj orclonn.'itoiir du 8' corps.
■ Le maréchal Ncy, ÎMagséna et Junot.
DE LA DUCttESSÊ ft ABRAUTÈS. 120
gloire de l'armée d* Italie ; c*était le nom qui de-
vait lui rester.
Enfin Ciudad-Rodrigo fut pris après un siège
qui prit plus de temps que celui de Tarragone!...
Cependant à ce siège il y avait trois grands- offi-
ciers de l'empire et une armée nombreusej
Quelques biographies disent que le maréchal Ney
commandait ce siège; c'est vrai, si l'on con-
sidère que le maréchal Ney fut appelé au siège de
Ciudad-Rodrigo pour le faire; mais du moment
où le général en chef de l'armée fut au camp,
il commandait de fait et de droit, et les fautes
commises ne peuvent tomber que sur lui pour le
blâme qu'elles ont valu à nos armes.
Voici la lettre assez burlesque que Junot m'é-
crivit lorsque la ville fut en notre pouvoir... Ils
étaient si charmés de n être plus retenus dans
ces plaines stériles, où bétes et gens mouraient
de faim, qu'ils prenaient delà joie pour revenir
seulement à Salamanque... Junot s'était battu
d'ailleurs , et pour lui c'était une sorte de fête ;
il avait combattu les Anglais, et les avait rossés ,
comme il me le disait en termes du métier : mais
le repos devait être court.
N° XI de la correspondance d'Espagne,
•Ciudad-Rodrigo, le II juillet 1 810. -^.^^ •C?*'-'V'<*i- « '
» Troyes est soumise. Mais les dieux ne permet-
J 3o MEMOIRES
» tent pas encore à Achille d'y faire venir son Iphi-
» génie. Calchas prépare un sacrifice pour ren-
» cire le ciel favorable; déjà nos chevaux sonl prêts,
» et sur sa parole , ils se tournent vers Salaman-
«que... Qu'avec transport je parcourrai les che-
9 mins de cette vieille Castille'! Je demanderai ma
"Laure à tout ce que je verrai; mais non pas à
1 ces vilains déguenillés qui ne la connaissent pas,
» car je ne veux pas qu'il y en ait un seulement
«qui la regarde; leurs vilains yeux souilleraient
»de leurs regards sinistres les traits char-
» mans de mon amie...
» Je crois donc, ma chère Laure, que je serai à
wSalamanque le 1 5 ou le 16 au plus tard ; pré-
» pare-toi, parce que nous partons aussitôt pour
''Ledesma^ où je vais avec mon corps d'année.
» Cindad-Rodrigo est encore plus maltraité que
» Saragosse ; cependant on y trouvera un loge-
« ment pour loi, quand nous devrons marcher en
» avant.
))Bien lein^ a pris de se rendre. Une demi - heure
» plus tard ils étaient pris d'assaut sans pouvoir
» l'empêcher. La brèche pouvait se monter et
'> descendre à cheval. Elle n'était pas défendue
» intérieurement, et la garnison n'est pas plus forte
» que celle d'Astorga.
i II se trompait, Cludad-Roclngo est royaume de Léon.
DE LA DUCHESSE d'aBRANT^îS. i5i
» J'espère faire la roule d'ici à Salamanque
» un peu lestement. Si en arrivant je suis un peu
«fatigué, un baiser de toi me remettra, et tes
• soins achèveront de me remettre desfatigues et
«des privations que j'ai éprouvées depuis vingt
«jours.
> Adieu, ma Laure. Je t'embrasse un million de
))fois et t'aime de cœur.
» Sois prête à partir ma chère J_jauré, me dit-il
pdans une autre lettre; nous allons à Ledesma,
set je ne demeurerai à Salamanque que le temps
» nécessaire pour l'attendre. »
Le marquis de la Scala était chez moi lorsque
je reçus cette lettre ; je lui demandai ce que c'é-
tait que Ledesma.
— Un lieu épouvantable, me dit-il; figurez-
vous un rocher en pain de sucre au sommet du-
quel est bâtie une ville, ., mais une ville comme
on les construisait il y a trois cents ans en Es-
pagne et même au-delà, car on la croit arabe...
elle domine une plaine aride où il ne croît que des
bruyères et des plantes sauvages... c'est un triste
séjour.
Quand il sut que j'allais y demeurer, il se ré-
cria, et me dit que j'avais tort, surtout dans ma
position , de m'aventurer dans un semblable dé-
sert... Mais depuis long-temps mon parti était
102 MEMOIRES
arrêté, et je répondis à Junot qu'il me trouverait
prête à le suivre.
Ce qu'on me disait de Ledesma me fit quitter
Salamanque avec regret, quelque triste que fût
son habitation ; il y avait d'ailleurs des choses si
remarquables à voir, que les notes que j'ai conser-
vées de mon séjour à Salamanque sont peut-être
plus intéressantes que celles de Burgos , et bien
autrement importantes que tout ce qui regarde
Valladolid'... J'ai surtout regretté la belle place
de Salamanque... je crois n'avoir joui nulle
part du jour et du soleil comme au milieu de
cette belle enceinte, où la lumière jaillissait de
toutes parts , et venait inonder de ses bienfaits
des yeux fatigués de l'obscurité des rues étroites
et malsaines de la ville de Salamanque... Ce n'est
pas que sa situation soit mal choisie; jadis lors-
que les environs étaient cultivés , je suis cer-
taine que Salamanque était une des plus char-
mantes cités d'Espagne. Lorsqu'on aperçoit de
loin ses clochers se dessinant sur un horizon
I Ces Mémoires n'e'laient pas destinés à élre un voyage ou
une relation descriptive. Je garde toutes mes notes relatives
aux monumcns et aux arts, ainsi qu'aux sciences, pour un
ouvrage que je publierai incessamment sur l'Espagne, et quî
sera , je crois, plus complet qu'aucun, autie pour les parties
que j'ai iia]jilees..._
DE LA DITCHESSE d'aBRANTÈS. 1 33
pur dans ses lignes , on trouve à cette ville , dans
une plaine entourée par les méandres de la
Torrnés'une grande ressemblance avec Tours...
mais les belles cultures de France ne se retrou-
vent plus autour de Salamanque, et le prestige
disparaît aussitôt que les regards s'abaissent vers
la terre.
Tandis que le duc était à Ciudad-Rodrigo, il
arriva une petite aventure dans notre intérieur
qui peut donner une idée de la sûreté qui nous
entourait à Salamanque, tandis que nous étions
au milieu d'une armée de près de quatre-vingt
mille Français.
On aentendu parler d'unhomme très audacieux,
très habile comme partisan , nommé don Julian
Sancliez, qui donnait à lui seul plus d'occupation
à nos troupes que l'armée espagnole régulière...
Cet homme avait une troupe formidable pour un
partisan, et, se répandant dans la plaine, il y
exerçait tout ce que des hommes comme lui et
ses soldats pouvaient tenter et commettre sur
des vainqueurs détestés. Mais bientôt les rapports
devinrent inquiétans pour moi "personnellement;
en apprenant que l'un des généraux en chef
La Termes. Ses bords sont peu agre'ables à Salamanque,
ils le sont davantage pour un botaniste, parce qu'ils offrent
des plantes rares et tout-à-fait inconnues en France.
1 34 MÉMOIRES
avait sa femme avec lui , don Jiilian résolut de la
prendre, surtout en apprenant que j'étais en-
ceinte et jeune.
Car, dit-il fort judicieusement à celui qui nous
rapporta le fait, son mari tiendra d'autant plus
à elle.
Son but était donc de me prendre, de me pré-
server, par exemple, de toute insulte, et puis, de
la caverne, de la foret, de je ne sais quel désert
où il m'aurait conduite , d'écrire au duc d'A-
brantès :
« J'ai pris votre femme. Vous êtes un des
» hommes que Napoléon aime le plus. Eh bienl
» dites-lui qu'il me rende le duc de l'Infantado ,
»ou le duc de San Carlos, et je vous rends votre
» femme saine et sauve j et surtout sauve de la
» moindre offense. »
Et comme l'empereur était assez peu galant
pour ne pas s'arrêter à des considérations aussi
frivoles que celles de la sûreté d'une femme qui ,
au fait , n'avait qu'à demeurer chez elle et ne pas
courir dans les routes mal frayées du royaume
de Léon , alors don Julian aurait demandé une
rançon proportionnée au prix que mon mari
pouvait attacher à ma personne. Voilà quel était
son plan, et au fait il n'était pas mauvais.
Lorsque j'appris cette nouvelle, qui me don-
DR LA DUCHESSE d' AERANTES. l35
nait une inquiétude bien autrement directe que
toutes celles que j'avais eues jusqu'à présent, je
devins malheureuse. Je n'aurais pas fait attention
à la chose par elle-même si j'eusse été dans mon
état naturel, mais j'étais grosse et je devais sau-
ver mon enfant.
Le résultat de cette belle nouvelle fut de m'em-
pécher de me proroener. Je n'allais plus que dans
cette longue allée d'arbres qui borde la route ,
un peu montueuse, qui , de la porte de Zamora,
va jusqu'au poteau de justice '... Un jour me
trouvant fatiguée je rentrai de bonne heure, et
M. Magnien , qui était avec moi dans ma calèche,
demeura dans la promenade pour jouir des der-
niers momens d'une belle soirée du mois de
juillet; il regardait la campagne du haut de la
colline, lorsque du sommet d'une autre colline, à
gauche de la route , il vit descendre un homme
monté sur un fort beau mulet. Cet homme était
vêtu de brun, portait un chapeau retroussé , avec
la plume rouge ; enfin , il était parfaitement sem-
blable aux guérillas de don Julian. Magnien re-
' Ce poteau de justice est fait comme un petit colombier,
seulement il n'est pas creux. Tout autour sont des crochets
de fer auxquels étaient appendus les cadavres qu'on exécu-
tait d'abord, puis qu'on exposait ainsi pour l'exemple. C'é-
tait hideux,
1 56 MÉMOIRES
gardait toujours la campagne de l'oeil droit, tandis
que son œil gauche suivait les mouvemens de
riiorame au mulet. Bientôt il fut suivi d'un se-
cond.. . puis d'un troisième... d'un quatrième...
enfin il en compta jusqu'à cinq, qui descendaient
doucement la colline et venaient à lui... Magnien
prit d'abord tout cela pour une vision, car le
moyen de penser qu'à la porte même de la ville
don Julian aurait la témérité de se hasarder?...
Mais , comme il n'avait auctme des vertus qui au-
raient pu faire un second Daniel , Magnien pensa
très modestement que l'événement était fort na-
turel , et que c'étaient bien vraiment des gué-
rillas qu'il voyait devant lui. Alors, il se repentit,
un peu trop tard, de ne pas l'avoir jugé ainsi d'a-
bord. Mais, comme'd est toujours temps de cher-
cher à sauver sa vie , il y procéda à l'instant. Il se
mit à descendre la colline , et à revenir vers la
ville , en doublant le pas , puis un peu plus vite. . .
ensuite beaucoup plus vite... Mais les mulets,
dont probablement c'était alors la volonté de
marcher , doublèrent aussi leurs enjambées sous
lecoupdetalondcleurs maîtres, et Magnien allait
être atteint avant d'être en vue de la sentinelle de
la porte de Zamora, lorsqu'il s'imagina, fort heu-
reusement pour lui , de courir, en passant alter-
nativement entre chaque arbre, ce qui empêchait
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. iZ"]
rhomme au mulet de le joindre. Il ne craignait
pas un coup de carabine, parce que le bruit aurait
fait sortir le poste , et les guérillas ne voulaient
pas s'y exposer... Enfin , Magnien aperçut la porte
de Zamora , puis le factionnaire... il se jeta dans
ses bras avec un abandon de tendresse tout-à-fait
touchant, ce qui prouve, quoi qu'il en ait pu
dire, qu'il avait eu fort grand'peur... Deux sol-
dats du train , qui se promenaient dans la cam-
pagne , furent moins heureux que lui : l'un fut
pris et emmené par les Espagnols ; l'autre, percé
d'un coup de lance , fut porté le même soir à l'hô-
pital, où il mourut deux jours après.
Nous apprîmes plus tard que don Julian , qui
avait plus d'espions dans la ville que nous n'avions
d'habitans pour nous, avait été prévenu de ma
sortie. Comme je me promenais toujours pen-
dant une heure au moins , il avait cru avoir le
temps d'arriver, et ce n'était qu'à l'état de souf-
rance que j'avais éprouvé que je devais de ne pas
être tombée dans ses mains... Cette aventure me
rendit long-temps craintive.
L'empereur avait pensé qu'en donnant à l'ar-
mée de Portugal une portion des troupes et des
officiers portugais, que Junot lui avait au con-
traire envoyés pour ôter au pays des élémens
de révolte, il faisait une chose de saine et de haute
)o8 BIEMOIRES
politique; en conséquence , nous avions vu arri-
ver à Salamanque une foule d'officiers portugais,
qui, du reste, prouvèrent, en grande partie, que
l'empereur avait eu raison de se fier à leur pa-
role, mais dont plusieurs firent beaucoup de mal
en passant à leurs compatriotes, ce qui devait
arriver, et dont le reste fut d'un faible secours ,
parce qu'on ne pouvait pas exiger que des Por-
tugais tirassent sur des Portugais... Patmi eux
étaient plusieurs de mes amis, et je fus heureuse
de penser plus tard que ce fut parmi eux aussi que
se trouvèrent les plus braves et les plus distingués
par le courage et par l'honneur, comme le comte
Sabugal et le marquis de Valenca.
Le général commandant les troupes portu-
gaises était le marquis d'Alorna, dont j'ai rap-
porté une lettre contenant une prophétie sur
l'empereur. Le marquis d'Alorna était un homme
fort spirituel et qui avait même cet esprit
de la cour de France lorsqu'elle était spiri-
tuelle. Il parlait bien français, et puis il était
d'une originalité remarquable. Il était en même
temps et de bonne foi, libéral dans ses sentimens,
et fanatique dans ses opinions. Aussi grand sei-
gneur qu'on puisse l'être par sa naissance, il
était simple et sans aucune feinte. Il avait de la
bont^.... vous parlait de l'état misérable du
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. iSg
peuple portugais... de ses projets d'amélioration
pour le rendre heureux; et puis, la minute d'a-
près il racontait que la veille il avait parlé à la
Sainte Vierge; et cela, sans folie, sans aucune
monomanie... Il était bien amusant ; je l'aimais
beaucoup. Il était au siège de Ciudad Rodrigo;
Junot le voyait intimement.
Ce fut à cette époque que je reçus de Paris des
lettres qui me racontaient l'effroyable malheur
du bal du prince de Scharwtzenberg... Je reçus
plus de vingt relations différentes de cet événe-
ment affreux , dont le souvenir sera lui seul un
éternel malheur !... J'ai conservé une partie de
ces relations, ainsi que mon journal d'Espagne *
fait au moment même où je reçus cette nou-
velle... et je puis donner les diverses versions
que chacun donnait alors sur un accident où
les uns voulaient voir un augure funeste, les
autres une conspiration , et qui n'était qu'un
horrible malheur produit par une cause tout
ordinaire, ainsi que cela arrive presque tou-
jours.
Ce fut un dimanche (i" juillet) qu'eut lieu
* M. Ladvocat , qui est l'homine qui s'entend mieux à
connaître la physionomie d'une chose en librairie, m'avait
conseillé après avoir lu ce journal, de le mettre tel qu'il était
sans eu rien xelrancher. Je n'ai pu le faire, la place roe man-
quant.
l40 MÉMOIRES
ce désastre vraiment d'un sinistre augure. On
sait que les appartemens n'étant pas assez grands
pour contenir la foule immense des personnes
invitées , l'ambassadeur avait tait construire une
salle en planches dans le beau jardin de l'ancien
hôtel Montesson qu'il occupait alors , et qui est
situé rue de Provence. En relisant la description
que chacun s'accordait à faire de ce lieu magi-
que, on croit lire un conte oriental et fantas-
tique.
Tous les souvenirs éveillés pâlissaient devant
ce palais de fées. C'étaient des fleurs par cor-
beilles, des peurs à payer un palais ' /... des par-
fums enivrans, des lumières d'opale et de rubis,
des sons surhumains. Et puis ces femmes pres-
que toutes jeunes, presque toutes belles, mises
avec ce luxe élégant que je ne connais qu'aux
Françaises, et qui dans cette soirée semblait en-
core plus ravissant... Et puis il y avait comme de
la magie dans ce palais improvisé, dont les murs
de sapin étaient recouverts par de riches tentu-
res, des brocarts d'or et d'argent, des drape-
» Il y a peu de temps qu'un homme fort spirituel , mais
n'ayant rien de cette excessive sensibilité qui fait venir les
pleurs , en lisant cette pièce de vers de Victor Hugo, intitulée
les Fantômes, fondit en larmes et ne put continuer. Gela es t
arrive chez moi à M. d'Ar....y.
DE LA DÙCHË^SE iî'ABRANTjfes. l/ft
t"ies, des ga^es étincclantes rattachées par deà
nœuds de fleurs , et tout cela éclairé par des
milliers de girandoles dont le cristal renvoyait
tous les feux du prisme. « Quant à moi , j 'étais
comme fou, m'écrivait un vieil ami, bien que
je ne danse plus et que toutes les joies de ce
monde ne me touchent plus guère... »
» J'ai été long-temps sans t'écrire, disait à Junot
une lettre d'ami plus confidentielle... mais c'est
que j'ai été si malheureux de ce que j'ai vu, moi
soldat, moi accoutumé à voir tomber les hommes
devant moi , que je n'ai pu vraiment de long-
temps donner d'attention suivie à une chose
quelconque... Mon cher Junot, c'est après avoir
vu l'empereur dans cette soirée , qu'il faut l'ai-
mer bien plus qu'on ne l'aimait encore... Jamais
il n'avait été plus gai... plus heureux; il excitait
tout le monde à danser... Il accueillait toutes les
demandes... C'est au point que même des enne-r
mis bien reconnus obtinrent des faveurs que
nos femmes et nous demanderions en vain '...
Enfin, pendant les deux heures qui s'écoulèrent
avant que le malheur éclatât , il fut joyeux , con-
tent!...
• Tu auras vu dans les journaux comment cela
• Je n'ai jamais pu comprendre c«Ue phi-asé<
l43 MÉMOIRES
arriva... La chose est naturelle , sans doute... Si
on pouvait en douter, il y aurait de quoi mettre
à son tour le feu dans toute l'Europe. Duma-
noir et Tropbrillant se sont fort bien conduits...»
Quant à l'impératrice , sa conduite en ef-
fet fut admirable... au moment où le feu prit, l'em-
pereur faisait le tour du cercle de femmes qui
étaient dans cette malheureuse salle, qui n'avait
pour issue qu'une immence porte sur le jardin
en face du trône, placé contre la porte des appar-
temens et la galerie en planches,qui joignait, pour
ainsi dire , la salle à la maison. C'est dans l'angle
de cette petite galerie^, tout-à-fait au coin, que prit
le feu. On dansait une anglaise, et c'était la pre-
mière du bal... On a beaucoup dit qu'on avait
perdu la tête, et qu'on aurait du se jeter dans les
appartemens. Mais après avoir vu le plan détaillé
de l'appartement et du local que me dessinait
encore dernièrement une femme de mes amies,
je ne trouve pas cela du tout. On aurait au con-
traire perdu la tète , en allant vers le feu, puis-
qu'il venait de la maison, ou du moins en appar-
rence. Au moment où le feu éclata, l'impéra-
trice faisait aussi le tour des femmes de son côté;
Elle fut s'asseoir sur le trône, et /ti attendit l'em-
pereur: c'est du sang-froid... peut-être du cou-
rage même!... Mon dieu! si elle avait pu en avoir
DE LA. DUCHESSE D AERANTES. l43
seulement la moitié moins, le 28 mars 1814!!...
Quant à l'empereur, il fut là ce qu'il fut tant
de fois dans sa vie... il fut sublime.,. Il emmena
l'impératrice dans la première voiture qu'il
trouva dans la cour ; la conduisit jusque sur la
place Louis XV... puis revint à l'hôtel de l'am-
bassade donnant des ordres, s'occupant des bles-
sés, ayant pour tout ce monde effrayé, surtout de
douces paroles et des mots rassurans... activant
les secours malheureusement tardifs... Quand on
songe que les pompiers n'étaient pas là ! !...
Ce fut à grand'peine que Regnault deSaint-
Jean-d'Angely, dont l'hôtel était en face de celui
de l'ambassadeur d'Autriche, put les avoir dans
sa propre cour , et encore n'y étaient-ils pas à six
heures du soir le jour delaféte! !...
Un des premiers magistrats de Paris, et char-
gé à cette époque de veiller sur Paris , me di-
sait, il y a peu de jours, en me parlant de cette
malheureuseféte,quele prince deSchwartzenberg
avait voulu trop viser à l'économie, et s'était servi
d'un décorateur qui lui avait donné de vieilles
choses pour sa fête... Je ne crois pas que ce soit
une raison de malheur , si ce n'est pour le prince,
qui certes pouvait faire pour cette occasion , la
plus belle de sa vie de diplomate et de général
tout ensemble, ce qu'il aurait fait à Vienne ou
l/|4 MîiMOmES
bien à Pétètsbourg. Je n'admets donc Cette raîsôfl
que comme grief contre le bon goût du prince.
Et puis cela ne s'accorde pas avec toutes les re-
lations que j'ai eues, si ce n'est cependant la lettre
d'une femme très spirituelle de mes amies qui
qui me dit :
«Ne vous laissez pas berner par toutes leurs
visions de palais de fées... Ce n'étaient que des ori-
peaux... On aurait pu croire vraiment qu'en les
mettant le maître avait dit:
» — Ce n'est bon que pour le feu... »
Les Autrichiens parlaient hautement, le lende-
main, de l'admiration que leur avait inspirée l'em-
pereur, par sa noble confiance en revenant au
milieu de la nuit dans le lieu d'un si étonnant
désastre, et n'ayant pas d'autre entourage que
toute l'ambassade de Vienne. 11 y demeura jus-
qu'à trois heures et demie du matin , pour veil-
ler, comme le dernier magistrat de Paris, aux be-
soins que réclamait tout ce qui était là; car ces
femmes semblaient un troupeau de biches effa-
rouchées... Mon Dieu, quelle étrange nuit!... et
quel est donc ce langage d'infortune qui sert
d'épithalame! !... Et les roses de cette adorable
princesse de Schwartzenberg dévorées par le
feu, étant encore toutes fraîches?
On dit que c'était un spectacle si lugubre, que
DE LA lîUCHESSE d'aBRANTÈS. i45
lescœnrslesplnsindifférensenétaientbrisés.Lors-
que le lendemain de la fête on revint dans cette
même maison , où les tentures de deuil étaient
attachées aux murs avec les guirlandes de fleurs
de la veille!... encore fraîches!... encore odo-
rantes!... Et la victime, pauvre mère!... pau-
vre femme!... Elle mourut en rentrant dans cette
fournaise, que cinq minutes avaient transformée
en une salle de fête de Lucifer... Elle y cherchait
son enfant qui était sauvé... Un lustre lui tom-
ba sur la tète, et lui fendit le crâne î... Elle
tomba dans un trou fait au plancher par le feu,
et ce fut ce qui lui conserva une partie du bras
et du sein. . . Mais tout le reste était méconnaissa-
ble! . .. calciné en charbon! ... On ne la reconnutqu'à
une petite chaîne d'or à laquelle étaient suspen-
dus plusieurs petits coeurs en pierres précieuses
formant un mot , comme cela se faisait alors...
Elle était une des plus charmantes femmes que
l'on puisse voir... si aimable!... si gracieuse!...
si jolie!... Ce fut un holocauste bien précieux que
Dieu demanda à la famille Schwartzenberg. ..
Une chose pénible à dire , c'est que la cort-
duite des hommes fut indigne dans cette nuit
désastreuse. Ce fut au point qu'on en vit pren-
dre des femmes par le bras et les repousser
dans la salle embrasée, pour passer plus vite et
XIII. 10
l46 MÉMOIRES
surtout plus sûrement... Il y en eut pourtant
quelques uns... mais quelques uns!.. . leurs
noms sont trop honorables pour ne pas les citer.
C'est le général Hulot , qui avec son seul bras
sauva plus de victimes que vingt autres avec
leurs deux mains... c'est le général Edouard Col-
bert , c'est M. Emmanuel Dupaty, c'est M. Tet-
teinborn, qui n'était pas seulement, comme oq
le voit, un mangeur de cœurs , mais qui les
sauvait très bien, sauf à les croquer après... 11 y
a bien encore quelques hommes parmi lesquels
je dois placer en tête M. de Rambuteau, qui se
conduisit admirablement... Quant aux autres, }e
ne les nommerai pas... cela laissera la masse
dans le vague, et leur amour-propre se sauvera
par l'espoir d'être soupçonné d'une bonne action.
Le prince Eugène eut le bonheur d'aperce-
voir une petite porte dérobée qui avait été prati-
quée derrière le trône pour faciliter le service
des rafraîchissemens et venir de l'intérieur de
la maison. Le vice-roi l'avait vue lorsqu'on avait
apporté des glaces. Ce fut par là qu'il eut le bon-
heur de sortir et de sauver la vice-reine.
Le supplice le plus horrible fut enduré par la
malheureuse princesse de la Leyen, nièce du
prince primat. Elle aussi, ayant vu sa fille dan-
sant l'anglaise , voulut aller la reprendre et se
DE LA DDCHeS'SE d'aBRANTÈS. \ f[n
précipita dahs l'enfer brûlant, qui aurait re-
poussé tout autre qu'une mère... Sa fille était
sauvée!... Son père et elle ne voyant pas la prin-
cesse , crurent qu'elle était retournée à Passy, où
ils demeuraient .. mais la maison était déserte...
Alors le prince et sa fille entrevirent un affreux
malheur!... le péfe rassura sa fille... il quitta
son habit brodé, ses décorations et partit pour
Paris, pour y faire des recherches.
Pendant ce temps, un officier étranger, (un
Suédois, je crois), aVait trouvé parmi les décom-
bres un fantôme , un débris de ferrime , mais vi-
vant, souffrant ef polissant dés plaintes inai>.
ti'culées. Ce spectre était noir et presque éii
charbon... Son diadème de pierreries avait subi
une telle action sous le feu, que l'argent de la
monture des di'amaiis avait coulé, et s'était in-
crusté dans les os du éfârie ?... L'officier sué-
dois, en entendant sortir des gémissemens de
cette itia'sse informe , voulut , s'il était possible ,
tenter de la sauver^. Il M porta chez un épicier
voisin de l'hôtel de l'ambassadeur '. Là , on es-
saya d'interroger' lé s^ièétre souffrant. Mais long-
• Cet homme se coaduisit admirablement dans cette soirée
désastreuse ; sou souveuir doit ctre gardé comme celui d'uA
homme de bien... voilà le vrai Samaritain.
l48 MÉMOIRES
temps ses paroles furent indistinctes... Enfin ,
on entendit le mot de Passy... Alors, l'officier
suédois voulant accomplir son œuvre charitable,
prit une voiture, et y montant avec son malheu-
reux fardeau , il s'en fut à Passy demandant à
chaque maison un peu remarquable , si l'on était
inquiet de quelqu'un... Ce fut ainsi qu'il atteignit
la demeuredelaprincessedelaLeyen...Cenesont
pas des mots qui peuvent rendre l'effet terrible d'un
pareil moment!... Déjà depuis quelque temps le
cadavre encore vivant, voyant que son dernier
soupir s'exhalerait sur le cœur de ceux qu'elle
aimait, remerciait comme elle le pouvait l'homme
pieux qui avait pitié des mourans... Ses doigts
calcinés essayaient de serrer sa main, tandis que
de ses yeux , dont les paupières étaient brûlées,
coulaient encore quelques larmes sur ses joues,
que le feu avait entièrement corrodées.
La malheureuse femme vécut encore vingt-,
quatre heures, et mourut le lendemain dans un
bain d'opium , où elle avait été mise pour adou-
cir ses souffrances.
Une femme de mes amies qui avait assisté à
cette scène dramatiquement tragique, me racon-
tait dernièrement encore qu'un spectacle vrai-
ment unique était celui qu'offraitla demeure du
DE LA DtCHESSE d'aBRANTÈS. l^^
prince de Schwartzenberg pendant toute cette
nuit. Les cris d'effroi, les cris de douleur, les cris
inutiles se croisaient, se répandaient, et for-
maient une harmonie infernale, tandis que des
femmes couvertes de diamans et de fleurs cou-
raient çà et là comme étant attaquées de folie ,
et ne pouvant surmonter une terreur qui les pri-
vait de leur raison. L'une d'elles fut trouvée
sur le chaperon du mur à l'extrémité du jardin ,
à cheval sur ce mur , et ne pouvant dire com-
ment elle y était grimpée, et ne voulant d'abord
pas en descendre. Un autre effet de la peur fut
celui-ci. Il a eu lieu sur une personne que je
connais, et qui me l'a raconté elle-même. C'est
madame la baronne de Bre x, dame pour
accompagner Madame-mère.
Madame de Bre x , quoiqu'elle ne dansât
plus, n'en allait pas moins au bal, et était à
celui de monsieur le prince de Schwartzenberg.
Au moment où le feu éclata, elle ne se leva pas
assez vite... voulut ensuite sortir, et se trouvant
pressée par la foule, elle tomba et fut quel-
que temps foulée aux pieds. L'amour de la
conservation est si puissant qu'elle fit des ef-
forts surhumains pour échapper à ce double
danger qui l'accablait; elle se traîna, comme
elle put, jusqu'^ une banquette pour s'y niet-
l5o MÉMOIRES
tre à l'abri des piétinemens terribles qui la
broyaient; mais avant qu'elle ne l'eût atteinte,
le plancher manqua sous elle, et elle tomba
dans un trou obscur et frais , dans lequel elle
se crut d'abord en paradis après la chaleur in-
fernale qu'elle éprouvait à l'heure même. Ce-
pendant une sorte d'instinct lui disait que sa
retraite actuelle n'était sûre que momentané-
ment. Le bruit assourdissant qu'elle entendait
au-dessus de sa tète avait quelque chose d'hor-
rible... elle se traîna sur ses genoux et sur ses
mains, rencontrant parfois des obstacles qui
lui écorchaient les bras et déchiraient ses véte-
mens... Enfin elle revit , non pas le jour, mais
cette lueur sinistre de l'incendie qui éclairait,
comme une torche funéraire, tous ces débris
d'une fête royale... Elle était dans le jardin...
Le lieu où elle était tombée était , à ce qu'il
paraît, un bassin qui était heureusement à sec...
Madame de Bre x' fut sauvée, mais elle porta
1 Je suis en gênerai si peu offensante dans mes Mémoires,
que je suis sans pitié ensuite pour les gens qui viennent me
chercher, moi, pauvre personne, pour me dire des choses dé-
plaisnnîes sans aucun fondement. Je voulais repondre à ma-
ilame de Bre x dans le volume précèdent, mais je n'avais
pas Je place, et j ai rerais cette réponse à celui-ci!
Je reçus un jour une leUrc inconcevable , et , en vérité , si
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. l5t
long-temps les terribles marques de cette soi-
rée, sur les bras et sur les épaules, dont les
mon nom n'avait pas élé sur l'adresse je ne l'aurais pas
crue pour moi... Celte Jettre était de madame de Bre x.
Comme la lettre est fort curieuse, j'avais bien bonne envie
de l'insérer tout entière, mais la place me manque. 3Iadame
de Bre xme dit dans cette leitr c c^ue mon imagina tion bril-
lante m'a entraîne'e jusqu'à m'occuper de M. de Bre x qui,
né en ijSS ( autant que je puis me rappeler) se porte fort
bien.,, avantage qu il doit à une vie exemplaire, à de bonnes
mœurs, et un bon estomac ; lequel dernier avantage lui pro-
cure aussi de belles dents et une haleine pure... Enfin, par
postscriptum,md,àd.meàe^re x me dit que jamais M. de
Bre X n'a dîné chez moi , et qu'il ne connaît pas madame
Murât.
S'il faut dire la vérité, lorsque je lus cette lettre , ce fut
pour moi un logogriphe , une énigme, tout ce qu'il y a de
plus sphinx au monde. Enfin, à force dechercherj je trouvai
qa'ajant parlé de madame de Bre x dans le X' volume
de mes Mémoires, j'en avais parlé pour en faire un portrait
même un peu idéal en bien... Quant à son mari, que je
n'ai jamais vu, j'en avais d'autant moins parlé que je le
croyais mort depuis au moins quarante ans, car jamais elle
n'en parlait elle-même ; et lorsque je voulus remonter à la
cause qui lui avait fait écrire cette drôle de lettre, je la trou-
vai dans la plus comique des erreurs. Madame de Bre x,
comme beaucoup de gens qui n'aiment pas la lecture, se sera
fait rendre compte des livres nouveaux qui paraissent. Mes
Mémoires auront eu ce sort ; et comme la personne char-
gée de cette besogne aura aussi chargé une autre delà faire,
il s'en est suivi qu'au lieu de M. de Fleu dont je parle à la
page et dans le volume cités par madame de Bre...,. x, le ren-
l5a MÉMOIRES
cicatrices douloureuses lui rappelèrent encore,
après bien des mois, la fête de l'ambassadeur
d'Autriche.
Junot fut affecté, comme tous les amis de
l'empereur, d'un semblable événement; on se
rappelait, avec une terreur presque mystérieuse,
les noces de Louis XVI et de Marie-Antoinette...
on avait une crainte intérieure que personne
n'osait se communiquer, et cependant on aurait
voulu être rassuré; je ne fus pas moi-même à
l'abri de l'impression produite. Quant à l'em-
pereur, ce qui assiégea long-temps son esprit,
deurde compte aura vu M, deBre x, lequel a encore toutes
ses dents, avec P haleine pure, et ne dîne pas en ville , ce qui
n'estpas l'afFairc de M. de Fleu qui n'avait plus que qua-
tre ou cinq chicots qui sentaient très mauvais, fort mauvais
même, et dînait souvent en ville... Cette lettre de madame de
Bre X m'a fortement blesse'e ; elle est écrite pour me faire
une réclamation qui devenait de la dernière absurdité , puis-
qu'il n'est non plus question de son mari dans mes Mémoires
que s'il n'existait pas, et dans le fait c'est bien la même chose
pour moi , car il m'est aussi inconnu qu'un habitant des îles
Sandwich; et en vérité si la matière me manquait (ce qu'à
Dieu ne plaise), j'aurais d'autres sujets à fraîler qu'un
vieillard que je ne connais pas, quoiqu'il ait toutes ses dents
et ne sente pas mauvais, 3e n'ai pas môme répondu à madame
de Bre x. Mes Mémoires sont assez connus pour que
quelqu'un se soit charge' de lui dire qu'à la page et au vo-
lume indiqués il n'y fut jamais question de son mari, non
plus que dans tout l'ouvrage.
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. l53
après cette funeste nuit, a été peu connu; j'en
parlerai plus tard en son lieu.
Nous partîmes de SaJamanque pour Ledesma
par un temps superbe, mais une chaleur comme
jamais je n'en avais éprouvé... La route passe
quelque temps au-travers des bois, mais ces
bois n'ont aucune fraîcheur, et rien ne rap-
pelle le bocage, dans ces troncs tortueux et ce
pâle feuillage au revers noirâtre qui attriste
l'œil bien loin de le réjouir. . . Parfois nous
trouvions le beau pin pyramidal, le pin para-
sol d'Italie, mais rarement, et plus rarement
encore, nous rencontrions le cyprès de Portugal..
Nous approchions de la chaîne de Gâta, et le
pays devenait chaque jour plus désert et plus
aride...
Pour donner une idée de la vie que j'ai me-
née pendant deux mois à Ledesma, il me faudrait
la peindre en entier, et ce serait rendre un mau-
vais service à ceux qui me liraient. Je leur dirai
seulement que Ledesma est un gros bourg ayant
encore im reste de fortifications mauresques
et même romaines , n'offrant aucune ressource
pour la vie sociale. J'habitais la meilleure mai-
son du lieu, et cette maison ne serait pas bonne
en France pour faire une habitation de jardi-
nier dans le château un pou remarquable d'une
1 54 MÉMOIRES
de nos provinces; je ne parle pas même des
environs de Paris. J'étais souffrante de ma gros-
sesse, et cette souffrance prenait un caractère
alarmant en raison de la maladie qui avait frappé
le corps d'armée du duc'. Les malheureux mou-
raient presque tous de l'affreuse maladie nom-
mée la nostalgie; rien ne pouvait les sauver. Ils
expiraient en tournant l'œil vers la France, et
demandant la patrie et le toit paternel.
Souvent j'éprouvais aussi de ces mouvemens
impérieux qui me portaient à pleurer avec san-
glots... Le médecin qui me soignait alors me
dit que j'avais du ma conservation à mon état
de grossesse... qu'il avait combattu puissam-
m'fent la maladie du pays... j'avais la nostalgie,
mais mon enfant neutralisait le mal. La nature
est si admirable!. c. ce n'est pas elle qui crée pour
détruire.
Mon séjour à Ledesma fut marqué par une
seule circonstance assez remarquable dans mes
souvenirs. Quoique nous fussions mal , nous
avions avec nous un luxe que rien ne pouvait
ternir... c'était notre armée. Le jour de ma
fête approchait , Junot voulut la célébrer mi-
' C'était une nostalgie profonde et terrible , surtout dans
le désert où nous étions , et environnés de périls.
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 155
litairement. Nous n'avions jamais vu de combat
de taureaux , parce que lors de notre premier
voyage en Espagne ils étaient défendus... Junot
fut voir un cirque assez beau dans la place même
de Ledesma , et l'ayant trouvé convenable, il
prit ses mesures pour qu'il y eût , le i o août, jour
de saint Laurent, un combat de taureaux assez
beau pour que la relation piàt en être faite. C'é-
tait une chose fort chère, non seulement pour se
procurer les hommes, mais pour avoir les ani-
maux , quoique nous fussions alors dans la con-
trée où Madrid se fournissait jadis de taureaux
pour les combats de ses plus belles fêtes... Enfin
le corrégidor nous dit que, près de Ledesma était
un homme qui maintenant était retiré, mais qui
avait été d'abord un adjoint du fameux Pepe-
Hillo ', et qui de son tenjps même était appelé
secunda spada de Espana... Le corrégidor se fai-
sait fort de le faire venir à Ledesma... La chose
fut arrangée, et le combat eut lieu, mais en rè-
gle, et comme un des anciens combats; seule-
ment on ne mit à mort que trois ou quatre tau-
reaux. J'avoue qu'il yen eut assez pour moi...
1 Josef Delgado (Vulgo) Hillo... C'est celui que nous con-
naissons sous le nom de Pepillo.
|56 MÉMOIRES
C'est un spectacle sans doute curieux , mais ré-
voltant pour une femme , quoi qu'on en puisse
dire ; car il est odieux de voir autour de soi la
terre trempée de sang et souillée de vestiges de
Cannibales...
Cet homme, rival de Josef Delgado (vulgo)
Hillo, comme ils disent en Espagne, était fortbien
vêtu et raisonnait de son art en artiste consom-
mé. J'ai vu peu d'exemples de cette vanité: Talma
était auprès de lui le plus modeste des hommes.
Junot le fit venir avant le combat, pour l'entendre
raisonner sur la Tauromaquia o L'artede Torrear
comme dit le fameux Hillo. . . I.a secunda spada
d'Espagne nous raconta une foule de faits très
curieux s'ils sont tous vrais. Mais il fit devant
nous d'assez bonne besogne pour se faire croire.
J'entendais alors assez bien l'espagnol pour le
comprendre , si ce n'est pour les termes techni-
ques de son art, qu'on me traduisait. Il parla
savamment et avec respect de Josef Delgado
(vulgo) Hillo, qu'il mettait au-dessus de Romero,
et j'ai pourtant entendu dire le contraire... Mais
Pepe-Hillo était son maître, et la prévention
était permise... Il demanda au duc s'il voulait
voir de toutes les sortes de morts , parce qu'il
serait bien aise de montrer son savoir-faire à un
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. iSt
personnage aussi éminent. — Mon art a des pré-
ceptes, ajouta-t-il, ainsi que des règles que l'on
doit observer, quand on se trouve en face d'un,
taureau , parce qu'il faut savoir à qui l'on a af-
faire.
On aurait dit qu'il parlait d'un adversaire et
d'un duel... Mais, au fait, le taureau est pour
cet homme un rival, et le duel est souvent
à mort mutuellement. Pour nous autres Fran-
çais , en voyant un combat de taureaux , nous
ne voyons que l'animal frappé par le matador ,
et portant après lui une vingtaine de banderillas.
Mais vraiment, il y a bien autre chose! D'abord
les espèces de taureaux sont très nombreuses, et
les hommes habiles en établissent d'abord la dif-
férence avant de commencer le combat; ainsi,
par exemple, si le toro es franco^ boyante\ alors
l'homme le combattra à la suerte de la veronica,
c'est-à-dire que le dieslro ' se posera en face du
toro\ avec le toro que se cine^ c'est-à-dire ceux
qui se précipitent dans l'objet qu'ils ont en re-
gard , ils combattent de la façon qui s'appelle :
harlar las toros de capa... Le matador agite la
capa (qui est presque toujours rouge), et au
' O sencillo.
* Même chose que torero.
1 58 MÉMOIRES
moment où le taureau se précipite sur lui, il
abandonne le voile rouge , dont le taureau de-
meure les cornes embarrassées : ils appellent
alors cette capa : el engano\
Il y a aussi une espèce de taureau qu'ils ap-
pellent loro de tensido : c'est, avec le respect que
je dois aux taureaux, le fou de l'espèce; c'est
celui qui va à droite et à gauche sans se fixer à
rien. Il se combat difficilement, parce que le
grand art de l'homme qui combat est de deviner
le taureau , et comment voir dans son regard où
il veut aller, quand lui-même n'en sait rien?...
11 faut donc, ainsi que le disait secunda spada ,
malicia y sagacidad por matar el toro de sentido...
Vient ensuite el toro temeroso, c'est-à-diré celui "
qui se dérangera toujours de son but avant dy
arriver. Puis el toro brabucon^ c'est-à-dire pol-
tron, parlant sauf respect; et le revoltoso , etc. ;
car si l'on voulait tout dire , on n'en finirait pas.
Il y à également plusieurs sortes de combattre
même le même taureau... suerte de recorte.. . suerte
aianavarra...suert3 de espaldas... suerte de la torero .
« Una de las suerles de mayor destreza en et
• Oa appelle aussi engano, elcapotillo et la muleta. Elen-
gano est en général tout ce qui attire et trompe l'animal.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 1 Sg
arte de torrear^es sin duda la déporter batiderillas '» .
On connaît la handerilla. C'est une petite flèche
ayant au bout un crochet de fer très aigu , ce
qui, dans l'origine, lui avait fait donner le nom
de harpon. L'adresse du torero , ou bien du s^-
quienle y est de placer le plus de ces flèches ,
banderilias , sur le taureau, J'en ai vu jusqu'à
vingt-cinq et même trente après le pauvre ani-
mal. Plus il fait de mouvem'ens , et plus la han-
derilla lui entre dans la chair... Il court, furieux,
couvert de sang ; et souvent il y a de l'artifice
dans la banderilla... Oh! alors ce sont les gran-
des joies. Ils ont aussi la lanzada à pié. Cette
façon est très curieuse. Le matador se met un
genou en terre , en face du taureau , et il tient
une longue lance faite d'un bois blanc qui rompt
à la moindre résistance. Il attend de cette sorte
que l'animal se précipite sur la lance, qu'il a soin
de diriger de façon que le taureau se la plante
entre les deux yeux... Cette manière est sans
doute dangereuse ; mais je crois qu'il n'en est
aucune de plus périlleuse que de poser les ban-
derilias, en raison des terribles derrotes que
> Une des façons les plus adroites dans l'art de la tauroma'
quie *, est sans aucun doute celle de poser les banderilias.
! En espagnol tauromaquia.
1 60 MÉMOIRES
donne le ioro \ qui souvent attrapent les cliullos
comme les toreros.
Je pourrais remplir bien clés pages si je vou-
lais décrire les différentes façons de combattre ,
de tourmenter, de tuer le taureau. Mais je me
borne à raconter ce qui est peu connu en France.
On parle beaucoup du combat de taureaux , et
l'on ne dit pas comment on combat, si ce n'est
qu'on représente un'bel Andaloux arrivant dans
l'arène et tuant le taureau après quelques évo-
lutions. J'ai donc dit ce qui l'est trop peu. Je
pourrais encore parler de la façon navarraise de
mancornar et ioro , et puis dépeindre la suerle
avuela-piès , la estocada fameuse, avuela-piès ,
dont l'auteur fat le célèbre Jooguin Rodriguez
(yulgo) Castillares : c'est la plus majestueuse ,
comme ils le disent , et à vrai dire , c'est une
belle cbose que de voir un homme affronter seul
un animal furieux comine l'est le taureau dans
ce moment, le frapper de son épée avec autant
de calme que s'il eût été à l'abri de tout péril...
Les piccadores courent beaucoup moins de
dangers ; ils sont à cheval , ensuite ils portent
des cuissarts , si je puis appeler ainsi ce qui
Couvre la partie inférieure de leur corps jusqu'à
» On appelle ainsi les coups de cornes que donne le tau-
reau pour se dël^arrasscr des banderillas.
DE LA DUCHESSF. d'aBRANTÈS. i6|
leurs pieds, et qui est parfaitement rembourré
de coton ; c'est en général le cheval qui est le
plus en péril. Aussi , dans las fiestas réaies , comme
on en donnait au temps de Charles II , périssait-
il quelquefois vingt chevaux dans une seule jour-
née. Ces fêtes, qui se donnaient alors sur la plaça
Mayor à Madrid , étaient vraiment des fêtes roya^
les. Tout le corps diplomatique y venait en céré-
monie faire le tour de la place dans des équipages
magnifiques. Puis l'alguazil mayor venait prendre
possession du terrain. Tous ceux qui devaient
combattre, piccadores, toreros, matadores , cliul-
los , siguentesj faisaient après lui le tour de la
place qui devenait arène. Et puis venait le roi :
il se plaçait à son balcon royal , et dès qu'il était
venu , des hommes à sa livrée faisaient le tour
des balcons et distribuaient aux femmes riche-
ment parées qui y étaient assises , de la part de
Sa Majesté, des corbeilles où étaient des gants
parfumés, des éventails, des essences, des pas--
tilles d'ambre, et une foule de choses, parmi
lesquelles je vois avec étonnement, je crois que
c'est dans madame de A^illars, distribuer des bas
de soie... Ensuite, pendant la fête, on donnait
des eaux glacées , des confitures , des œufs sous
toutes les formes , surtout en cheveux d'ange. Le
marquis de Louvillc , avec son esprit satirique,
XIII. ,1
l62 MÉMOIRES
n'oublie pos, toutes les fois qu'il écrit à M. de
Beauviiliers , de lui dire : « Ne vous inquiétez
donc pas des dames du palais... on leur donnera
double ration d'œufs filés, et tout sera dit. »
Pourquoi donc y a-t-ii un charme si puissant à
rentrer dans le passé de cette Espagne , si belle
de ses souvenirs étrangers à nos coutumes? Se-
rait-ce cela?... Je le crois. Labruyère a dit avec
raison : « Deux choses séduisent également l'homme,
l'habitude et la nouveauté.:. »
Retournons dans notre présent... Hélas!- ce
présent est aussi bien loin de nous!... et pour-
tant nous y avons assisté comme acteurs... Ces
jours ont été les nôtres, sa vie est encore notre
vie, et pourtant...
Le jour du combat de taureaux , donc , à Le-
desma,ce matador, ce torero, rival de Pepe-
Hillo, était magnifiquement vêtu du costume, an-
daloux, que portent, au reste, tous ceux qui com-
battent le taureau, soit qu'ils soient piccadores,
torreros , matadors, chullos même... ils ont tous
le costume qu'on voit ici dans le Barbier de Séoille
à Figaro, avec cette différence que les ornemens
des manches et de la veste sont en or fin, et quel-
quefois en pierreries : Pepe-Hillo , par exemple,
les avaitsûrement en aussi précieuse matière. La
secunda spada, comme il se faisait appeler, était
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. i63
coiffé du rézédilla , et portait un long manteau
qu'il mettait et ôtait avec une bonne grâce qui
m'a donné l'idée de ce que c'était que le manteau
espagnol. Ceux qui combattirent à clieval avaient
aussi la veste andalouse , mais leurs jambes et
leurs cuisses étaient couvertes d'une peau de daim
rembourrée, ce qui est défectueux à l'œil, et leur
donne de la disgrâce. Les plus lestes de la troupe ,
ce sont ceux qui mettent au taureau les bande-
rillas avec des papiers de couleur, et de l'artifice
pour exciter sa colère... Ils sont d'une légèreté et
d'une souplesse admirables... ils s'élancent sur le
taureau avec la rapidité de l'éclair, et lui appli-
quent deux flèches crochues avec de longs fers
qui entrent dans la chair de ce malheureux ani-
mal et le rendent furieux... C'est peut-être une
des choses les plus pénibles de la fête, que cette
cruauté froide. qui veut stimuler le courage de
la victime pour la rendre plus digne du sacrifice.
Secunda spada tua trois taureaux de suite sans
avoir besoin de leur donner un second Coup...
La manière dont il s'acquittait de son office est
tout-à-fait curieuse.
Lorsque le taureau fut au plus haut degré
de fureur, alors le matador fit un signe, et s'a-
vança majestueusement dans la lice , tenapt d'une
1 64 MÉMOIRES
main sa muleta ' et de l'autre son épée. Le taureau
demeura alors silencieux et observateur, comme
cet animal l'est toujours lorsqu'un nouvel ad-
versaire vient à lui. Le matador s'avança de quel-
ques pas en agitant son drapeau rouge, et le tau-
reau mugit sourdement, mais sans remuer... alors
le matador fit un mouvement du bras,., aussitôt
le taureau partit en poussant un mugissement ter-
rible, et eu courant autour de l'arène il faisait
voler la terre et les pierres sous ses pieds... deux
fois il fondit sur le torero , qui deux fois l'évita
avec une rare adresse en se jetant de côté... à
la troisième course fournie par le taureau, le ma-
tador l'attendit, puis, se détournant à demi, il
lui plongea son épée dans l'épine dorsale, au dé-
faut de l'épaule '... Le taureau fit encore un pas...
il chancelait... Les chullos accoururent, mais
le matador avec un air tout royal étendit la main,
en leur disant:
— Dexa loi... dexa loi.,,
' La différence de la capa à la muleta , c'est que la pre-
mière est un manteau, une capa enfin, etl'autre est un petit
drapeau rouge qui tientà un l)dton autour duquel il est roule'.
Les habiles mettent beaucoup de grâce à faire jouer la
muleta.
* C'est l'esiocaila à vuela-pièf dont y^i parlé plus haut.
DE LA DUCHESSE D ABkANTÈS. l65
En effet le taureau fut tomber à quelques pas
(le là. Le coup avait été mortel.
Cette fête plut extrêmement aux soldats et aux
officit3rs de l'armée. C'est un spectacle pour des
hommes, et des hommes d'épée... En parlant d'e-
pée, celle qu'avait le matador étaitgrande comme
la Joyeuse de Charlemagne au moins.
A quelque temps de là Junot reçut ordre de
quitter Ledesma pour aller à San-Felices-el-
Grande y et je l'y suivis. Ma position était bien
pénible alors; j'étais fort souffrante, et je n'avais
aucun moyen de revenir en France ni d'aller à
Madrid. Pour l'un et l'autre voyages il fallait une
escorte trop forte pour que Junot pût la distraire
de son corps d'armée : Le devoir avant tout! disait-
il. Et puis nous avions la pensée d'arriver à Lis-
bonne avant bien peu de semaines; que dis-je?
c'était même par jours que notre vanité comptait.
Nous étions alors dans l'automne; les soldats,
toujours indociles quand on leur parle de régime,
avaient été sourds à tous les ordres donnés pour
ne pas manger de raisins ni de melons... Cette
manière de vivre est des plus nuisibles non seu-
lement partout , mais notamment en Espagne.
Il en résulta donc que les soldats du 8' corps par-
ticulièrement furent presque tous attaqués d'une
dysenterie de l'espèce la plus dangereuse, et que
1 66 MÉMOIRES
les hôpitaux de Salamanque , de Zamora , et de
toutes ]es villes envii'onnantes , ne suffirent bien-
tôt plus à contenir les malades , et qu'on fut
obligé de les mettre dans des maisons particu-
lières. Junot devint triste... morose même, et
notre séjour à San-Felices-el-Grande ne fit qu'a-
jouter à celte disposition malade de l'âme.
Tout ce que l'imagination peut se figurer de
plus mélancolique entourait cette habitation de
San-Felices; Ledesma était un lieu enchanté au-
près de ce village qui avait passé au travers de
l'insurrection et de la guerre, et qui était de-
meuré comme frappé de la foudre... Sa position,
au milieu de montagnes calcaires, nues et pri-
vées de toute végétation , n'était pas sombre et
triste comme celle que j'ai souvent rencontrée
au milieu des Alpes et des Pyrénées; des torrens,
des sapins, de noirs rochers, tout cela forme
un ensemble trop souvent en harmonie avec la
situation de l'âme , pour être repoussé par elle ;
mais des rnontagnes arides.. . des masures à demi
détruites... une maison dont les portes, les fenê-
tres ,déDonillées de leurs ferremens, n'étaient
retenues que par de mauvaises attaches en bois;
des murs noircis par la fumée des feux de bi-
vouac, caries soldats trouvaient tous les lieux
bons pour s'y établir; un village éloigné de plu-
DE LA. DUCHF.SSE d'aBRANTÈS. 167
sieurs lieues de tout endroit susceptible de don-
ner un secours : voilà la retraite dans laquelle je
passai un mois, gisante sur un lit de douleurs, et
voyant venir la mort- pour moi et pour mon
enfant.
Junot devint alors presque frénétique d'in-
quiétude ou plutôt d'alarmes ; il voyait plus loin
que moi dans l'avenir, et tandis que je me ber-
çais encore au milieu de mes souffrances de l'es-
poir de faire mes couches à Lisbonne ou tout au
moins à Coïmbre, il voyait devant nous s'élever un
mur d'airain que le canon lui-même ne pourrait
abattre... Le maréchal Ney qu'il vit à cette époque
et qui causa avec lui sur la position de l'armée,
plongeait encore d'un regard plus sinistre dans
cet avenir. Hélas! tous deux avaient raison.
Mon état devint alarmant. Je ne pouvais plus
me lever... j'avais heureusement mon lit de
voyage et quelques meubles portatifs qui me sui-
vaient toujours dans l'un de mes fourgons, et qui
rendaient à l'instant même une chambre habi-
table. Main celle que j'occupais dans cette maison
de San-Felices était sombre et humide, et ne re-
cevait le soleil que par une petite fenêtre haute,
à peine large de deux pieds... et de la terre battue
formait seule le plancher... Quelquefois en me
réveillant d'un sommeil qui jamais ne* me rafraî-
1 68 MÉMOIRES
chissait, je surprenais Junot, qui était entré dou-
cement dans ma chambre, me regardant avec un
œil désespéré qui rendait tout ce qu'il souffrait...
Il gémissait, il pleurait comme un enfant, prenait
mes mains toutes glacées qu'elles étaient dans
l'intervalle de la fièvre et les baisait en les mouil-
lant de larmes.
— Et pas de moyen de te faire sortir de ce dé-
sert, s'écriait-il avec rage!... aucun moyen!...
aucun !... j'aimerais mieux donner ma démission
et te conduire moi-même que de te confier à une
misérable escorte , qui peut être défaite par la
première troupe de guérillas postée dans les bois
de JMatilla pour t'attendre. . . mais je ne le puis. . .
je ne le puis sans me déshonorer !... car le canon
va gronder tout à l'heure, et je ne puis tourner
le dos à l'ennemi.
— Je tâchais de le calmer... je cherchais des
paroles qui fussent à son coeur. Mais ce cœur
était si parfait... il m'était si dévoué!... et com-
ment mettre un bandeau alors sur la vue de celui
qui aime, et qui aperçoit devant lui le précipice
où peut tomber l'objet de son affection ? Et puis
U était père... Avec moi, qu'il aimait, il avait
encore à craindre un malheur, se doublant par
lui-même. . . Et jamais il ne fut un homme ' qui ,
' Ea relisant l'ode de Yictor Hiiqo sur la mort du roi de
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 169
plus que lui, ressentit les nobles affections de
lame... Oh ! c'était une terrible et bien drama-
tique position que la nôtre dans cet instant.
On faisait alors le siégq d'Almeida. Almeida
était la première forteresse portugaise, comme
Ciudad-Hodrigo était la dernière de l'Espagne.
MassénajSanss'apercevoirqueWellingtonl'attirait
dans un pays que les habitans ruinaient en se
retirant, comme plus tard ils ont fait en Russie,
le poursuivait toujours, mais lentement, et en
s'épuisant à chacune des stations qu'il faisait de-,
vant ces malheureuses forteresses... Le siège d'Al-
meida durait depuis long-temps, lorsqu'un événe-
ment, qu'on ne peut qualifier d'heureux, termina
d'un seul coup le sort de la ville et d'une partie
de ses habitans. : *^
Un soir, peu de temps après le soleil couché ,
la maison reçut une .violente secousse.
— Est-ce un tremblement de terre, m'é-
criai-je tout effrayée... et faut-il donc redouter
tous les dangers dans ce malheureux pays ?
Rome , je inc sens toujours, prêle à pleurer à celle ad-
mirable slrophe :
Encor s'il n'avait vien aimé sur la terre ,
Ce vainqueur! Mais il aimait son flis!
Car les cœurs de lions sont les vrais cjcurs de pùie, etc.
170 MÉMOIRES
Une seconde détonation se fit entendre. Cette
fois je crus qtie la maison s'écroulait.
— C'est à la forteresse! s'écrièrent tous les
hommes !... et Junot, le premier, se mit à courir
vers une vieille tour ruinée, qui était sur le haut
d'une colline, tout au bout du village.
— C'est un admirable spectacle, s'écria-t-il en re-
venant presque aussitôt !... Il faut que tu viennes
voir cela , Laure , on va te porter... Almeida est
en feu !
On me porta, en effet, dans la tour, et de là
je vis une épouvantable merveille.
C'était un horizon tout de feu bordant un ciel
ardoisé, et sur cette sombre tenture jetant parfois
des gerbes brillantes , qui la sillonnaient en
tous sens... Cette lueur étincelante , cette nuit
sombre, le vent sifflant au travers des montagnes,
et apportant par intervalle comme un cri de dé-
sespoir... Il y avait dans une telle vue de quoi
frapper le cœur le plus intrépide.
Almeida avait sauté presque entièrement. Et
c'était l'effet du hasard... un canonnier allait quit-
ter son poste; il avait encore une grenade à lancer;
il l'envoie vers la ville sans viser, sans même être
sûr du côté qu'elle va suivre. La grenade tombe
devant la porte ouverte de l'arsenal, au moment
où cent ouvriers étaient occupés à faire des
DE LA DUCHESSE D AERANTES. I7I
cartouches et à diviser ainsi l'immense quantité
de poudre qui était à Almeida...]\[ais ce qui fut
affreux , c'est que tout ce qui avait pu se réfu-
gier d'habitans dans les fossés du château avait
été y chercher un asile dans les casemates. Qua-
rante familles y étaient au moment de l'explo-
sion, et furent entièrement victimes de ce ha-
sard terrible , qui n'est , au reste , qu'un exemple
de plus de tous ceux qu'on voit à la guerre.
L'effet de cette bombe ou de cette grenade fut
tel, que la ville s'ouvrit de toutes paris, et que
dix brèches permirent à l'armée française d'y
pénétrer. Des canons furent lancés dans la plaine
à une distance inconcevable... des inembres
palpitans furent trouvés à plus de cinquante
toises dans la campagne... Lorsque Junot revint
le lendemain à San-Felices, après avoir visité
toute la ville et vu les désastres produits par l'é-
vénement inattendu de la veille, il pâlissait au
souvenir de tous les débris humains qui embar-
rassaient ses pas en marchant au travers des dé-
combres noirs et sanglans de ce château , de
cette ville, tombeau de tant d'innocentes vic-
times... Le canonnier prétendit qu'il avait eu l'in-
tention de diriger son projectile sur l'arsenal où
il savait qu'étaient les munitions. ]\Iais le fait est
qu'il n'y voyait plus clair et que ce fut l'effet du
172 MEMOIRES
hasard. Il n'en eut pas moins la croix cl une grande
récompense.
C'était un commandant anglais qui é.tait dans
Aimeida, le général Coxe, je crois. Le gouverne-
ment britannique voulaitbien donner son argent
et même ses troupes pour assurer la ruine de la
France , mais 11 voulait que tout cela fût employé
avec discernement; et pour cela, il était urgent
que la bonne volonté des Espagnols ne consistât
pas seulement à se faire tuer pour Dieu et Ferdi-
nand... mais les Espagnols n'obéissaient pas, et
les Portugais pas davantage. Voici deux extraits
de lettres dont je puis garantir l'authenticité ;
elles sont du général Moore , et écrites à lord
Caslelreagh, alors ministre de la guerre en An-
gleterre. Ces lettres donnent la mesure de ce que
le gouvernement britannique accordait d'inté-
rêt à l'Espagne, et combien cet intérêt encore
était subordonné à celui bien positif de l'Angle-
terre elle-même... Ce fut ainsi pendant toute la
guerre de la Péninsule. Ces lettres sont cu-
rieuses.
L'Angleterre avait un ambassadeur ' près de la
» L'ambassadeur anglais près de la junte, fut , après lord
Bentinclt,M. Freire, et puis le raarquis de Wellesley (mais
pas le ministre). •
DE LA. DUCHESSE d'abRANTÈS. 1'}3
junte centrale ; cet ambassadeur était le lord
Bentinck. Il écrivait à sa cour :
« — Je suis tous les jours plus convaincu
qu'une confiance aveugle dans leurs forces, et
une mollesse innée, sont les écueils contre les-
quels le vaisseau risque de se briser. »
Et plus tard le général Moore écrivait à
M. Freire, successeur de lord Bentinck lui-même :
« — J'ai reçu avant- hier une lettre de lord
Castelreagh par laquelle il m'annonce qu'il m'en-
voie deux milliers de dollars à la Corogne. Mais
il ajoute que la difficulté de se procurer de l'ar-
gent maintenant en Angleterre est si grande,
que je ne dois ra'attendre à aucun envoi d'ici à
quelques mois... il me démontre aussi la néces-
sité de me procurer de l'argent en Espagne.
Mais l'imbéciliité du gouvernement' espagnol
surpasse toute idée ; à quoi sert l'admirable dé-
vouement des habitans, s'il n'existe personne
poiir en faire usage? Jusqu'à présent, je ne suis
en communication avec aucune armée espagnole
régulière. Castanos vient d'être déposé, et la
Romana est allé Dieu sait où. <>
Dans une autre lettre, datée de Salamanque,
le général Moore, dont le courage et le talent
ne s'effarouchaient pas beaucoup des difticul-
174 MÉMOIRES
tée qu'il trouvait en sa route, écrivait à lord
Castlereagh à Londres :
c — Si j'avais mieux connu la faiblesse de l'ar-
mée espagnole, l'apathie du peuple et l'égoïsme
de son gouvernement, je ne me serais pas à
coup sûr empressé de venir en Espagne. En un
mot , je ne vois ici ni armée, ni généraux, ni
gouvernement... il faut s'attendre à des malheurs.
Je n'ai pas un sfcheîling pour subvenir à l'entre-
tien de l'armée... etc.
» Tout ce que je puis répondre à la question
■que vous me faites rehitivement à la défense
du Portugal, c'est que ses frontières ne sauraient
être défendues contre des forces supérieures ;
les Français étant victorieux en Espagne^ on ten-
terait en vain de leur résister en Portugal. On
ne peut pas compter sur la résistance des Por-
tugais; dans ce cas, il faut que les Anglais pren-
nent promptement des mesures pour évacuer
le Portugal... »
J'ai cité ces fragmens de lettres, pour deux
raisons... mais l'une des plus importantes, c'est
qu'elles sont une preuve elles-mêmes de l'aveu-
glement où l'empereur était relativement à l'Es-
pagne, etr combien il persistait à n'écouter au-
cun des avis qui lui étaient donnés par de fidèles
DE LA DUCÏÏESSE d'aBRATVTÈS. l^B
serviteurs, connaissant bien la position de l'ar-
mée et la situation du pays. Ce n'était que par
l'Angleterre qu il voulait connaître l'Espagne ;
du moins sa conduite le fait bien croire, puis-
que ces lettres que je viens de citer furent elles-
mêmes sa règle et sa boussole, malgré les rapports
que plusieurs de ses généraux lui envoyèrent ;
rapports faits par eux-mêmes, comme je puis le
certifier au moins pour mon mari qui, l'en voyant
par trtplicata, m'en fit un jour copier un pour
que la chose allât plus vite. Ces lettres du général
Moore ne tombèrent que plus tard à la con-
naissance de l'empereur; ce fut au moment où
il envoyait Masséna en Espagne; mais depuis que
ces lettres avaient été écrites, il y avait eu bien
du changement en Espagne. Cet enthousiasme
que Moore n'y avait pas aperçu, mais qui exis-
tait dans toute sa force, s'était développé. Les
guérillas s'étaient organisés, etnousfaisaient une
guerre bien plus terrible qu'une armée régulière;
et la preuve c'est que nos armes furent tou-
jours triomphahtes lorsque des troupes réglées
leur furent opposées, tandis que nous disparais-
sions, sans combats et sans gloire, devant le
poignard du paysan^ les sources empoisonnées
et la lance des guérillas. J'en reviens à ce que
j'ai dit bien souvent: c'est que l'empereur n'a
1 7<3 MÉMOIRES
jamais compris la guerre d'Espagne; le général
Moore n'a pas compris davantage là nation es-
pagnole... lord Wellington a eu la vue plus juste
que tous deux dans les affaires de la Péninsule.
Lorsque l'empereur vint faire la guerre lui-
même en Espagne, lorsqu'il commandait en per-
sonne ses troupes, sa .garde, ces phalanges
invincibles marchant de concert et écrasant sous
leurs pieds d'airain tout ce qui ne fuyait pas à
leur passage, lorsque l'empereur vit son canon
détruire à son commandement cette armée anglai-
se dont le maréchal Soult acheva de jeter les restes
dans la mer, il prit une opinion encore plus
fausse de la guerre qu'on pouvait faire en Espa-
gne. Il revint en France croyant que quelques
hommes, même d'une habileté ordinaire, termi-
neraient une guerre aussi peu redoutable. Et
lorsque ces lettres du général Moore tombèrent
en son pouvoir, il ne songea même pas qu'il y
avait deux ans qu'elles étaient écrites, et il en
citait des phrases entières dans les lettres qu'il
écrivait à Masséna et à Junot amsi qu'au maré-
chal Ney... Hélas! dans ce même moment où le
Moniteur disait en France qu'il n'y avait en
Espagne aucune, force , aucune énergie', nous
' Voyez le Monileitr de janvier i8ir.
DE LA. DUCHESSE D AERANTES. X'j']
parcourions péniblement une contrée ravagée
par ses propres habitans , et où les premiers
besoins de la vie nous étaient refusés.
J'ai déjà parlé de la position terrible dans
laquelle je me trouvais. Elle devenait chaque
jour plus anxieuse pour Junot, qui voyait avec
terreur s'approcher le moment où il faudrait
qu'il se séparât de moi. Nous avions toujours
pensé que je pourrais facilement retournera Val-
ladolid pour y faire mes couches, et même à Ma-
drid où j'aurais été sousla protection du roi Joseph
dont la bonté parfaite m'eût certainement ac-
cueillie. Mais, je l'ai dit t out à l'heure, tout retour
était impossible dans ma position, à moins d'une
escorte au moins de cinq à six cents hommes. ..Ju-
not presque en délire de cette inquiétude affreuse
pour sa femme et l'enfant qu'elle allait mettre
au jour, monta à cheval et fut trouver Masséna;
ils étaient bien ensemble à cette époque, et Junot
lui dit combien il était malheureux de songer
qu'il allait être obligé de me laisser, au moment
d'accoucher, au miheu de mille dangers, dans
un village abandonné, sans moyens de défense
et entouré de tout ce qui peut donner d'hor
ribles craintes. Masséna avait alors un motif
puissant de concihation entre lui et moi surtout;
deux amis communs avaient parlé d'un projet
XIII. la
1 ^8 MÉMOIRES
de mariage entre deux de nos enfans. Dans mes
causeries du matin avec lui , mon enfant à moi
avait été si souvent l'objet de mes discours ,
qu'il en vint lui-même à me parler d'elle, de
son éducation , de sa beauté , et enfin il me dit
qu'il pensait qu'une jeune fille telle qu'il voyait
que ma fille serait à seize ans, serait pour lui
une bru comme il la désirait. Alors je lui mon-
trai des lettres de ma fille. Ces lettres étaient
des réponses à ce que je lui demandais sur ses
études, sur son intérieiir, qui alors avait été
transporté pendant mon absence chez la sœur
de mon mari. Mes enfans étaient là avec leur
gouvernante; ma fille, quoique enfant, était
parfaite dans ses petits raisonnemens : tout cela
avait amené une sorte d'intimité entre le vétéran
d'Italie et moi, et cela à l'insu de tous, excepté
de Junot. Ainsi donc Masséna, lorsqu'on lui
parla du péril que je pouvais courir , ne voulut
pas que cela fût même admissible.
— Que la duchesse vienne avec nous! dit-il à
Junot.
— C'est impossible ! répondit mon mari...
Songe donc qu'elle va accoucher dans six se-
maines, et que dans ce moment elle est presque
mourante.
— Eh bien ! il faut la conduire à Salamanque;
DE LA DDCHESSE D AERANTES. I79
c'est le lieu le plus près et le plus hospitalier
pour elle.
— Non ! non ! dit Junot dont le front s'assom-
brit aussitôt... Je ne veux pas laisser ma femme
à Saîamanque... c'est une ville qui n'est pas à
l'abri d'un coup de main... Don Julian y serait
dans trois jours si ma femme y allait aujour-
d'hui.
— Diable ! dit Masséna , tu as raison , mon
pauvre Junot!... Mais comment faire?...
"^'Et ces deux hommes, dont cependant les in-
térêts étaient en ce moment bien importans,
étaient oublieux de ces mêmes intérêts pour s'oc-
cuper du sort d'une pauvre femme au moment
de devenir mère... "^ ' "''
— C'est affreux, dit enfin Junot ; mais il n'existe
qu'un asile où je puisse laisser ma femme sans
mourir de mon inquiétude, c'est Giudad-Ro-
drigo...
Masséna s'arrêta tout-à-coup , et regarda fixe-
ment Junot...
— Ciudad-Rodrigo! s'écria~t-il.
— Oui! Ciudad-Rodrigo... Du moins derrière
ses remparts elle sera à l'abri de toute insulte
de ce don Julian... et je la retrouverai avec mon
enfant.
— Mais songe donc, lui dit le prince d'EsS'
1 8o MÉMOIRES
ling , qu'il n'existe pas une maison dont le pla-
fond soit intact... partout les bombes ont fait
un trou , partout elles ont démoli ; et Ciudad-
Rodrigo est d'ailleurs dépeuplé d'habitans.
— J'aime encore mieux la solitude, dit Junot,
que la crainte de la société des guérillas... La
duchesse ira à Ciudad-Kodrigo ; seulement je
vous demande de m'accorder une faveur pour
elle: c'est de me permettre de lui laisser cent cin-
quante hommes du bataillon suisse de Neufchâ-
tel... ils feront sa garde, et lorsque sa santé le lui
permettra et qu'elle voudra nous joindre, ils for-
meront son escorte.
Masséna y consentit aussitôt , et c'était une fa-
veur en effet, car l'armée était peu nombreuse,
quoique l'on répétât bien haut qu'elle était com-
posée de trois corps d'armée... Junot revinc
aussitôt à San-Felices plus calme , mais rie sa-
chant comment m'annoncer qu'il me fallait aller
à Giudad-Rodrigo , dont lui-même m'avait fait
une si affreuse description...
J'étais tellement abattue par la souffrance,
que je fis à peine attention à ce qu'il me disait;
ce qui me frappa seulement , ce fut d'apprendre
que l'armée se mettait en marche dans deux
jours , et que le surlendemain nous serions sé^
parés.
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. l8l
Ce fut alors que je connus une personne qui
fut long-temps en Espagne ma compagne de mal-
heur, et qui ne m'a pas quittée pendant un an;
c'est madame la baronne Thomières... Son mari
avait fait les deux campagnes de Portugal; sa
femme l'avait accompagné lors de la première,
et elle ne voulut pas le quitter à la seconde.
Le général Thomières était général de bri-
gade ; Junot l'estimait beaucoup , et lui avait
confié un poste important lors de la première
expédition. Le général Thomières avait été
aide-de-camp du maréchal Lannes ; or l'on sait
que celui-là n'avait pour officiers d'état-major que
des hommes sur lesquels il pouvait compter... Le
général Thomières se trouvait donc encore sous
les ordres de Junot cette fois, et il avait emmené
sa femme avec lui. Ceux qui ont fait la guerre en
Espagne savent que pour peu qu'on soit éloigné
de deux ou trois lieues, et dans les terres, il est aussi
difficile de se joindre qu'il l'est ici de le faire
quand l'un est à Caen et l'autre à Paris. Je ne
connaissais donc pas madame Thomières; mais
lorsque Junot m'annonça qu'il y avait à troislieues
de moi une femme jeune, bonne, douce, aimable
et Française , et que cette femme était celle de
l'un de ses généraux, je le suppliai avec larmes
de l'engager à demeurer avec moi pendant que
l82 MÉMOIRES
j'allais passer les cruels momens qui s'appro-
chaient... Junot s'en occupa sur l'heure même...
la chose fut d'autant plus facile à conclure que
le général Thomières pouvait difficilement em-
mener sa femme; il voyait, en homme du métier,
toutes les difficultés qui s'élevaient devant l'ar-
mée française. On entendait dire de tous côtés
que lord Wellington ordonnait partout en Por-
tugal de ravager, et d'emporter tous les moyens
de logement et de subsistances, et de tout dé-
truire en se retirant sur Lisbonne. Ces mesures,
qui multipliaient ses forces à l'infini , étaient ter-
ribles pour nous... Le succès, au reste, a jus-
tifié sa conduite. Ce sont ces mesures-là qui ont
vaincu Masséna... voilà le canon qui l'a tué...
Ce fut dans les premiers jours de septembre
que l'armée française commença à défiler pour
entrer en Portugal. Le 8° corps fit enfin sa ma-
nœuvre de route, et le moment de ma sépara-
tion avec mon mari arriva... il fut cruel!... Lui ,
tremblait pour son enfant et pour moi ; moi, je
craignais pour mon enfant et pour lui... Je crai-
gnais pour moi-même, quoique mes souffrances
m'eussent alors donné un grand dégoût pour la
vie... mais j'étais nécessaire à l'être que je por-
tais, et ma mort pouvait rendre orphelins les
trois enfans qui priaient Dieu pour leur père et
UE LA DUCHESSE D AERANTES. i8j
pour moi à cinq cents lieues du désert où je pleu-
rais et priais pour eux...
Enfin nous nous séparâmes , lui pour entrer
en Portugal , moi pour aller à Ciudad-Rodrigo...
Le général Cacault, qui y commandait alors,
avait été prévenu, et m'avait fait préparer un
logement qui, disait-on, pouvait être convena-
ble... c'est-à-dire que j'y étais à l'abri de la pluie,
qui à cette époque de l'année tombe par torrens
dans ces montagnes incultes et désertes.
Je puis parler de Ciudad-Rodrigo... mais rien ne
peut donner une idée de ce qu'était ce monceau
de décombres , au milieu desquels on voyait
comme des jalons quelques maisons encore de-
bout, soutenus par d'énormes blindages, qui
donnaient une obscurité sinistre aux rues étroi-
tes, aux maisons déjà sombres de ce lieu horri-
ble et désolé. Lorsque j'y entrai , un serrement
de cœur me saisit et me contraignit à fermer les
yeux... Le général Cacault m'attendait à la porte
de la maison qu'on m'avait préparée ; c'était la
meilleure de la ville. Elle avait été épargnée en
raison de sa position écartée ; elle appartenait à
un chanoine; mais tout avait fui, tout était ab-
sent... On ne voyait errer sous les blindages que
des soldats malades ou blessés, que Masséna
avait laissés en arrière, et qui ressemblaient plu-
l84 MÉMOIRES
tôt à des ombres qu'à des êtres destinés à dé-
fendre une ville... C'étaient eux cependant qui
devaient se battre en cas d'attaque...
Ciudad-Rodrigo est de toute la Péninsule le
lieu le plus sauvage et le plus aride : pas un arbre
n'est autour de ses vieilles murailles... un ana-
thème de la nature est tombé sur cette mal-
heureuse cité... On dirait, à voir les monta-
gnes sans verdure, sans végétation aucune, que
la malédiction de Dieu est venue tout dessécher.
C'était, au reste, à Ciudad-Rodrigo que la cour
d'Espagne exilait autrefois les militaires dont elle
était mécontente "...
Mais cette vue désolée n'était pas le seul mal-
heur de notre séjour: nous n'avions m«... et
des poignées d'or ne pouvaient nous procurer la
plus légère, la plus commune nourriture. Les
paysans avaient fui... tout le pays était désert...
Je m'étais arrangé une chambre dans l'étage
supérieur de la maison, car les blindages ren-
daient le bas trop obscur... et là je travaillais à
la layette de mon enfant, en mouillant bien sou-
vent de mes larmes le fil qui cousait ses petits
béguins. Je n'avais pas reçu de lettres de France
depuis UQ mois que l'armée française était par-
' Ainsi qu'à Badajoz.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. i85
tie , et depuis cette même époque nulle nouvelle
ne m'était parvenue de Junot, et même de l'ar-
mée!,.. C'est sans doute la première fois qu'on
a vu une armée de soixante mille hommes passer
une petite rivière, entrer dans un pays, et le len-
demain de ce passage un silence profond régner
après cette multitude d'hommes... Il ne s'entend
au loin que le cornet des guérillas qui appelle et
qui rallie ses bruns soldats sous la bannière de
leurs chefs... mais rien du côté des Français;
il semble que la mort les ait tous frappés... Le
général Cacault était chez moi ce même jour
dont je parle , et il me paraissait plus in-
quiet qu'habituellement, quoiqu'il me fît la
grâce de parler plus souvent qu'il ne l'auraitfallu,
devant une pauvre femme dans ma position ,des
dangers que je pouvais courir dans Ciudad-Ro-
drigo; car, ajoutait-il, don Julian sait que vous
êtes ici, et il veut vous prendre: cela m'expose
aussi, moi, ainsi que ma garnison...
Je ne pus m'empêcher de le regarder avec une
expression qui lui fit baisser les yeux.
— Soyez tranquille, général, lui dis-je; si vous
étiez attaqué, ce que je ne crois pas d'abord, je
pense que les deux cents hommes que j'ai pour
ma garde seraient plus utiles pour nous défendre
même que les écloppés , que je vois errer dans
l86 MÉMOIRES
ce moment comme des ombres sous ces blin-
dages... ainsi, je pense que vous êtes plus tran-
quille même depuis que je suis venue àCiudad-
Rodrigo; je ne crois pas, en vérité, que vous
ayez à vous plaindre de mon séjour.
— Mais, reprit-il, car il n'était pas autrement
courtois, savez-vous bien, madame la duchesse,
que je suis fort malheureux pour les vivres depuis
que vous et votre suite êtes venus augmenter ma
garnison!
Je ne répondis rien. Qu'aurais-je pu dire ?. . . j'ai
toujours eu un premier mouvement assez vif , et je
me serais laissée aller à lui dire quelque mot peut-
être un peu dur... Mais , à partir de ce moment,
je fus assaillie de mille renseignemens que je ne
demandais pas et qui devaient m'alarmer... On
parla de la peste ou de la fièvre maligne qui allait
s'établir dans la ville, à cause de la multitude de
cadavres qui avaient été enterrés presque à fleur
de terre pendant le siège. On racontait que les
chiens déterraient tous les jours des membres
encore frais, et qu'ils les emportaient dans la cam-
pagne , qui était jonchée d'ossemens humains ,
spectacle épouvantable que je vis, en effet, la pre-
mière fois que je fus me promener sur un chemin
assez battu, et qui dure pendant deux cents toises
le long d'un mur, à l'abri duquel les guérillas
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 187
ne se pouvaient pas mettre, parce qu'il était en
bon état... Le cœur était déchiré par une pa-
reille vue.
Je reçus alors une lettre de Salamanque, dans
laquelle on me donnait des nouvelles de ma pe-
tite orpheline, et où l'on me racontait une aven-
ture qui me fit frémir.
La femme d'un officier français était grosse, et
logeait avec son mari dans un gros bourg, près
de Zarnora. Au moment d'accoucher, le chirur-
gien-major du régiment se trouva absent, et cette
jeune femme fut obligée de se servir d'une sage-
femme espagnole... L'accouchement eut lieu; mais
quelque apparence heureuse qu'il eût, l'accou-
chée n'en mourut pas moins immédiatement après
l'enfantement, et l'enfant la suivit au bout de
quelques minutes. Le chirurgien-major inspecta
les deux cadavres... Le pauvre innocent nouveau-
né avait été étouffé, et une hémorrhagie avait été
provoquée chez la mère... Cet exemple n'est pas
le seul qui ait eu lieu.
Cette même lettre m'annonçait une nouvelle
qui me ravit. C'était l'arrivée à Salamanque de la
Jïourrice française que j'avais demandée, et de ma
femme de charge, madame Heldt, ainsi que d'une
femme de chambre , ayant perdu la mienne.
C'est une femme dont il faut que je parle , que
1 88 MEMOIRES
cette nourrice; car ce n'est pas une chose com-
mune que d'avoir à dire d'une nourrice qu'elle
était parfaite, et Rose l'était.
Lorsque j'accouchai de mon fils Napoléon, Ju-
not, toujours très attaché à la Bourgogne, croyait
que rien n'était bon s'il n'était bourguignon , et
il voulut que la nourrice de son fils fut Bourgui-
gnone. Mes belles-sœurs m'en choisirent une , et
l'on mit à la trouver le même soin que s'il se fût
agi de donner une épouse au roi des rois. En rai-
son de tous ces soins, de toutes ces recherches,
il m'arriva une grosse , grande et assez belle per-
sonne, mais qui ne donna à mon fils qu'un lait
bien clair, bien mauvais, et l'enfant se mit à dé-
périr. Baudelocque, qui était un homme de coup
d'œil, se mit à entourer la nourrice de son re-
gard investigateur. Le résultat de l'enquête fut
de m'apprendre qu'elle était grosse de trois
mois.
Il y avait neuf jours que j'étais accouchée : je
ne voulus pas me fâcher. Seulement je demandai
à mes amies de venir à mon aide. Toutes se
mirent en chemin le lendemain matin, et avant
midi j'avais vingt nourrices dans mon salon. C'é-
tait comme au bureau des nourrices , et cela sen-
tait l'aigre à faire tomber de l'autre côté. Parmi
ces femmes , il y en avait une grande , bien faite,
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 1 89
ayant de belles dents, l'œil vif et riant toujours...
Ses joues étaient rondes el vermeilles comme une
pomme d'Api... Elle avait une petite ou plutôt
une grosse fille qui était énorme. Cette femme ne
savait pas où elle était... On lui proposait un
nourrisson , et elle voulait , disait-elle , voir le
nourrisson et savoir ce qu'on lui donnerait, car
enfin , disait-elle , l'enfant peut mourir. . . Cette
franchise me plut. Baudelocque la trouva aussi
bonne que celles qui étaient là. Je la choisis aussi-
tôt; et depuis ce moment jusqu'à celui où j'ai
sevré mon fils , je n'ai jamais eu un reproche à
lui adresser.
Lorsque Napoléon , mon fils aîné, fut sevré ,
Rose se retira chez elle. Sa nourriture avec les
cadeaux nombreux que je lui avais fait lui for-'
mèrent une petite fortune... Un jour elle fut à
l'hôtel pour savoir de mes nouvelles, car elle
m'aimait , et me savoir en Espagne , au milieu de
ces démons , comme elle les appelait, lui faisait
l'effet d'un mauvais rêve... Elle monta chez l'in-
tendant, et sut que j'étais enceinte et malade, et
cela au fond de l'Espagne !... Elle demanda de com-
bien j'étais grosse, on le lui dit... elle s'en fut
sans rien dire. Le lendemain, elle vint apporter
une lettre pour qu'on me la fît aussitôt parvenir.
Cette lettre était bien touchante ; elle conte-
1^0 MÉMOIRES
naît la demande ou plutôt la prière que me faisait
Rose de venir nourrir mon fils ou ma fille. Car
elle savait bien, disait-elle, que, n'ayant pas nourri
mon premier enfant, je n'en voudrais pas nour-
rir un autre.. . Elle se trouvait grosse comme moi
et devait accoucher en octobre. Moi je devais être
délivrée en novembre... La seule faveur que de-
mandait Rose, c'était que je prisse à mon service
son mari comme valet de pied. Elle ne pouvait le
laisser en France; mais elle ne pouvait, disait-elle,
se résoudre à penser que j'accoucherais dans ce
pays perdu de l'Espagne , sans avoir un bon lait
bien français à donner à mon enfant.
Excellente femme!... on pense si j'acceptai son
offre!... son offre qui était elle seule une faveur
pour moi plus que pour elle!... J'ordonnai que
tout son voyage fut disposé pour qu'elle fût
aussi bien que moi-même, et elle eut le bon-
heur d'arriver à Ciudad-Rodrigo vers le milieu
d'octobre, sans avoir souffert autrement que
d'une grande fatigue.
Quand elle me vit... quand elle vit ce loge^
ment triste et misérable... quand l'heure du
dîner vint, et qu'elle vit ce que je mangeais..-.
ma pauvre Rose fondit en larmes, et ne pou-
vait me regarder sans que le cœur lui faiblît...
Quelle honnête et bonne créature!,., bonne
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. I9I
Rose!... voilà un cœur attaché et sur lequel je
crois pouvoir compter...
A quelque temps de là, le général Cacault me
dit avec un air mystérieux:
•—Il y a de grandes nouvelles... on dit que
Masséna a donné une grande bataille, et qu'il a
été écrasé...
Je ne pus retenir un cri!...
— Calmez-vous donc, me dit-il... le corps du
duc n'a pas donné. C'est ce méchant maréchal
Ney... C'est bien fait, il a de la jactance... ehbieii!
il a été frotté comme les autres...
Malgré l'assurance que me donnait le général
Cacault, je me sentis atteinte d'une de ces in-
quiétudes terribles qui vous privent de sommeil
et de nourriture... Je faisais toutes les démar-
ches possibles pour obtenir une seule nouvelle...
un mot qui m'eût tiré de l'inquiétude où j'étais
sur Junot; et rien... rien ne me parvenait. En-
fin, un jour j'étais plongée dans une rêverie
plus sombre et plus sinistre encore, lorsqu'on
m'avertit qu'un homme mal vêtu demandait à
me parler... C'était un paysan portugais... il
m'apportait une lettre de Junot... Sentant par lui-
même combien je devais souffrir de n'avoir
aucune nouvelle, il m'écrivit trois lettres, et en,
chargea trois paysans auxquels il promit que
102 MÉMOIRES
je donnerais douze cents réaux si la lettre me
parvenait... c'était peu encore pour le bonheur
d'un tel moment. Je mets ici la lettre de Junot,
elle expliquera bien mieux que je ne le puis
faire, comment se fit le malheur de la journée
de Busaco.
• Le a$ septembre, au soir.
» Combien tu dois être inquiète , ma chère
» Laure , de n'avoir pas encore reçu de mes
» lettres ! Si celle-ci te parvient, tu verras que ce
» n'est pas de ma faute. Je prends aujourd'hui le
» parti de t'envoyer un exprès pour empêcher
»que tu ne sois trop inquiète des bruits qui ne
«manqueront pas de se répandre sur la bataille
» d'hier. Nousavonsattaquél'armée ennemie dans
» une formidable position appelée la Sierra d'Al-
• coba , au couvent de Bussago, en avant du vii-
» lage de Moïra. Nous n'avons pas enlevé cette
p position, défendue par plus de 60,000 hommes.
• Deux divisions seulement du 2^ corps ont
» donné, et une du 6'. Moi , je n'ai pas tiré un coup
»de fusil. Nous avons quelques blessés^ qui nous
» embarrasseront , et nous prenons une autre
' Junot avait souligne celte'phrase... au reste, l'original de
cette lettre sera déposé chez mon éditeur comme toutes les
autres lettres que j'ai citées.
DE LA. DUCHESSE D ABRANTÈS. igô
'route; voilà tout ce que je puis te dire en po-
• litique.
» Mais ce que je puis t'exprimer , ma chère
ïLaure, c'est mon inquiétude de te savoir sans
» lettre de moi , sans lettres de tes enfans. Je t'en
» ai renvoyé plusieurs , mais elles n'ont pu te
» parvenir ; si les dernières ne sont pas parties ,
» je vais les faire demander et te les envoyer *.
0 J'ai promis i ,200 reaux aux deux hommes
» qui se chargent de cette lettre. Fais-leur comp-
» ter cette somme bien religieusement; ils m'au-
» ront riendu un trop grand service pour y man-
»quer. Les 1,200 réaux sont pour tous deux, et
• non pour chacun d'eux.
» Nous sommes bien mal pour les subsistan-
» ces. Nous n'avons pas de pain depuis quatre
«jours... la viande ne manque pas, et l'on a trouvé
» des légumes... au reste je me porte bien. Il n'y
»a que Prévost "qui ait attrapé une balle dans le
» bras droit ; mais il n'a rien de cassé, et ce sera
«l'affaire de quinze ou vingt jours.
«Il est neuf heures du soir... Je pars dans
«deux heures... Il fait noir en diable... Mais,
• n'importe, il faut marcher... Je vais me jeter
» Elles étaient parties, et furent prises par don JuIJan.
» Brave et excellent homme , qui était l'uo de ses aides-
de camp.
XIII, i3
''- MEMOIRES
»sur la paille pendant cet intervalle... Si je peux
» m'y endormir, ce sera en pensant à toi, à mes
» enfans, en vous regrettant tous, et en songeant
» que vous êtes les seuls êtres sur la terre qui oc-
n cupiez essentiellement mon cœur.
» Adieu , mon amie ; adieu, ma obère Laure.
» Je t'embrasse mille fois , et t'aime de
» toute mon âme.
» Le duc d'Abrantès. »
Busaco est une montagne très escarpée, située
au pied d'Alcobaça, à six lieues sud de "Visen.
Voici ce que j'ai ensuite recueilli dans une
longue conversation avec le marécbal Ney, lors-
qu'il passa par Salamanque en revenant en
France.
Le marécbal Ney disait que c'était une faute,
et une faute capitale, que d'avoir attaqué l'armée
anglaise, qui était postée sur des hauteurs pres-
que inaccessibles, et retranchée parles difficultés
de cette même position. On pouvait, dit-il, la
tourner, et cependant elle fut attaquée de front,
en plein jour, et par de petites masses isolées...
On prétend que près de cinq raille hommes, tant
tués que blessés ou prisonniers, ont été perdus
dans cette attaque maladroite. C'était, par exem-
ple, bien pour celle-là que l'empereur pouvait
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. igS
dire : qu'il ne fallait pas prendre le taureau par
les cornes, comme il l'observait à Yalladolid, dans
sa conversation avecle général Thiébault... Une
chose remarquable, c'est que le lendemain de la
bataille de Busaco, un paysan indiqua un sentier
qui tournailla position, et qui, s'il eût été connu
la veille, pouvait décider l'affaire sans coup-férir...
On a remarqué comme un fait extraordinaire,
dans le temps, que les Portugais employés dans
l'armée française ne connussent pas eux-mê-
mes ce sentier; cela n'a rien d'extraordinaire...
les officiers portugais étaient fort ignorans de
la position topographique du Portugal, dont, au
reste, il n'existe aucune carte même passable...
et puis ces officiers n'avaient parmi eux que quel-
ques têtes capables, et celles-là étaient dévouées
aux Français, comme, parexeraple,deux ou trois
que je pourrais nommer.
Maintenant il faut reprendre les évènemens
d'un peu plus haut, pour expliquer plusieurs
faits assez obscurs. Il y aura probablement des
répétitions , mais qui sont utiles à l'intelligence
des évènemens.
1 C)6 MÉMOIRES
CHAPITRE VI.
Prise de Ciuclad-Rodrigo. ~- Se'verité du maréchal Ney. —
Indulgence de Masse'na. — Almeida et les Portugais. —
Silveira et les Suisses. — Promenade militaire de l'époque
de l'empire. — De la Saxe à Aslorga! — Prise d'Aslorga.
— De'part pour le Portugal. — Désastre de Busaco. —
Horrible carnage. — Les martyrs. — Les rochers et la
mitraille. —Masse'na sur le Mondego. — Wellington plus
habile que l'empereur. — Le maréchal Ney. — Le géné-
ral Mermet. — Les âmes françaises sont des âmes de bra-
ves. — Perte du 8' corps, sans combattre. — Mort du
général Sainte-Croix.
La prise de Ciudacî-Rodrigo était, comme je
l'ai dit plus haut, d'une extrême importance
pour le résultat de la campagne à laquelle se
préparait Masséna. La suite en était incertaine
jusqu'au moment où cette ville serait en notre
pouvoir; tandis que sa reddition devait apla-
DE LA. DUCHESSE D ABRANTl-S. IC)^
nir tous les obstacles qui s'opposaient à l'inva-
sion du Portugal par l'armée française. La garni-
son deCiuclad-Ptûdrigo fit autrement son devoir
que celle d'Almeida; elle résista un mois, après
l'ouverture de la tranchée, et le commandant ne
capitula que lorsqu'il ne put faire autrement.
C'était le général Hervasti, homme de cœur et
de résolution; et lorsque le lo juillet il fit ar-
borer le drapeau blanc, c'est qu'il ne lui restait
aucun espoir d'être secouru; le maréchal Ney,
à qui Masséna avait laissé le commandement du
siège, fut sévère pour cette garnison qui s'é-
tait vraiment noblement défendue. Il ne vou-
lait pas accorder de conditions ; il entendait
qu'elle se rendît à discrétion ; mais Masséna
ne voulut pas , et comme , au fait , il comman-
dait en chef, il eut la générosité, ou la politique
si on l'aime mieux, d'accorder aux vaincus les
honneurs de la guerre. Ensuite il s'occupa des
dispositions ultérieures à prendre pour réunir
toutes les forces afin de marcher sur le Portu-
gal. Le général Reignier était alors en marche
pour joindre l'armée de Portugal; il avait passé
le ïage, et s'avançait par Almaraz et par Coria
pour opérer sa jonction avec Junot et Ney.
Lorsqu'une fois Masséna eut réuni ses trois
corps d'armée , il divisa ses forces, ce qui fit
igS MÉMOIRES
présumer qu'il avait de vastes plans; j'entendis
alors discuter souvent sur ce qui aurait lieu, et
je me rappelle que Junot prétendait que ce que
Masséna pouvait faire de mieux, était de faire at-
taquer la division du général Hill par le deuxiè-
me corps (Reignier), parce que si on attendait
que les forces anglaises fussent réunies, la peine
serait bien plus grande pour les détruire... J'ai
encore un aperçu de cette opinion écrite par
Junot... Le général Hill était alors, je crois, à
Castel-Branco... Du reste, à cette époque, la con-
fiance que l'armée avait encore dans Masséna
était pleine et entière... On vivait dans le passé,
et Junot et le maréchal Ney auraient insisté da-
vantage, s'ils avaient pu savoir alors ce qu'ils su-
rent troismoisplus tard... Uneaffaire brillante que
les Français eurent alors, et dans laquelle ils batti-
rent le général Crawford, dans les environs d'Al-
meida, donna, pour commencer, raison àMasséna.
Ciudad-Rodrigo était pris; nous avions contraint
les Anglais à faire sauter le fort de la Conception ;
nous avions pris Almeida, et sa garnison avait
pris parti dans notre armée '. Tous les rapports
» Un fait assez i-eraarquable pour Tetude de la politique
portugaise, c'est que lorsque lord Wellington, indigne delà
conduite des troupes portugaises, reprocha cette lâcheté au
gouvernement de Lisbonne , ils dirent que les Portugais
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS." igg
arrivaient de l'ennemi ensuite, semblaient s'ac-
corder sur un point: c'est que l'armée anglo-
portugaise se retirait devant nous et se préparait
à une retraite plus sérieuse encore... Masséna
semblait donc autorisé en apparence à agir
comme il l'a fait. Cependant les lignes inexpu-
gnables de Torrès-Vedras étaient là; et le pays
qu'il fallait parcourir pour les atteindre était en-
tièrement ruiné... Ce que je sais, c'est que j'ai
entendu Junot , la veille du jour du départ de
San-Felices el Grande, dire que l'armée serait
bien heureuse si elle revenait avec le quart de
son monde.
Ce fut vers ce temps que l'on apprit une nou-
velle qui fit un effet désagréable, tant nous
étions peu accoutumés aux revers. La troupe de
Silveira ayant été attaquée à Parba^ fut victo-
rieuse de nos troupes, et prit un bataillon suisse
tout entier ; il n'était que de cinq cents hommes.
Ce n'était pas l'importance de cinq cents hommes
de plus ou de moins dans les rangs de notre ar-
mée ; mais le moral de la chose était immense
en mal de notre côté, en bien de celui de l'en-
nemi.
avaient pris parti dans l'armée française pour avoir la facilite
de déserter et de revenir chez eux... Notez (ivCih prêtaient
serittent, et volontairement.
20O MÉMOIRES
Pour dire la vérité pour tous, il faut aussi dé-
voiler bien des petites intrigues qui vinrent em-
pêcher Masséna d'agir. Masséna prétendait, et
avec raison , que toute la Catalogne , l' Ara-
gon et une partie de l'Andalousie étant entière-
ment libérées, toute la sollicitude devait actuel-
lement se porter sur l'armée anglaise , et surtout
pour la forcer à évacuer la Péninsule ; en con-
séquence , Masséna avait demandé avec in-
stance qu'on lui envoyât le maréchal Mortier
avec la plus grande partie de ses troupes. Mais
le roi Joseph ne voulait pas dégarnir Cadix ,
qui avait devant ses murs alors une belle et forte
armée.
Cependant Almeida, Ciudad-Rodrigo étaient
en notre pouvoir, et Masséna résolut de pour-
suivre les Anglais sans attejidre les renforts de-
mandés'. Mais il se plut à déranger les plans
que l'ennemi avait formés d'après ses propres pré-
visions. Il craignait pour sa droite. Masséna l'oc-
cupa sur sa gauche, et s'amusait à lui faire quitter
une position aussitôt qu'il l'avait prise. L'armée
anglaise étaitalors forte de soixante mille hommes
à peu près, c'est-à-dire en y comprenant leg
' Us vinrent plus tard , mais de France. Ce fut Un corps,
aux ordres du générât Drouet comte d'Erlon.
DE LA DUCHESSE D'aBRANTÈS. aOl
troupes portugaises; car il est bon de dire que
toutes les troupes anglaises envoyées en Espa-
gne n'étaient pas aveclord Wellington. Par exem-
ple , dans ce même moment dont je parle , il y
avait un corps très nombreux enfermé dans
Cadix '. Ce que lord Wellington avait d'Anglais
avec lui devant Masséna pouvait se monter à
trente mille hommes à peu près , cavalerie , in-
fanterie et artillerie. Le reste de son armée , sous
les ordres du général Hill et du général Leith ,
était détaché, et du côté, je crois, d'Alma-
zar et de Coria. Quant à nous, nous n'avions pas
plus de monde que les Anglais, quoiqu'ilsse soient
efforcés dédire que nous avions plus de soixante
mille hommes; et où donc auraient-ils été pris?
bon Dieu ! L'armée de Portugal ne se composait ,
après tout, que des trois corps de Junot , Ney et
Reignier. Le corps de Junot, qui était de vingt-
six mille hommes en entrant en Espagne , était
diminué de plus du tiers depuis notre séjour,
et seulement pour avoir combattu partielle-
n)ent ; mais les maladies l'avaient décime'. Le
corps de Ney était peut-être plus nombreux ;
' On disait dix mille hommes, mais d'autres rapports plus
exacts ont dit ensuite sept mille. C'est ce que j'ai vu du
moins dans le rapport d'un espion, qui fut remis à Junot, et
qp'jl envoya à Masséna à l'heure uxême.
a 03 MEMOIRES
raais tout cela n'était pas présent , et de cela , il
en était de même du 2^ corps de Reignier. Voici,
quant au corps de Junot, des renseignemens
certains.
Le 8* corps, qui maintenant allait combattre
sur les bords du Tage et du Mondego, venait
de Bayreuth en grande partie , et ne s'était
mis en route pour l'Espagne, en traversant
Paris, qu'après avoir été passé en revue par
l'empereur. Ce fut dans cette revue que l'empe-
reur retint auprès de lui un régiment de ce
corps d'armée, et le mit à la suite de la garde ;
c'était le régiment des chasseurs à cheval de
Berg. La cavalerie du 8^ corps fut en partie ré-
formée , et refaite par douze régimens provisoi-
res qui s'organisèrent à Versailles, Tours, Or-
léans, Angouléme et Saumur, et se rendirent
ensuite à Bayonne , où ils entrèrent avec nous
en février 1810 en Espagne. Ce qui commença
par faire un grand mal au 8^ corps, ce fui le
serviceauquel il fut d'abord commis à son entrée
en Espagne , particulièrement tout ce qui fut
envoyé à Logrono , et qui fut spécialement em-
ployé à poursuivre les brigands. Ce genre de
guerre fit une vive impression sur des troupes qui
venaient d'habiter l'Allemagne , et qui avaient
vécu au milieu des meilleures gens de la terre ,
DE LA DUCHESSE D ABRA.NTES. 203
et de la quantité de maladies du pays qui frappè-
rèrent de mort nos soldats. Je dis nos soldats ,
car les malheureux m'inspiraient une telle pitié ,
que je me regardais comme obligée de venir à
leur aide, autant qu'il était en moi ; et toutes les
fois que je pouvais leur être utile auprès de Ju-
not ou de quelques uns de leurs chefs, je n'avais
garde d'y manquer. Heureusement pour le 8^
corps , qu'il quitta Logrono pour se rendre à
Burgos, ainsi que je l'ai dit plus haut'. Il fut
alors réparti sur la communication de Madrid ,
par Lerma, de Falladolid^ de Saint-Ander, de Bil-
bao , et toujours donnant des détachemens pour
poursuivre les brigands '.Le 8' corps demeura à
Burgos depuis le i i février jusqu'au 24 ; le 24 >
il partit pour se rendre à Valladolid. Ce mouve-
ment fut effectué en six jours, et nous arrivâ-
mes dans cette ancienne capitale de l'Espagne le
1" mars. La deuxième division du corps d'armée
occw^di PalenciatX. Rio Seco ; la première, Ben-
avente, la Baneza et Léon; quant à la troisième,
elle occupa Valladohd , où elle demeura avec le
duc.Les brigades de cavalerie suivirent les divi-
» Le 8» corps quitta Logrono le 8 février , et arriva le 1 1 à
Burgos.
• C'est ainsi que nous appelions tous ks guérillas en Es-
pagne.
204 MÉMOIRES
sions. La première, sous les ordres du général
Sainte-Croix , la Baneza; le général Bessières ' à
Valladolid même, et le général Bron eut la cor-
respondance entre la première division et le
quartier-général.
Ce fut dans les douze jours qui suivirent l'ar-
rivée de nos troupes à Valladolid que la première
division, aux ordres du général Clauzel % se rap-
procha de la place d'Astorga , et releva les postes
de la division Loison^, qui, à son tour, se replia
sur Salamanque , pour y joindre le 6' corps dont
elle faisait partie.
Le 1 2 mars même , la première division s'em-
para des moulins autour d'Astorga , et la place
fut bloquée. Le i 7 , la tranchée fut ouverte , les
ouvrages poussés avec vigueur, et le 6 avril , les
munitions destinées à amener la reddition de la
place se mirent en route. Junot partit de sa per-
sonne le 14 avril au matin de Valladolid. Il éta-
blit son quartier-général à Casirillo de los Polba-
zes , et reconnut lui-même la place le 19; le
20 , le feu fut des plus vifs depuis cinq heures du
matin jusqu'à sept heures du soir; mais aussi la
* Frère du maréchal.
» Aujourd'hui maréchal de France.
^ Le ge'nëral Loison retournait pour la troisième fois en
Portugal, quoiqu'il y fût déteste.
DE LA DUOriESSE d'aBRANT^S. 203
brèche était entamée... Ce fut à ce siège , et le 21
avril, que la brèche fut emportée d'assaut par un
aide-de-camp du duc, brave et loyal jeune homme
s'il en fut jamais : c'est M. de La Grave. Sa con-
duite fut remarquable de bravoure et de bouil-
lant courage, malgré son sang-froid habituel.
Junot faisait de lui le plus grand cas. Le 22 , la
place capitula, après trente-cinq jours de tran-
chée ouverte. La garnison, forte de quatre mille
hommes, fut dirigée sur la France avec le géné-
ral Santosildès qui commandait la place. Le
corps d'armée reçut ordre de reprendre ses
cantonnemens , et Junot revint à ValladoHd ,
après avoir été seulement passer quelques jours
dans l'antique ville de Léon. La brigade Godard
avait été détachée pour communiquer avec le
général Bonnet dans les Asturies, et avait rem-
pli sa mission. On voit que les troupes du
8' corps n'avaient pas un moment de repos. Je
cite toute cette marche ainsi jour par jour,
pour faire voir comment l'empereur utilisait ses
hommes. Il est curieux de voir partir ce corps
d'armée des frontières de la Saxe, où il est can-
tonné au mois de novembre , pour le suivre au
mois de mars suivant au siège d'Aslorga au fond
du royaume de Léon en Espagne.
Cefut à son arrivée à Valladolid que Junot
206 MÉMOIRES
apprit la nomination de Masséna. Le prince
d'Essling arriva de sa personne le 1 2 mai à Valla-
dolid. Sans revenir ici sur ce que j'ai déjà dit, je
suivrai seulement l'itinéraire de marche. Le 29,
Junot quitta Valladolid pour se rendre à Sala-
manque, où déjà, depuis le 19 ou le 20, la
deuxième division s'était rendue avec le parc d'ar-
tillerie; la première division avait été à Le-
desma, et la troisième à Zamora et à Toro. Ce
mouvement était destiné à remplacer le 6^ corps,
commandé par le maréchal Ney, qui s'approchait
de Ciudad-Rodrigo pour en faire le siège. Mas-
séna, qui vint avec nous à Salamanque, fut, le
lendemain même de son arrivée, reconnaître
Ciudad-Rodrigo. Dans le^néme temps, les troupes
de la troisième division avançaient toujours, et
prenaient position en occupant Bejar, Endrinal,
Linares , et le col de Banos. On demeura ainsi
jusqu'au 10 juin dans l'inaction. Le 10 , on eut
l'alarme faussement donnée que les Anglais vou-
laient reprendre Astorga.îLes divisions Clauzel
etSolignac reçurent ordre de s'y rendre; mais,
dès le 1 1 , cet ordre fut révoqué, et il se borna à
'prévenir L'armée quelle aurait un mouvement à
faire sur San-Felices el Grande et el Chico , pour
soutenir le 6* corps qui commençait ses opéra-
tions sur Giudad-Rodrigo. Le général Sainte-Croix
DE LA DUCHESSE D AERANTES. 20']
eut alors une belle affaire après avoir passé la
Tera. Il battit l'ennemi , et lui fit deux cents pri-
sonniers après avoir tué cinq cents hommes. C'é-
tait à Lianisas.
Jimot eut alors un déplaisir, ce fut de voir
dissoudre la division Lagrange : il aimait le
général Lagrange , et j'avais aussi une grande
amitié pour lui. Il fut alors nommé gouver-
neur de Salamanque. Tout cela fut l'effet des
intrigues d'un homme qui devait faire faire
bien des sottises à Masséna dans cette campa-
gne. Du reste , l'événement fat heureux dans ses
suites pour le général Lagrange, car il évita les
désastres du Portugal.
Ce fut le 24» jour de la Saint-Jean, que
Junot quitta Salamanque pour se rendre à Santi-
Espiritus , et de là à San - Fellces et Cliico.
On a pu voir précédemment dans les lettres
de Junot tout ce que nos troupes eurent à
souffrir pendant ce siège ; quant à lui , il passait
l'Agueda, et reconnaissait l'armée anglo-portu-
gaise. Il y avait toujours échange de meurtres
légalement faits, et selon les lois de la guerre
dans ces rencontres, ou dans les reconnais-
sances sur Almeida. Le général Ménard, le gé-
néral Taupin , appuyaient bien avec leurs bri-
gades ; mais lorsque Junot était en tête d'une
208 MÉMOIRES
reconnaissance, il se souvenait encore des guerres
d'Italie , et son cheval n'était pas retenu. Ce
fut ce qui arriva dans la reconnaissance du
1 5 juillet sur Almeida ; il y eut quatre hommes
tués, quinze blessés, dont sept officiers. C'était
la brave brigade Sainte-Croix, et Junot comman-
dait la reconnaissance en personne. L'ennemi
éprouva une grande perte, et fut vivement ra-
mené aux retranchemens. J'ai déjà dit que Ciu-
dad-Rodrigo capitula le lo juillet, et j'ai dit
aussi comment nous avions été à Ledesma^ àSan-
Felices el Grande, puis enfin, comment, dans la
première quinzaine de septembre, le 8* corps
avait commencé son mouvement pour profiter
de la prise d' Almeida et de Ciudad-Eodrigo , et
entrer en Portugal. Déjà depuis le 2J août la di-
vision Clauzel occupait Barba del Puerco , et le
6" corps avait passé la Coa, et s'était emparé de
Pinhel.Ce fut alors que l'armée anglaise fit de son
côté ce mouvement, qui nous parut timide, et
n'était qu'un appât pour attirer au piège ; lord
Wellington se retira sur Guarda et Celerico.
A partir du 1 5 septembre , je ne vis plus rien
par moi-même ; Junot me quitta pour entrer en
Portugal , et moi je vins à Ciudad - Rodrigo.
Le 8' corps suivit la route de Viseu en pas-
sant par Almofalo , Pinhel, Otogalj... mais que
DE LA. DUCHESSE D ABRAKTES. SOQ
trouvait-il sur cette route?... la disette et la
mort, pour ceux qui restaient en arrière....
San-Miguel d'Oteiro, Casai de Maria,Berbeîwsa,
n'offrirent pas plus de ressources; et ce fut
ainsi que le S*" corps, après avoir passé le
26 le torrent delà Crise, arriva le 27 sep-
tembre au pied de la serra d'Alcoba, où il
bivouaqua pendant la nuit, et le lendemain eut
lieu cette terrible affaire dans laquelle l'armée de
Portugal perdit de bons soldats et de bons offi-
ciers, pour exécuter une volonté insensée. J'ai
entendu dire depuis, et en Espagne même, par
des officiers anglais et portugais prisonniers, que
lord Wellington avait été fort étonné que Mas
séna eût suivi la droite du Mondego et la route
de Viseu , parce que cette route étant fort mau-
vaise , il l'avait jugée impraticable , surtout pour
l'artillerie... Mais les Français en avaient franchi
bien d'autres lors de la première campagne de
Portugal... En apprenant cette nouvelle, il pa-
raît positif que lord Wellington, qui s'était retiré
de Celerico et avait pris une autre position , re-
passa le Mondego , et vint alors prendre pied à
Busaco, qu'il lui était loisible d'occuper après
avoir opéré sa jonction avec les généraux Hill et
Leith, chose des plus malheureuses pour nous,
et qu'on prétend que l'on pouvait empêcher.
XIII. i4
2 1 O MÉMOIRES
Cette position de Busaco est formée par une
montagne fort élevée , au sommet de laquelle
est situé le couvent de Busaco , habité par des
religieux trappistes. Cette montagne peut avoir
quatre lieues de France , environ , d'étendue ,
depuis les bords du Mondego jusqu'à la route
d'Oporto. Elle est sillonnée dans presque toute
cette étendue par de profonds précipices et des
défilés tellement étroits , que les troupeaux de
chèvres n'y peuvent quelquefois passer que sur
deux et trois de front. Ce fut cependant par ces
défilés que Masséna fit passer ses soldats , au
lieu de leur faire prendre la route de Mealhada
pour tourner la gauche de l'armée anglaise , au
risque de les faire foudroyer par les troupes qui
occupaient le haut de la montagne. J'ai eu à cette
époque en ma possession, et pendant fort long-
temps, un plan et une vue de la montagne de
Busaco. Ce plan était fait par un Français ; mais
j'en avais un autre tout aussi curieux , car il
était fait par un Anglais. Un jour, en 1B12,
quelque temps avant le départ pour la Russie,
Junot me les demanda tous trois, et il ne me les
rendit pas. J'ai lieu de croire que c'était pour
expliquer à l'empereur l'affaire de Busaco.
Un officier-général anglais démérite, et dont
ses ennemis reconnaissaient eux-mêmes le talent.
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. 211
ie marquis de Londonderry, dit dans son ouvrage
sur la guerre de la Péninsule :
€ Quand bien même Masséna aurait agi d'a-
» près les avis de Wellington , il n'aurait pu pré-
» parer sa défaite par un moyen plus efficace. »
Mais ce qui ne fut pas connu alors en France,
parce que le silence de la tombe environna les
cadavres des malheureuses victimes de Busaco ,
ce fut l'admirable intrépidité des régimens et des
officiers-généraux qui fournirent la première at-
taque faite le 27 à six heures du matin. C'étaient
le 02% le 56* et le 70% qui, sous les ordres du
général Merle ^ un de nos officiers-généraux les
"plus distingués, entreprirent de forcer la position
occupée parles Anglais. Ceshérosadmirables, sans
faireun murmure, sans observer qu'ils marchaient
à la mort, furent l'affronter avec le courage qui
est un don du ciel dans des âmes françaises. Ils
gravirent les rochers de Busaco sous une pluie
de mitraille, une grêle de boulets qui les met-
taient en morceaux!... Les membres palpitans
de ces infortunés tombaient sur le crâne déjà
fracassé de leurs frères d'armes qui étaient au-
dessous d'eux , et souvent des rangs entiers rou-
laient ensemble dans les abîmes. Cependant ils
parvinrent au sommet du plateau , ces vaillans
hommes, et là, à peine échappés aune mort
2 1 2 MEMOIRES
terrible, ils la retrouvèrent sous une forme
encore plus certaine. Ils furent reçus par des
troupes anglaises et portugaises... Là eut lieu un
carnage affreux!... Nos soldats , chassés par des
forces supérieures, et d'ailleurs fatigués , essouf-
flés , n'en pouvant plus , furent culbutés par Ten-
nemi et roulèrent de rochers en rochers jusqu'au
fond des précipices dont les pointes aiguës por-
tèrent dans cette cruelle journée d'affreuses et
de sanglantes dépouilles, tandis que non seule-
ment les sabres et les baïonnettes ennemies
étaient rouges du sang français , mais les mains
des soldats anglais en étaient baignées!... Oh ! ce
fut une horrible journée !...
Ce furent les troupes du général Reignier qui
reçurent d'abord en ce lieu la couronne de mar-
tyre... Puis ensuite deux autres divisions de
Ney, sous les ordres du général Loi son , et l'au-
tre du général Mermet , se portaient vers le corps
du général Crawford'. Celui de Junot ne don-
na pas ce jour-là. Il fut mis continuellement en
présence de l'ennemi. Mais comme lord Wel-
lington, dans son plan de campagne, ne voulait
» Je ne sais pourquoi , à la suite du sie'ge d'Almeida ou de
Ciudad-RodrigOj le général Crawford reçut de nos gcne'raux
le surnom du brave ctournean. Je l'ai entendu nommer
ainsi par Masse'na lui-même.
DE LA. DUCHES"SE D AERANTES. 21 J
qu'attirer son ennemi et ne pas combattre , au-
tant du moins qu'il le pourrait, il paraît que
l'arrière-garde anglaise avait ordre d'éviter tout
engagement avec l'avant-garde française. Cela
paraît si positif, qu'à Coïmbre et à Condeixa il y
eut un engagement très vif entre les deux par-
tis, et que le huitième corps eut l'avantage,
comme cela arrive toujours quand des troupes
ont la volonté d'éviter une rencontre ; et à Con-
deixa les Anglais préférèrent abandonner leurs
magasins de vivres , que de combattre pour les
défendre. Cependant ils forçaient dans ce même
moment les habitans d'abandonner leur asile ,
d'emporter jusqu'au dernier grain de blé ou de
tout brûler, pour que nous ne pussions rien
trouver... Nos soldats, furieux de ne rencon-
trer qu'un sinistre isolement, marchaient encore
sans murmurer, car dans de semblables situa-
tions le soldat français est sublime dans sa
conduite ; mais sa physionomie devenait plus
sombre, et il y avait dès lors une méfiance dans
l'armée qui ne pouvait qu'ajouter à ses autres
malheurs.
On trouvait le long des routes des débris de
meubles et de vètemens que les malheureux fu-
gitifs , contraints par les Anglais d'abandonner
5 1 4 MEMOIRES
leurs maisons, ne pouvant emporter avec eux,
caries moyens de transport manquaient , préfé-
raient jeter dans le Tage ou dans les torrens, que
de les laisser à l'ennemi commun , et que les
vagues du Tage et les eaux des torrens repous-
saient sur la rive , mais en lambeaux et hors d'é-
tat de servir. Souvent nos soldats prêtèrent
assistance à de malheureux vieillards, à des fem-
mes dont l'enfant se mourait sur leur sein où il
n'y avait plus de lait, et qu'ils trouvaient dans les
fossés... abandonnés de tous... et sans secours!
J'ai vu plusieurs exemples d'humanité vraiment
admirables, lorsque le S^ corps revint en Es-
pagne et que nous passâmes quelques semai-
nes à Toro... ]Mais la conduite des Anglais ne fut
pas, en cette circonstance, ce qu'elle aurait dû
être, comme humanité et comme justice. C'est
ainsi que lord Wellington se retira sur les fa-
meuses lignes de Torre-Vedras , et que Masséna,
comme frappé de vertige, le suivit à travers un
pays désolé et désert.
Le lendemain de la bataille de Biisaco, Junot,
qui me savait déjà arrivée à Ciudad-Rodrigo,
mais qui ne pouvait avoir d'idée de la privation
totale de nouvelles dans laquelle nous étions, et
craignant que je n'en eusse de fausses relative-
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. ai5
ment à l'affaire du 27, fit venir trois paysans
portugais et espagnols, et leur donna une lettre
à chacun d'eux.
« Celui de vous qui arrivera le premier, leur
dit-il, aura douze cents réaux. Si vous arrivez en
même temps, la duchesse vous donnera la ré-
compense promise. Soyez fidèles, et vous n'aurez
qu'à vous louer d'elle. »
Un seul de ces hommes parvint auprès de
moi à Cindad-Rodrigo , où j'étais alors dans des
inquiétudes dont il faut avoir été victime pour en
comprendre toute l'horreur. On était alors à la
fin d'octohre, et l'affaire de Busaco avait eu lieu
à la fin de septembre... Un seul de ces hommes
eut le bonheur dépasser... Les deux autres pé-
rirent , l'un en passant un torrent , l'autre fut
assassiné par les Espagnols , qui trouvant sur
lui la lettre de Junot qu'il avait mal cachée, le
traitèrent comme espion... La récompense pro-
mise fut presque doublée par moi à l'homme qui
me donna la lettre qu'on a lue au commence-
ment de ce chapitre... Hélas ! c'était la seule con-
solation que je devais recevoir avant la naissance
de mon fils,..
Je terminerai cette relation , peut-être un peu
longue pour ceux qui n'ont eu aucun intérêt
dans la guerre de la Péninsule, mais qui, je
3l6 MÉMOIRES
crois , ne peut manquer d être de quelque im-
portance pour ceux qui y retrouvent et d'anciens
souvenirs et des motifs de souvenirs par rela-
tions, par un tableau des pertes du 8' corps,
depuis le jour seulement de son entrée en
Portugal , c'est-à-dire du moment où il quitta
San-Felices el Grande, jusqu'au i" novembre j
A Coïmbre /|00 hommes.
Aux hôpitaux de Santarem . 600
Prisonniers de guerre ... 127
Tués à Sobral 71
A Ferias 262 (d. 34 tués.)
Blessés à Sobral : . i63
En arrière et assassinés. . . 946
Total 2559 hommes
Chevaux tués et morts, artillerie comprise, f[iQ.
Et l'on remarquera qu'excepté à Sobral où la
ville fut enlevée par la première division du
8* corps , il n'y eut que des engagemens par-
tiels, plus funestes, au reste, qu'une bataille ran-
gée... Ce fut donc dans de semblables affaires
que notre armée commença à laisser derrière elle
des ossemens français... Le reste périt par la mi-
sère... par le poignard.,, et pour achever sa ruine,
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 2ï'J
le moment des pluies survint pendant le plus
important de sa marche... Ces pluies , que con-
naissent seuls ceux qui ont été en Portugal,
inondaient les plaines, détruisaient les routes,
comblaient les ravins et les changeaient en tor-
rens, tandis que les torrens eux-mêmes deve-
naient des cataractes effrayantes et presque im-
possibles à franchir... Oh! quels souvenirs!...
quels souvenirs épouvantables!... Et pourtant,
malgré nos désastres , malgré tout le poids du
malheur qui pesait sur nous , il paraît positif que
si Masséna avait poussé avec vigueur l'armée an-
glaise dans sa retraite, et l'avait enfin poursuivie
au lieu de se laisser attirer et de la suivre avec
mollesse et indécision , il paraît que l'armée an-
glaise pouvait être perdue. Sans doute ses lignes
de Torres-Vedras étaient formidables, mais tou-
tes les redoutes n'étaient pas défendues par des
troupes anglaises , et à cet égard les antécédens
devaient donner de l'espoir, au moins assez pour
tenter ce qui pouvait sauver une armée et per-
dre l'autre, et leur faire ainsi changer de position
à l'une et à l'autre. Cette opinion n'est la mienne,
on le pense bien , que d'après l'avis bien souvent
recueilli de personnes qui pouvaient certes le
donner. Ce que je viens de mettre plus haut m'a
été dit par un officier-général anglais et par deux
2 1 8 MÉMOIRES
membres importans du parlement d'Angleterre.
Quant à l'opinion des Français , j'ai été guidée
dans la mienne par mon mari et le maréchal Ney :
celles-là en valaient bien une autre.
. Un malheur particulier, mais qui fut vivement
senti par l'armée, fut la mort du général Sainte-
Croix , qui fut tué à Alenquer, sur les bords du
Tage, tandis qu'il cheminait sans même songer
à la mort. Un boulet parti d'une des chaloupes
canonnières qui étaient sur le fleuve , frappe un
rocher, et vient , par ricochet, couper en deux le
malheureux Sainte-Croix , qui tombe atteint
mortellement , sans que le noble jeune homme
entendît gronder le canon répondant à son der-
nier soupir... Ce n'était pas ainsi qu'il devait
mourir..-
Après ces divers évènemens , après la défaite
de Busaco, après avoir passé le Mondego, avec
une presque certitude de voir se lever sur les
derrières de son armée une multitude de corps
de partisans qui devaient couper toute commu-
nication, Masséna continua néanmoins de s'a-
vancer, et sa conduite fut vraiment inexplicable.
DE LA. DUCHESSE D ABRANTÈS. 2 1 9
CHAPITRE VII.
Je reçois une lettre de Junot Ma joie. — Elle est courte,
— Don Julian geôlier de la route. — Larmes et chagrins.
— Madame Thomières. —Sa bonté'. — Sa douleur. —
M. Lhuyyt. — Ce qu'il était. — Impression de l'Espagne.
— M. Lalauce. — Ce qu'il était. — Sa femme. — Elle est
jolie et bonne. ■ — Son portrait. — M. Desanges, ami de
M. Lhuyyt. — Sou énergie le sauve. — Joie inattendue. —
Armée du g* corps. — Le comte d'Erlon. — M. de Mon-
tesquieu. — Le général Fournier. — Dîner burlesque. —
Le i4 novembre. — Désespoir d'un homme brave. — Nous
pleurons et pourtant nous chantons ! — Les prcmièi'es
douleurs.
Il faut avoir été dans la situation où je me
trouvais , pour apprécier tout le bonheur que
j'éprouvai en recevant la lettre que Junot m'é-
crivit parle paysan espagnol !... Un pareil mo-
ment compensait bien des mauvaises heures. J'é-
tais joyeuse comme une eufant qui n'aurait eu
220 MÉMOIRES
que des fêtes pour le jour suivant... Cette joie
ne pouvait être durable ; mais je fus bien heu-
reuse un jour... Ce ne fut que le lendemain,
lorsque , voulant répondre à Junot par le même
aventureux courrier, qui répondait de passer,
que je retombai dans toute ma tristesse... La
lettre de Junot avait un mois de date... Que d'é-
vènemens avaient pu se passer depuis lors!... Et
moi... qu'avais-je â lui dire ?... Depuis mon
arrivée à Ciudad-Rodrigo , je n'avais eu qu'une
fois des nouvelles de nos enfans!... Don Julian
était comme le geôlier du chemin par où pas-
saient les courriers, nul ne sortait de la route si
don Julian l'y avait vu entrer... J'écrivis... Mais
je ne pus trouver de paroles pour peindre toute
ma joie, si vive il n'y avait que quelques heu-
res... Je ne pus que pleurer sur la désolation
qui m'entourait, et si je n'écrivis pas un der-
nier adieu à mon meilleur ami , au père de mes
enfans , c'est que je craignis de l'affliger; car j'é-
tais sûre de mourir...
Oh! que je souffrais dans de semblables mo-
mens d'une aussi terrible rêverie !... Alors , je
posais la main sur mon sein , je sentais les raou-
vemens de mon enfant ; et ce rapport , si parfai-
tement une joie du ciel dans la position ordi-
naire de la vie où sont toutes les mères , deve-
DE LA. DUCHESSE D AERANTES. 22 1
nait pour moi un sujet de larmes amères...
Comment mon enfant allait-il naître ?.. . Le met-
trais-je au jour même?... Non... Toutcequ'une
imagination délirante peut inventer pour don-
ner des scènes d'émotions excitantes pâlirait
devant le récit que je puis faire de ce que je souf-
fris dans ces veilles de la douleur , où de longues
nuits se passaient pour moi à prier Dieu comme
on le prie avant le viatique... C'est ainsi que j'a-
teignis le i4 novembre; ma vie était triste et
monotone ; et n'eussé-je rien eu à craindre, elle
n'en eût pas moins été insupportable. Le géné-
ral qui commandait à Ciudad-Rodrigo était aussi
désagréable pour moi qu'il est possible qu'un
homme le soit. Je n'avais de société que madame
ThomièreSjdontle cœur était aussi plein de dou-
leur et d'inquiétude que le mien, et que je devais
plutôt soutenir et consoler, que je ne devais m'at-
tendre à en avoir de l'appui, non qu'elle ne fut
parfaite et bonne, mais elle était plus faible que
moi... Junot avait aussi laissé à la garde de mon
amitié un homme aimable qu'il aimait beaucoup :
c'était M. Lhuyyt. M. Lhuyyt avait été chargé du
ministère de la marine et de la guerre dans la pre-
mière invasion du Portugal. C'était un homme
d'esprit et de manières tout-à-fait comme il faut. Il
m'aurait été d'une grande ressource; mais c'était
22 2 MÉMOIRES
en lui qu'il fallait étudier l'effet de l'impression
que produisait l'Espagne avec son insurrection
effrayante, ses poignards, ses poisons et ses conti-
nuels dangers!... M. Lhuyyt était un homme de
cœur , de tête forte et carrée ; il connaissait le
monde et avait beaucoup vu... savait beaucoup...
eh bien ! il était tombé comme un faible enfant
sur une couche de souffrances qui n'avaient d'au-
tres causes qu'une terreur renouvelée sans cesse ;
et, depuis trois mois , il n'avait pas quitté son lit.
Trop souffrante moi-même pour l'aller voir,
puisque je sortais à peine pour prendre l'air, je
ne l'avais pas aperçu depuis mon arrivée à Ciu-
dad-Piodrigo. Je savais qu'il était parfaitement
entouré, parce qu'il avait près de lui un ami ,
M. Desanges , qui le soignait comme un fils au-
rait soigné son père, et qui lui communiquait en
même temps un peu d'énergie de son carac-
tère , ce que le pauvre malade avait une grande
peine à comprendre. Je crois que c'est à M. De-
sanges que M. Luhyyt doit la vie.
Il y avait encore à Ciudad-Rodrigo M. Lalance,
inspecteur aux revues, avec sa femme, jeune et
charmante personne. Mais que pouvaient ses ta-
lens dans un lieu où la vue ne se reposait que
sur des cadavres à demi rongés par les chiens et
sur des monceaux de décombres noircis par la
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 223
fumée ou rougis parle sang!... Non ,dans ce sé-
jour affreux il fallait des larmes et rien que des
larmes.
Un jour, c'était le 1 4 novembre , il faisait un
temps assez beau , quoique froid. Un soleil pâle
comme s'il eût lui sur une province de la Sibé-
rie, éclairait les environs désolés de ma triste
retraite. Je fis mettre les chevaux à ma calèche,
et j'engageai madame Thomières à venir faire une
promenade jusqu'au bout du petit mur qui était
en dehors de la porte de Salaraanque. On plaçait
d'avance deux ou trois piquets dans la campagne,
et pendant une heure je pouvais au moins res-
pirer un air plus pur que celui du cloaque de
Ciudad-Rodrigo. M. Lhuyyt avait eu le courage
de suivre dans sa calèche , que M. Desanges es-
cortait à cheval. Nous cheminions ainsi tout pai-
siblement, lorsque l'un des hommes du premier
piquet vint en courant avertir qu'on voyait au
loin , dans le défilé qui termine la plaine , une
multitude de troupes. Le premier mouvement
fut de faire tourner bride aux chevaux... Ce-
pendant les Espagnols qui presque chaque jour
venaient autour de la ville, ne prenaient jamais
cette direction, ils venaient par les hauteurs...
M. Desanges, voyant l'incertitude inquiète où
nous étions, piqua des deux sans rien dire, et
224 MÉMOIRES
s'en fut tout simplement , lui tout seul , en recon-
naissance. Nous lui criâmes de revenir, mais il
n'en tint compte; et comme il est d'une bravoure
même téméraire , il fit cette action tout naturel-
lement... Nous le vîmes d'abord franchir la plaine
comme une flèche ; puis il ralentit son pas... Tout-
à-coiip il reprit sa course et joignit la troupe
que nous apercevions enfin dans l'éloignement...
A peine l'eut-il atteinte, que nous vîmes la plus
forte partie de ce groupe s'ébranler et se mettre
au galop, en se dirigeant vers nous... A mesure
que cette troupe approchait, ii jaillissait des
éclairs étincelans de ses armes et des harnais de
ses chevaux.
— Mon Dieu! dis-je enfin, ce sont des Fran-
çais!...
Et à peine avais-je parlé, que ma calèche était
entourée par ces uniformes qui alors nous fai-
saient palpiter le cœur de joie et d'orgueil ,
comme ils le faisaient battre de peur à nos en-
nemis... Et ma main était pressée par ce bon Eu-
gène de Montesquiou, ce brave général Drouet,
et vingt voix me demandaient avec intérêt com-
ment je me trouvais dans ce désert, cette Thé-
baïde. .. et ces voix me parlaient avec l'accent
de la patrie... Oh! que j'ai pleuré dans ce mo-
ment-là... mais pleuré de joie... de douce joie...
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 22 5
Le général Cacault arriva.
— Et comment ne m'avez-vous pas annoncé
l'arrivée du général ? lui demandai-je en lui mon-
trant le comte d'Erlon.
— C'était un secret, madame...
— Comment, un secret I... Vous êtes donc seul
avec ces messieurs? demandai-je au général
Fournier qui était alors près de la voiture.
— Nous sommes i5o,ooo, répondit poliment
le général Fournier en levant les épaules.
— Mais étes-voiis seuls enfin ?
— Avec vingt mille hommes "... et nous allons
joindre le maréchal prince d'Essling, duc de
Rivoli , pour lui prêter assistance.
C'était un singulier homme que ce général
Fournier. Je parlerai de lui tout à l'heure plus
en détail.
Je rentrai dans la ville avec ma brillante es-
corte. J'étais heureuse, mille fois heureuse!... Je
fis arrêter ma voiture à côté de celle de M. I^uyy t,
et nous nous saluâmes avec un sourire de bon-
heur... M. Luyyt voyait, ainsi que moi, et mieux
que moi , les résultats les plus heureux de cette
arrivée du comte d'Erlon... Hélas! tout cet ho-
• Il y en nvait un bon tiers de moins, mais il nie dit le
soir inèine : il faut bicu un peu mentir avec ses cniicjnis , et
mcme avec ses anîis.
XIII. i3
226 MÉMOIRES
rizon qui nous apparaissait si radieux ne tarda
pas à s'assombrir.
J'engageai tous les arrivans à venir dîner chez
moi.
— Je vous ferai faire mauvaise chère, leur
dis-je ; mais à moins que vous n'ayez des provi-
sions avec vous , c'est encore chez moi que vous
ferez le moins chétif dîner.
En effet depuis quinze jours la surveillance exer-
cée par don Julian était si forte, que les paysans
n'apportaient plus rien à la ville. Nous avons
quelquefois payé un œuf jusqu'à sept et huit
réaux la pièce'... La volaille était non seulement
d'un prix hors de toute proportion , mais il n'y
en avait pas... Le pain était la seule chose quj
fût bonne, et que nous eussions à discrétion ; mais
pour autre chose il fallait y renoncer; les légu-
mes , par exemple , et les fruits , on en perdait là
jusqu'au souvenir... Les^jardins avaient été ra-
vagés au moment du siège; et comme, depuis, les
habitans avaient évité de rentrer dans la ville,
rien n'avait été ensemencé ni replanté. Enfin,
pour donner une idée de la manière dont nous
Quarante sous... La viande n'elalt plus supportable, et
cependant elle coûtait un prix fou. Celle que nous avions
comme distribution d'arme'e n'était pas bonne, et cependant
elle était la seule que jqous cussioa? pour nou? pQiurir.
DE LA DUCHESSE D AERANTES. 227
vivions, lorsque mon cuisinier, désolé de ne pou-
voir me donner que du mauvais bouillon, parce
qu'un vieux taureau ou une mauvaise et maigre
vache ne peuvent en donner de bon; lorsque
cet homme voulait enfin ne pas trop 'perdre sa
main , il envoyait mon chasseur avec un fusil se
promener sur les bastions, les cavaliers encore
couverts de décombres , et là il guettait au pas-
sage de ce qu'il appelait des alouettes, et qui n'é-
taient que de détestables moineaux durs, amers,
et d'un goût sauvage ; mais il importait peu à
mon maître queue : il arrangeait les oiseaux au
gratin avec des croûtes bien façonnées, servait
chaud dans une casserole d'argent , et demeurait
tout aussi content de lui que s'il m'eût servi des
ortolans ou des becs-figues. Ce pauvre Simon me
rappela un jour le festin que Brand organisa chez
le baron de Felsheim: il avait eu un chevreau;
ce chevreau, qui pouvait passer pour chèvre, et
comme il était mâle , on sait comment cela s'ap-
pelle, était la seule pièce qu'il eût, et sur laquelle
il devait tailler pour faire à dîner pour plusieurs
personnes (nous étions déjà à Ciudad-Rodrigo);
il ne fut pas arrêté par cette difficulté , et mit le
chevreau à toutes les sauces, et le tortura dans
toutes les formes; mais il eut beau faire, il fut
impossible de mettre la dent au milieu d'aucun
228 MÉMOIRES
morceau... la chose en vint au point d être risi-
ble... Mon Dieu! si nous n'avions pas eu d'autre
sujet de tristesse que celui de privations aussi
matérielles!... mais celles-là étaient la consé-
quence de toutes les autres, et alors elles deve-
naient d'autant plus douloureuses.
En revoyant M. de Montesquiou, je n'avais
d'abord songé qu'au plaisir de le retrouver dans
ce désert, où depuis deux mois je pleurais l'ab-
sence de la patrie, et de tous ceux que j'y avais
laissés... Mais lorsqu'il revint pour dîner... lorsque
je le regardai plus attentivement, je fus frappée
du ravage qui avait bouleversé cette belle figure
depuis que j'avais quitté Paris : ses yeux étaient
caves et son regard presque farouche; ses joues
plombées, et le haut des pommettes d'un rouge
vif et changeant; sa parole était brève, et son
accent avait quelque chose de solennel qui allait
au cœur. Il chantait les romances avec un goût
et une grâce que je n'ai connus qu'à lui et à M. de
rlahaut, avec qui , au reste, il avait assez de res-
semblance ; il était moins régulièrement beau
qu'Anatole son frère, et pourtant il plaisait au-
tant que lui. Eugène de Montesquiou était un
homme dont 1 ame a eu un côté mystérieux qui est
descendu avec lui dans la tombe... je l'ai connu,
moi, ce mystère, quoique je n'y fusse que rola-
DE LA. DUCHESSE D AERANTES. 229
tivement intéressée, et que même nous nous vis-
sions moins souvent que je voyais d'autres per-
sonnes de ma connaissance : mais il est mort
sans m'auloriser à le dire, et je ne parlerai pas...
C'était un noble et digne jeune homme.
Nous ne nous étions pas revus depuis le bal
de Mareschalchi : je lui en parlai , et lui en parlai
en riant ; car, dans cette journée, en revoyant des
Français, toutes mes idées étaient joyeuses, et
toutes les fois que mon enfant faisait un mouve-
ment , je serrais mes deux bras autour de ma
taille comme pour lui donner une première ca-
resse, et lui dire : — Sois tranquille, nous re-
verrons bientôt la patrie, et tu connaîtras tes
sœurs et ton frère.
Mais ce pauvre jeune homme ne partageait pas
mes sensations joyeuses ; il me regardait avec une
expression indéfinissable de tristesse agitée; il por-
tait ses yeux autour de la chambre mal carrelée
dans laquelle nous étions alors, dont les fenêtres
disjointes, et évidemment faites pour une autre
place, laissaient parvenir un vent glacé, dont le
froid semblait plus piquant et phis âpre lors-
qu'on pensait qu'on était en Espagne. Quelques
chaises de paille garnissaient cette pièce qu'on
appelait le salon , et dans laquelle pourtant on
200 MEMOIRES
voyait une épinette qu'on décorait du nom de
piano.
— Et vous ne mourez pas ici? me dit-il enfin ,
après m avoir long-temps regardée avec une sorte
de pitié presque indignée.
L'expression de sa voix , de son regard , me
rappela à toute l'horreur de ma position. Je
voulus lui sourire, je voulus lui répondre; mais
je ne pus parler... je ne pus sourire...
— On ne peut pas vivre en Espagne, ajouta-
t-il en serrant avec une force convulsive la chaise
qui était devant lui... il faut mourir lorsqu'une
fois on y est entré.
Il m'effraya. Ses yeux étaient rouges..7 gon-
flés.:, il y avait des larmes dans ses paroles... Je
lui pris la main.
— Qu'avez- vous ? lui dis-je tout bas.
Hélas! je le savais bien ce qu'il avait!... mais
je voulais provoquer un mot qui , une fois dit ,
l'aurait soulagé , parce qu'il aurait dit toute la
peine qui lui foulait le cœur, le malheureux, et
qui l'a tué avant trente ans... puis il s'en fut à
l'autre bout de la chambre , et s'assit devant le
piano.
— Vous avez été surprise, n'est-ce pas, ma-
dame , de voir Eugène dans cet état de marasme
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. StZî
profond ? me dit le général Fournier qui s'ap»
procha de moi quand l'autre se fut éloigné... nous
en sommes également étonnés... Mais ce qui vous
surprendra bien plus , c'est que depuis le jour
où il est entré en Espagne , il a dit avec un sérieux
inconcevable qu'il n'en sortirait pas vivant...
Je ne l'aurais pas jugé susceptible de supersti-
tion...
Dans ce moment , des sons doux , plaintifs
même, et d'autant plus barmonieux qu'ils étaient
inattendus dans cette cbambre dévastée, se firent
entendre du côté du piano; c'était M» de
Montesquiou qui cbantait une romance avec une
voix tellement expressive que chacun fit silence,
et se rapprocha doucement du chanteur ; car
c'est une magie bien attractive que celle de la
musique, et dans la musique c'est une autre ma-
gie plus attirante encore que celle du chant.
Je ne me rappelle plus ce qu'il chanta. Il me
souvient seulement que je pleurai , mais^ que
mes larmes ne me faisaient aucun mal... Le gé-
néral Fournier chanta ensuite. Il avait une voix
admirable , de ces voix de ténor^ belles , pleines,
sonores, et harmonieuses comme un harmonica.
Mais il chanta une chanson ^ le Marquis Olivier,
composée par d'Alvimar; et il aurait fallu en
conscience avoir une ferme volonté de pleurer
2Ô2 MEMOIRES
pour lui donner des larmes... tandis qu'en écou-
tant cette voix frémissante sous une vive émo-
tion intérieure , on partageait cette émotion et
on lui donnait toutes les siennes provoquées par
ces chants si doux et si plaintifs... Voilà de ces
souvenirs que rien n'efface... Bien des années
se sont écoulées depuis ce jour-là; eh bien! je
pourrais encore aujourd'hui retracer jusqu'aux
plus légères impressions qui me frappèrent dans
celte soirée, et pourtant ce qui se passa quel-
ques heures après était plus que suffisant pour
éteindre en moi tout autre souvenir.
Avant que ces messieurs me quittassent, je
voulus savoir du colonel Montesquiou quelques
unes des particularités de son départ de Paris.
La faveur où son père et sa famille entière étaient
auprès de l'empereur me paraissait plus que
suffisante pour empêcher un voyage sans gloire
dans ses résultats , tandis qu'il se présentait hé-
rissé de dangers... J'appris de lui qu'il avait reçu
l'ordre de partir sans s'y attendre , et qu'aussitôt
il avait été frappé de la pensée qu'il ne sortirait
pas de l'Espagne.
. — Car rappelez-vous bien mes paroles, me dit-il
avec un regard qui m'a depuis long-temps pour-
suivie dans mes rêves... rappelez-vous que je ne
sortirai pas de cet infernal pays... Si j'échappe
DE LA DUCPtËSSIÎ d'aERAJVTÈS. 233
au boulet, à la balle, au sabre, à la lance, je
tomberai sous le couteau... je mourrai de poi-
son... mais je mourrai... Que mon sang retombe
sur ceux qui ont voulu le verser!...
Il me parlait bas, trèsrapiclem^t... Ce peu de
mots fut dit en quelques secondes... Dans ce
moment j'étais debout, appuyée contre une
chaise... Le colonel me regardait, et, malgré son
émotion , il fut frappé du bouleversement de tous
mes traits. Je palissais , et ma main avait saisi la
chaise en s'y cramponnant fortement... Une dou-
leur venait de se faire sentir... J'allais accou-
cher, c'est-à-dire que le travail venait de com-
mencer... Comment, grand Dieu! devait- il se
terminer!...
Je me hâtai de prendre congé de ces messieurs.
J'avais heureusement préparé une lettre pour
Junot dans l'intervalle de ma rentrée au dîner,
parce que le comte d'Erlon m'avait annoncé qu'il
partait le lendemain au point du jour, pour
joindre le prince d'Essling, comme il laissait des
troupes derrière lui; les communications allaient
se rouvrir, du moins nous devions le croire, et
j'espérais faire parvenir promptement enfin la
nouvelle de mon accouchement à Junot, si je
survivais à ce moment pour lequel on rassemble
254 MEMOIRES
tant de soins autour d'une femme , et qui pour
moi allait se passer au milieu des premières pri-
vations!...
Aidée de M. Magnien , qui jadis ayant été, je
crois, chirurgien-major dans quelque régiment,
lui avait donné des soins à sa manière , ma bonne
Rose était accouchée heureusement, trois se-
maines avant, d'une grosse fille qu'elle nourris-
sait, en attendant mon enfant. Ses soins étaient
le secours sur lequel je comptais le plus... mais
le ciel m'en envoya un autre auquel je suis con-
vaincue que je dois la vie...
Il était onze heures du soir lorsque ces mesr
sieurs sortirent de chez moi.
— Priez pour moi , me dit M. de Montesquieu
en me baisant la main ; priez pour moi, je ne
vous reverrai probablement jamais...
Je me sentis défaillir... Cette parole prononcée
avec un ton d'assurance par un homme qui, en
sortant de chez moi , allait monter à cheval pour
affronter cette mort dont il parlait comme s'il
la voyait à ses côtés, tandis que moi, pauvre
femme , j'étais en ce même moment en face d'un
danger positif et imminent qui plaçait un de
mes pieds sur la terre et l'autre dans la terre ;
cette parole me frappa au cœur, et lorsque je fus
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. ^35
retirée dans ma charnière, poussant des plaintes
que la crainte d'être entendue ne me faisait plus
retenir, alors cette vision de mort vint m'obséder
et se placer entre mon lit et le berceau de mou
enfant.
Les douleurs furent d'abord ce qu'elles furent
au dernier moment. La nuit fut cruelle , et le jour
parut sans que le travail fût plus avancé. J'étais
inquiète... Pour la première fois de ma vie j'eus
peur pour moi. Si je mourais dans ce travail d'en-
fantement que nul secours babile ne venait ai-
der, que devenait le fruit que je portais, que je
savais exister dans mes flancs, et que j'avais déjà
sauvé de tant de désastres ? Mais comme ce n'est
pas mon histoire que j'écris, je dirai seulement
que vers le matin on acquit la certitude que l'en-
fant était mal placé et que l'accouchement pré-
sentait une sorte de difficulté'. Alors je repris
toute ma fermeté si elle m'avait un moment
abandonnée... Et enfin, après des souffrances
inouïes, je mis au jour un garçon que j'ai eu le
bonheur de conserver, et qui aujourd'hui contri-
« L'enfant était dans la position inverse de celle qu'il
prend ordinairement au moment du travail. Si le pauvre pe-
tit élre s'e'tait placé quelques lignes plus à gauche ou plus à
droite, nous étions perdus tous deux... nous l'étions, je crois,
également si j'eusse perdu la tête.
236 MEMOIRES
bue à augmenter le peu de joie et de bonheur que
le ciel m'ait laissé.
C'est maintenant qu'il me faut parler de l'ange
qui alors se trouva dans mon chemin et me sou-
tint dans cette route si pénible; il me faut dire
qu'une femme fut pour une autre femme ce
qu'aurait été une sœur, une mère , une fille, et
enfin l'amie la plus tendre ; et poiu-tant cette
femme me connaissait à peine... Oh ! les femmes,
si elles sont haïssables et repoussantes quand elles
sont comme quelques unes que je pourrais nom-
mer , comme elles sont adorables , quand elles
remplissent sans calcul , mais par effusion , la
mission que Dieu leur a donnée en les mettant
sur terre, celle de consoler, de soigner ceux qui
souffrent: oh! celles-là doivent être aimées, et
aimées de cœur...
J'ai parlé plus haut de la baronne Thomières ,
femme du général Thomières, qui , à la première
invasion du Portugal, était déjà sous les ordres
de Junot. A la troisième expédition , il joignit le
8^ corps lorsque Junot était déjà à Burgos. Je ne
sais alors où lui-même se trouvait. Le duc l'aimait
et l'estimait fort. Aussi en 1 808, lui avait-il confié
le commandement de Péniches , en Portugal ,
comme l'un des points les plus importans de
l'armée. A cette première campagne, sa femme
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 23'J
l'avait toujours accompagné. Son affection pour
son mari était une des choses les plus touchantes
qu'il fût possible de voir.
Madame Thomières avait à cette époque quel-
ques années de plus que moi; mais c'était, je
crois , peu de chose. Elle était blonde , d'une
physionomie douce et bonne , et d'une timidité
gracieuse, qui avait beaucoup de charme. Sa
parole ensuite en avait un puissant dans l'in-
flexion de sa voix et dans son accentuation. Elle
était instruite , et d'une manière plus profonde
que les femmes ne l'étaient ordinairement à cette
époque. Elle dessinait et peignait bien, et faisait
ensuite cette foule d'ouvrages de femmes , pour
lesquels il est nécessaire d'avoir de petites mains
blanches et adroites, ce qu'elle possédait aussi.
Mais le vrai trésor de la femme qui était caché
sous tout cela , c'était imc exquisQ sensibilité ,
une âme ayant toujours une parole consolante à
faire entendre à l'oreille de la souffrance... une
continuité et une persévérance dans ce qu'elle
entreprenait pour arriver à ce but, qui à elle
seule consolait déjà... Il est si doux de voir s'oc-
cuper de soi lorsqu'on sent son cœur saigner...
Lorsque je me rappelle les soins dont elle m'en-
tourait alors, 'dont plus tard elle entourait aussi
le berceau de mon Alfred... je sens dans mon
238 MÉMOIRES
âme que les années peuvent s'écouler, les évè-
nemens, la distance se placer entre deux êtres
qui se sont aimés , mais que rien ne peut effacer
de tels souvenirs.
INIon fils était faible au moment de sa nais»
sance; j'avais tant souffert!... Pauvre fleur, ve-
nue là au milieu des orages , dans un désert , et
sans le plus chétif abri... Oh! que de fois j'ai
pleuré sur ton petit visage encore bleuâtre par
lés souffrances que j'avais éprouvées!... mais ces
larmes , elles étaient bien douces; elles rempla-
çaient d'autres larmes amères qui me brûlaient
les joues... maintenant je n'étais plus seule...
j'avais un être auprès de moi auquel je me de-
vais... Dans ces heures terribles, où il me sem-
blait que tout avait péri dans l'univers autour de
moi, celte gracieuse figure d'ange m'était en-
voyée par Dieu pour me dire de vivre , et que je
devais la ramener dans sa vraie patrie. Depuis
deux mois je n'avais aucune nouvelle de France.
Les estafettes allaient chercher Junot , et mes
lettres étant dans le paquet de l'armée, ou tout
au moins du 8* corps, il me fallait atten-
dre que j'eusse écrit en France pour que mes
lettres me fussent envoyées directement. Depuis
l'affaire de Busaco , je n'avais aucune nouvelle
de mon mari , et j'éprouvais tous les genres de
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 2^9
tourniens... mais mon enfant était né , et la plus
douloureuse de mes peines était calmée.
Souvent, dans les jours qui suivirent d'abord
mon accouchement, je me surprenais dans une
délicieuse rêverie à contempler cet être adoré
qui, pour moi, était plus qu'un autre enfant
ainsi que pour son père , car il nous avait été
donné par Dieu, comme une compensation de
souffrance dans ce lieu d'affreux exil... Junot
avait désiré qu'il s'appelât Rodrigue.
— Nomme-le Rodrigue , m'avait-il dit. En me
rappelant tout ce que sa mère a souffert , il aura
lui-même le sentiment de tout ce qu'il te doit.
Appelle-le Rodrigue.
J'avais voulu le nommer Rodrigue... mais en-
suite ce nom ne me plut pas, et je l'appelai Al-
fred.
Avant que la fièvre de lait me privât dés moyens
de nourrir', que de fois en tenant mon fils dans
mes bras, je le regardais avec une tentation fré-
nétique de lui donner le sein... je le serrais con-
tre moi... je le baisais à le faire crier, pauvre
amour!... Et puis je le reposais sur mes genoux,
« La mort de ma mère dont la cruelle agonie dura plu-
sieurs semaines, et une lièvre puerpérale m'empêclièrent
de nourrir ma lille aîneo Joséphine. ]Ne l'ayant pas nourrie ,
je ne voulus pas nourrir les autres.
2^0 MÉMOIRES
et ma main allait machinalement dénouer le
ruban de ma camisole de nuit, je dérangeais la
double mousseline et le coton qui couvraient ma
poitrine, et je voulais donner à, téter à mon en-
fant... Je voulais être tout-à-fait mère, et là...
au milieu de ce désert, de cette ïhébaïde ,
il me semblait que c'était l'ordre de Dieu. • —
Un jour la tentation devint si forte, que la bou-
che de mon fils allait prendre mon sein, lorsque
ma pauvre Rose se mit à genoux près de mon lit,
et me dit en pleurant :
— Et moi, j'aurai donc quitté mon pays, ma
mère , ma maison , pour venir donner mon lait
au frère de mon premier nourrisson, et vous me
l'otez des bras... il a pourtant déjà tété de mon
lait... ne me l'ôtez pas, madame... vous l'ai-
merez déjà bien assez , celui-là.,, vous l'aime-
riez plus que les autres si vous le nourrissiez...
Je ne dis rien, mais je ramenai sur ma poi-
trine la mousseline ouatée... je renouai le cordon
de ma camisole... je baisai mon fils, et je le don-
nai à sa nourrice... mais mon cœur était froissé
et bien gros de larmes..:
Pauvre Rose !.. elle avait raison de tenir à son
nourrisson !.. Sa fille mourut à quelque temps
de là..\ il fut sa consolation...
— Le jour où j'eus la fièvre de lait, j'avais,
i>E LA DUCHESSE 1>'aBRANTÈS. Iii\\
comme c'est assez ordinaire, un mal de tête vio'
lent, accompagné d'une sorte de vertige et d'un
peu de délire. Cet état du reste fort naturel était
augmenté parla privation demédicamens' : nous
n'en avions pas du tout. Et pour remplacer l'eau
de cannes ou toute autre boisson qui se donnait
alors dans de pareils momens, on avait pris
d'une sorte de jonc qui croissait dans les fossés
de la ville , et dont on m'avait fait une tisane.
Nous n'avions aucun sel, nulle chose, et la nature
agissait en souveraine. C'est bien la meilleure
manière de gouverner sa personne; mais comme
il arrive souvent qu'il faut guider un roi, tout
absolu qu'il soit, ou peut-être parce qu'il l'est,
il fL\ut aussi un guide et un régent à la nature.
Mais ici il y avait impossibilité, aussi fus-je très
souffrante et fort tourmentée par mon lait. Dans
une de ces rêveries douces qui présentent tant
d'images fantastiques, je crus entendre des cris,
et reconnaître la voix qui les poussait !...
— Mon Dieu! me disais-je tout en retournant
» Car je n'appelle pas ainsi ce que contenait ma pharmacie
portative : c'étaient de l'e'ther, de la fleur d'orange, du tilleul,
et des niaiseries pareilles ; on avait négligé d'y mettre ce qui
eût été nécessaire, parce qu'on avait , comme je l'ai déjà dit,
compté être à Lisbonne ou tout au moins àCoïmbrepour mes
couches.
XIII. 16
^42 MÉMOIRES
ma tête brûlante sur mon traversin... mon Dieu. . .
il vient me chercher !..
Et cette idée, chose étrange! me poursuivit avec
une suite qui n'a pas ordinairement lieu dans un
accès fiévreux, surtout de la nature du mien.
Le jour d'après , le souvenir de ce rêve vint
m'obsédertoute la matinée... Vers le soir*, comme
la ville était calme , et qu'on n'entendait que le
bruit régulier des sentinelles et des patrouilles,
le même cri sauvage, aigu , douloureux, que j'a-
vais entendu la veille , revint encore me frapper
l'oreille... je me soulevai... j'écoutai... je ne me
trompais pas...
— Mon Dieu, dis-je à monsieur Magnien, qui
donc peut crier ainsi?..
— On ne crie pas, me dit-il... vous vous trom-
pez...
— Non, non, lui dis-je... on crie, j'en suis sûre...
et... il me semble... que je reconnais cette voix...
— 'C'est impossible, s'écria-t-il.
— C'est celle du colonel Montesquiou ; pour-
suivis-je d'une voix altérée, car je commençais
' C'était la nuit du même jour que Junot coriimençait à ef-
fectuer sa retraite par Alenquer, Golgâo et Sobral... Le
comte d'Erlon entra en Portugal par Fuentes-d'Honoro, et
le colonel Montesquiou devait ne'cessairement être frappé par
l'aspect sauvage de ce lieu, ayant déjà Tcsprit prévenu».*
DE LA. DUCHESSE d' AERANTES. 243
à comprendre que c'était en effet lui que j'eïi-
tendais.
— Non , non, mille fois non, me dit Magnien.
Allons, dormez , et ne rêvez plus ainsi tout
haut.
Je passai une nuit étrange... je n'avais plus la
fièvre , et pourtant ce rêve me poursuivait tou-
jours. Il me semblait même qu'autour de mon
lit le nom cVEugène était prononcé... Je croyais
entendre des paroles de danger mêlées à ce nom.
Le lendemain matin , je parlai à M. Magnien ,
et je lui dis qu'il fallait qu'il me dit la vérité,
car elle me ferait moins de mal que cette incer-
titude inquiète qui. me tourmentait. Je n'avais
plus de fièvre , et tout cela pouvait me la re-
donner. 11 le comprit, et m'apprit ce qui était
arrivé.
— Le comte d'Erlon était entré en Portugal ,
le i5 au matin. C'était sans doute une grande
chose que de tenter de forcer le passage pour
parvenir jusqu'à Masséna; mais on avait encore
augmenté cette difficulté, et, dansCiudad-Rodrigo
même, ceux qui n'auraient dû parler que pour
encourager, travaillèrent comme de concert à
doubler l'inquiétude de tout le 9* corps. Eugène
de Montesquieu, déjà frappé qu'il n'en reviendrait
pas, reçut avec avidité tout ce qui fut dit autour
«44 MÉMOIRES
de lui ; et lorsqu'on arriva le soir à Fuentes de
Onoro, le mal était déjà fait. La vue de ce lieu
sauvage acheva de le perdre. Il en parlait au reste
souvent dans son délire, et son aspect semblait
en effet l'avoir vivement frappé. Je vais essayer
d'en donner une esquisse.
Fuentes de Oiloro est im misérable village bâti
dans le fond d'une vallée très agreste. L'intérieur
du village est embarrassé par une foule de petits
murs construits avec des pierres rocailleuses des
montagnes environnantes , et donne à son aspect
quelque chose d'inquiétant pour celui qui , arri-
vant eu Espagne, est prévenu que derrière lemoin-
dre abri se cache un homme pour donnerun coup
de couteau ou tirer un coup de fusil. Au milieu
de la vallée coule un ruisseau bordant un ma-
rais et un bois, qui tous deux se trouvent entre
Ciudad-Rodrigo et Fuentes de Ofioro. Tout au-
tour du village s'élèvent par gradins de petites
collines pierreuses et arides qui offrent l'aspect
de la désolation. La vallée est traversée par la
route de Ciudad-Fiodrigo à Gallegos. Mais ce
qu'on ne peut rendre , tout en peignant ici la
position topographique du pays, c'est sa phy-
sionomie lugubre et les dangers qu'en effet il
peut masquer. Cependant il est peu de lieu en
Espagne et eu Portugal qui offrent , disent les
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 245
militaires, plus de sécurité pour s'y défendre à
celui (jui l'occupe, et plus de difficulté à celui
qui l'attaque.
Je n'ai jamais revu le colonel Montesquieu ;
mais je suis sûre que la vue de ce lieu vraiment
sinistre , où il devait, je crois, rester, avait con-
tribué à faire déclarer la fièvre dont il fut at-
taqué le lendemain même. 11 fut terrassé dès la
première pulsation; sa tète s'égara, un délire
terrible s'empara de lui ; il poussait d'horribles
cris, et disait toujours qu'on allait l'égorger. Le
malheureux fut aussitôt ramené dans Ciudad-
Rodrigo , qui du moins offrait quelques secours
plus efficaces que le lieu sauvage et dévasté où
il était tombé frappé subitement par la maladie !...
C'était bien lui que j'avais entendu; son pre-
mier cri m'était parvenu.
Ses souffrances furent cruelles... Son délire
avait surtout quelque chose de déchirant , par-
ticulièrement pour ceux qui pouvaient le com-
prendre... M. Magnien y avait été par mon ordre,
pour offrir à ses gens tout ce qui pouvait soula-
ger son mal , du moins en ce qu'il m'était pos-
sible de faire ; et je l'y envoyais plusieurs fois le
jour. J'avais en outre de ses nouvelles d'une
autre manière encore plus certaine , parce qu'elle
2liÙ mémoires
était naturelle'. J'ai donc suivi la maladie du mal-
heureux jeune homme dans toutes ses .phases
avec l'intérêt le plus profond et le plus tendre.
Un jour il exigea de ses garde -malades (c'é-
taient des chasseurs de son régiment, et l'on ne
pouvait en avoir de meilleurs) de le laisser lia-
biller en grand uniforme... On le laissa faire...
Et puis il manda tous ses médecins, et leur dit :
— Jusqu'à présent vous avez cru que j'étais ma-
lade ?... Eh bien vous êtes tous des niais ! ... je me
suis moqué de vous ; je me porte bien... et vous
allez me donner tout à l'heure un certificat de
bonne santé...
L'infortuné avait une fièvre cérébrale jointe à
une autre fièvre d'une espèce maligne, et toutes
deux envenimées par cette pensée terrible : Je
n'en reviendrai pas î...
Il mourut au bout de huit ou neuf jours de
maladie... Il était pieux comme un ange... Quel-
que temps avant sa mort , il eut sa connaissance,
et profita de cet instant pour demander un con-
fesseur. On eut grand'peine à en trouver un
• J'avais alors une femme de chambre qui avait été au
service de madame de Montesquiou, et Louis, le valet de
chambre du colonel , venait lui donner des nouvelles de son
maître. Cet homme fut un modèle de de'vouement et d'atta-
chement.
DE LA DUCHESSE d'aBRÀNTÈS. 247
qui pût le comprendre; mais enfin il l'eut, et
se confessa.
Il avait perdu, l'année précédente, im enfant,
qu'il adorait , et qu'il regrettait avec passion.
Dans son délire, il parlait continuellement de
cet enfant : — Il est au ciel... disait-il, il m'at-
tend... il m'appelle... C'est un ange.
Après la mort de cet excellent et digne jeune
homme , on voulut faire revenir son corps en
France. Je ne sais pourquoi cela ne se fit pas;
on dit dans le temps que l'empereur ne le voulut
pas; je le croirais assez; il n'aimait pas qu'on
fit ajyp ara t y pour ainsi dire, autour des cercueils
qui se remplissaient à la guerre ou par suite de
la guerre... Je conseillai alors aux personnes
qui avaient été attachées au colonel Montes-
quiou de faire faire une boîte en vermeil , et
d'y mettre son cœur, pour le rapporter à sa
famille.
Ce fut au milieu de l'impression que m'avait
fait éprouver cette mort si tragique, que je re-
çus une nouvelle attaque, mais plus directement
sur moi. Le général C envoya un jour
chercher M. Magnien , et lui dit, après quelques
circonlocutions, qu'il souffrait de la rareté des
vivres, et que l'arrivée du comte d'Erlon lui
ayant enlevé toutes ses réserves, il était presque
2^S MEMOIRES
obligé de me demander de m'en aller à Sala-
manque , moi et mes Suisses.
C'était bien mon intention. Je voulais partir,
mais je voulais attendre au moins que les trois
premières semaines fussent écoulées après mon
accouchement, car j'étais accouchée le i5 no-
vembre , et nous n'étions qu'au 24. Mais la
grossièreté du procédé me fit trouver des forces...
Et puis ma nourrice souffrait de la mauvaise
nourriture; il me fallait trouver un meilleur
pâturage pour mon pauvre agneau... Il pouvait,
/wt, voyager sans crainte; dès lors ma personne
était peu de chose.
— Je ferai la route à cheval, dis-je à Magnien.. .
cela me fatiguera moins que d'être cahotée sur
cette horrible route.
Il y avait alors à Ciudad-Rodrigo uti homme
dont la bonté était presque proverbiale dans
l'armée ; c'était un général d'artillerie de la garde
impériale, le général Coin. Je ne sais plus com-
ment il était resté à Ciudad-Rodrigo, mais il y
était. C'était le plus excellent et le plus digne
des hommes. Il n'était plus jeune et avait tou-
jours été fort laid; mais il était si bon qu'on n'y
prenait pas garde. Il me demanda de m'accom-
pagner à Salamanque.
— Vous verrez que je maintiendrai votre çs-
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 2^g
corte sur un pied respectable, me dit-il; et lors-
que les brigands sauront que vous êtes accom-
pagnée par un officier général , ils se garderont
bien de vous attaquer; ils vous prendront pour
une avant-garde.
J'acceptai , comme on peut le penser, avec
reconnaissance, M. Lujytfut prévenu, et M. Dé-
sanges organisa le voyage de son ami. Quant à
ma bonne Agathe, elle ne me quittait pas ; et
pourtant, si ce n'eût été moi , elle suivait le
comte d'Erlon , pour tenter de passer et de re-
tourner près de son mari... Pauvre femme ai-
mante et souffrante!.... Elle avait perdu son
unique enfant... sa mère !... il ne lui restait que
son mari.
— Oh! si je le perdais! me disait-elle quel-
quefois !...
Pauvre Agathe!... elle l'a perdu en effet.
Ce fut le 25 novembre que nous nous mîmes
en marche pour Salaraanque, et que nous quit-
tâmes Ciudad -Rodrigo, dont les murs seuls
m'avaient été hospitaliers... Le général C
avait mis dans ses manières avec moi autant de
mauvaise grâce que possible. Il ne réussit pas
à me fâcher; mais, en revanche, il nous fit
bien souvent rire par ses prétentions , comme
GOUVERNEDR, et surtout quand il se mêlait de
^50 MÉMOIRES
vouloir être affable. Ce fut le lendemain de mon
accouchement qu'il en donna la meilleure repré-
sentation : j'eus le malheur de ne la pas voir ;
mais il eut pour auditoire la baronne Tho-
mières , le général Fournier, le baron Laîance,
inspecteur aux revues, et M. Magnien. Je ne
compte pas ses aides-de-camp , ils étaient accou-
tumés à ces représentations-là.
11 s'agissait de l'état civil de mon fils. M. La-
lance, inspecteur aux revues , vint chez moi pour
dresser l'acte qu'ensuite je devais changer en
France pour l'extrait de baptême, autrement
dit de naissance, à la mairie de mon arrondis-
sement. On appela des témoins , et ces témoins
furent le gouverneur de la ville , et le général
Fournier, qui , allant à Zamora , était demeure
encore ce jour-là à Ciudad-Rodrigo. Le général
C jugea qu'il était de sa dignité de signer
l'acte de naissance du fils d'un grand-officier de
l'empire, qui était gouverneur de Paris, et par-
tant son collègue ; et il vint. Dire tout ce qu'il
fit et ne fit pas serait trop long ; je rapporterai
un seul fait.
On parlait de moi. Le général C enten-
dant dire à M. Magnien que la fièvre de lait me
prendrait le soir même, s'en fut à madame Tho-
mières , et lui prenant la main avec un air doc-
DE LA DUCHESSE D ABRANTtS. 2.)!
toral tout paternel , il la pria de lui donner at-
tention .
— Lorsque madame C se trouve dans le
cas ouest maintenant madame la duchesse d'A-
brantès , lui dit-il, elle fait toujours faire une
omelette...
— Une omelette?,., s'écria Magnien.
— Voulez-vous me laisser achever? dit le géné-
ral. Madame C fait faire une omelette avec
des violettes bien fraîches , et puis elle l'applique
sur ses ( et comme il ne trouvait pas de terme
honnête, il fut long-temps à chercher) sur ses...
mamelles... cela conserve cette partie du corps
de la femme.
Il y avait matière à rire même pour les plus
sérieux. Le général Fournier éclata d'une façon
à faire froncer le sourcil au général ; mais il
n'était pas homme à s'en effaroucher , et le re-
gardant ensuite d'un air moqueur, il lui demanda
comment il ferait une omelette aux violettes dans
sa bicoque écroulée où il n'y avait ni violettes ni
œufs . . .
Le général C...... le regarda sans rien répon-
dre , et puis il dit :
— Comment ! ni violettes ni œufs ?... C'est par-
bleu vrai!... Mais écoutez donc, poursuit-il d'un
25 2 MÉMOIRES
air triomphant, je le crois bien!... nous sommes
en novembre.
— Ah!... pour que les appas de madame voire
femme soient conservés , il faut donc qu'elle
accouche au printemps?
Et pirouettant sur un pied , il passa devant le
général C avec cet air insolent qu'il avait
presque toujours avec ceux qui l'ennuyaient.
Le fait est que madame C sera accouchée
au mois de mars ou d'avril, qu'elle aura fait ce
remède de bonne femme, et que son mari, frappé
seulement du fait, l'aura conservé comme recette
n'importe à quelle époque de l'année.
Le jour de mon départ , il faillit causer un
malheur en donnant ses ordres d'une manière
obscure et bizarre. Il avait un aidc-de-camp
nommé M. Augier, fils de M. Augier de la Saus-
baye , homme de beaucoup d'esprit et de savoir.
Ce monsieur Augier, aide-de-camp du général
C , était dès lors le mari d'une personne
bien connue , qu'on appelait avant son mariage
mademoiselle Lapleigne, et qui est mère d'un
fils de l'empereur, qu'on nomme M. le comte
Léon. ]\î. Augier s'en vint à la porte de Ciu-
dad- Rodrigo, où je le vis au moment où je
la passais avec le doux espoir de ne jamais y
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. â53
revenir. Je pensai qu'il était là pour me faire po-
litesse de la part de son général , et, à vrai dire ,
cela me paraissait du Louis XIV tout pur, ce qui
était surprenant de la part de gens qui avaient
plutôt agi envers moi comme des habitans des
îles Sandwich... Mais ce n'était pas cela : M. Au-
gier était là pour me conduire à Salamanque ,
et, en conséquence des ordres de son général, il
s'avança vers la tête de la colonne et voulut don-
ner un ordre : tout cela sans m'en parler, sans
en dire un mot à Magnien , ou au général Coin.
Mes Suisses étaient commandés par un officier
d'un grand mérite dont je n'avais eu qu'à me
louer depuis le départ de Junot. Il avait choisi
cet homme lui-même dans le corps d'armée, et
il avait bien réussi. En voyant arriver auprès de
lui M. Augier , il lui demanda ce qu'il lui vou-
lait-jl'autre le lui di t,avec peut-être un peu trop
de légèreté ; le Suisse se fâcha , l'autre répliqua.
Le Suisse dit que ses soldats étaient à lui, et que
nul autre ne leur dirait une parole, à moins que
je ne lui donnasse l'ordre de le faire. M. Augier
répondit que son général lui avait donné l'ordre
de m 'escorter à Salamanque, et qu'il m'escorte-
rait. Ils s'échauffèrent, tous deux étaient braves;
le résultat de cette lutte de paroles fut une autre
lutte plus sérieuse. Ils se mirent derrière un mur,
254 MÉMOIRES
tirèrent leurs sabres, se battirent, et M. Aiigier
reçut un coup de sabre tout au beau milieu du
front. L'affaire faite, on -vint me demander ce
que je voulais qu'il en advînt; je dis aussitôt que
i 'étais très fâchée que M. Augier eût reçu une
telle apostrophe pour mon service, moi qui le con-
naissais à peine; mais que je ne pouvais lui laisser
commander mon escorte; que ce droit apparte-
nait au chef des soldats qui m'escortaient; et puis
qu'ensuite il y avait là le général Coin, qui s'en
chargerait encore avant tout autre. Et c'était
vrai, il était là, le brave homme, écoutant et sou-
riant. M. Augier rentra dans sa vilaine ville pour
se faire panser, et moi je me mis en marche
pour Albade Tonnes et pour Salamanque sous
la garde de mes braves Suisses. A peine fûmes-
nous engagés dans la route, que nous vîmes au-
dessus de nos têtes briller au soleil pâle de no-
vembre les pointes aiguës des lances espagnoles,
tandis que les plumes rouges des chefs volti-
geaient au vent piquant du matin. Je jetai alors
im coup d'oeil sur la voiture qui renfermait mon
fils... mon trésor à moi, ma vie... le général Coin
suivit mon regard. Cet homme était vraiment
un excellent homme: il me comprit sans que
j'eusse parlé... Nous étions alors près l'un de
l'autre, et son cheval touchait le mien.
DE LA DUCHESSE D* AERANTES. 255
— N'ayez pas peur, me dit-il... Ces hommes-là,
et il me montrait les soldats... ces hommes-là ont
vu naître votre enfant, il vous ont vue vous pro-
mener au milieu d'eux en le portant... soyez
sûre qu'ils le défendront bien... Mais nous ne
serons pas attaqués... voilà qui nous en empê-
chera : tenez.
Et il me montra une pièce de campagne qu'il
avait prise à Ciudad-Rodrigo. Un petit caisson
suivait par derrière avec un canonnier. Je n'étais
pasfort habile en affaires militaires , mais je lui
dis cependant qu'un canon dans la position où
nous étions était aussi utile que s'il eût été en
ce moment sur les tours Notre-Dame.
— C'est peut-être vrai ce que vous dites là ,
me répondit-il en riant , mais c'est toujours bon
aune chose... à montrer qu'on veut se défendre.
— H avait raison , c'est beaucoup.
356 MiMOIRES
CHAPITRE VIII.
Le général Thiébault remplace le géne'ral Lagrange dans le
commandement de Salamanque. — Motifs de ce change-
ment.— Les géne'raux Coin et G.... — Convoi de malades.
— Bois de Matilla. — Imprudence. — halte! — Inquié-
tudes affreuses. — Souvenirs du géne'ral Thiébault sur
noire passage dans le bois de Matilla. — Lettre du maréchal
Bessières. — Nouvelles de France. — Ouverture du canal
de Saint-Quentin. — Les villes anséatiques et la Hollande
réunies à l'empire français. — RapportdeM.deSe'monvillle.
— Cent vingt mille conscrits. — Prise de possession du du-
ché d'OIderabourg. — Impression qu'elle produit sur l'em-
pereur Alexandre. — Maintenant le bdton de maréchal est
dans Tarragone . — Le duc de Galles est nommé régent
parle parlement anglais. — Retraite du comte Dubois,
préfet de police. — Duc de Rovigo. — Aperçu du général
Thiébault sur les affaires de la Péninsule. — Don Julien.
Ce n'était plus le général Lagrange qui com-
mandait à Salamanque, c'était le général Thié-
bault, à qui le roi Joseph avait confié avec raison
le septième gouvernement. La manière remar-
quable dont il avait conduit les affaires dans la
Vieille-Castille , lorsqu'il avait le gouvernement
de Burgos , justifiait entièrement une confiance
DE LA DUCHIÎSSE D ABRANTÊS. 2D'J
absolue. Il y avait de plus une raison très forte:
le général Thiébault avait été avec Masséna ; il
connaissait l'homme, et savait comment se con-
duire avec lui, et la chose était des plus impor-
tantes du moment où le 9' corps rouvrait les
communications entre l'armée de Portugal et
l'Espagne. La désunion des uns, et l'insubor-
dination des autres, étant certainement une des
causes des désastres de la Péninsule.
I/arrivée du 9' corps avait un peu éclairé la
route de Salamanque à Ciudad-Rodrigo ; cepen-
dant elle était loin d'être sûre. Des coups de
fusil furent tirés sur nos traîneurs dans la soirée
du premier jour de marche. Nous protégions
im petit convoi de malades que le général
C renvoyait à Salamanque; comme il em-
barrassait prodigieusement notre marche dans
ces défilés sauvages , le général Coin voulait que
je refusasse , et que le général C attendît
quelques semaines. Mais ces hommes étaient si
mal à Rodrigo !... ils étaient si mal, et méritaient
d'être si bien!... J'avais tant appris à estimer le
soldat français... à l'admirer pour sa noble con-
duite... que je ne voulus pas refuser à ces pau-
vres malades de leur procurer quelques jours
plus tôt les soulagemens que devaient leur don-
ner les hôpitaux de Salamanque et de Vallado-
Tonie XIII. ly
258 MÉMOIRES
lid'... Mais il est de fait que les charrettes où
étaient les malades n'allant que très lentement,
pensèrent nous être fatales... une autre circon-
stance tenant à l'insouciance du soldat faillit
nous être encore plus dangereuse.
Le temps était sombre et mauvais le second
jour de notre route. J'étais fatiguée comme pou-
vait l'être une pauvre femme relevant de cou-
ches , et faisant quarante lieues à cheval dans un
pays dévasté; j'avais donc grand'hâte d'arriver
à mon gîte pour entrer à Salamanque le lende-
main d'aussi bonne heure que cela pourrait se
faire. 11 fallait pour cela traverser les bois de IVIa-
tilla , l'un des endroits les plus dangereux de
l'Espagne \ .. cela n'empêcha pas le général Coin
d'arranger notre route de façon que nous en-
trâmes dans les bois de Matilla au jour tombant.
J'ai déjà parlé, je crois, de l'aspect sinistre
d'un bois en Espagne , surtout dans la partie du
nord, et je place les Asturies , Léon et la Vieille-
Castille dans cette région relativement au reste
de la Péninsule... L'impression qu'on reçoit en
entrant dans une forêt de ces chênes verts est
• C'étaient presque en totalité' des dragons et des chasseurs.
» C'est près de Matilla que se trouvait la caverne des vo-
leurs de Gilblas... c'était une belle tradition. Mais ce qui
était plus positif, c'était don Julian.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÀS. 2Sq
une des plus pénibles que j'aie ressenties de ma
vie : cette fois elle fut redoublée.
Les Espagnols ont une telle aversion pour
tout ce qui est chemin , qu'à moins que le gou-
vernement ne leur fasse une route comme les
deux seules qui existent en Espagne, ils n'ont
soin ni cure de pareille chose ; et de plus ils
embarrassent celle que la nature a faite au mi-
lieu des bois, en coupant , comme les sauvages ,
les arbres à un pied de terre , de façon que les
racines forment autant de petits tertres contre
lesquels nos chevaux buttaient à chaque pas , ce
qui devenait vraiment dangereux pour la ca-
lèche où était mon fils... C'était une voiture ex-
trêmement légère , qui supportait très bien les
cahots de la route, mais qui devait se briser con-
tre de telles secousses. Je ne pus m'erapécher de
témoigner mon inquiétude, et dans le moment
les soldats qui m'entouraient imaginèrent, pour
la calmer , un moyen qui l'eût bien redoublée si
j'eusse d'abord compris tout son danger.
Il n'y a point d'herbe en Espagne dans ces
tristes forêts de chênes verts ; la terre est seule
ment couverte par une sorte de fougère qui alors
était tout-à-fait sèche : les soldats en ramassè-
rent plusieurs gerbes, battirent leur briquet, et
tout aussitôt le muletier qui conduisait la calé-
a60 MÉMOIRES
che put discerner parfaitement où il engageait
ses mules.. . Je fus également ravie de voii^ où
mon cheval posait le pied , et je m'empressai de
remercier les soldats de leur belle invention...
Mais ce ne fut pas tout... le bataillon entier, les
muletiers des charrettes. . . tout le petit convoi
enfin, éprouvait le même inconvénient; ils jugè-
rent comme nous que le moyen était bon pour
le détruire, et tout aussitôt, dans un intervalle
que je ne puis décrire, notre petite ligne entière
présenta la plus brillante illumination : cela fut
si promptement exécuté, que le général Coin,
qui marchait en tète de la colonne, ne put em-
pêcher cette imprudence qui pouvait nous coû-
ter la vie... En effet, quand on connaît les lieux,
et qu'on se rappelle comme il était facile à l'en-
nemi de descendre doucement et d'arriver près
de nous à portée de fusil, et de là nous ajuster et
tirer presque à bout portant sans que nous vis-
sions seulement d'où venait la mort; car nos
meurtriers étaient sauvés par l'ombre, tandis
que la lueur que je jugeais d'abord libératrice
ne servait en effet qu'à leur montrer où ils de-
vaient tirer... je ne puis m'expliquer l'inaction
des Espagnols que d'une manière.
Nous approchions de Matilla , toujours éclairés
par nos torches de fougère ijèche que les sol-
DE LA DUCHESSE d'aBRANTLS. !26i
dats avaient soin de renouveler, et nous chemi-
nions en silence, lorsque tout-à-coup ce silence
fut troublé par un bruit de chevaux au galop , et
le cri DE halte!... se fit entendre... puis ce fut
un bruit de voix... un tumulte, au milieu duquel
je n'entendis plus rien , car mon trouble me
donna tout aussitôt la plus affreuse des vi-
sions... Je me vis attaquée, prise avec mon en-
fant! mon cher trésor que j'avais sauvé de tant de
périls; il me fallait le voir prisonnier des guéril-
las!... lui qui ne comptait sa vie que par des jours
et pas encore par des semaines... Ce moment
fut court, mais il fut affreux... Je fus réveillée de
ce cauchemar par des voix amies... des voix fran-
çaises... j'étais entourée de protecteurs quand je
me croyais perdue. C'était enfin le général Thié-
bault qui était venu au-devant de moi en appre-
nant mon imprudence. Heureusement qu'il l'a-
vait su à temps pour faire flanquer la route aux
environs de Matilla ; mais je vais le laisser parler
lui-même'.
, Le général Thiébault a conserve d'immenses noies qui
doivent servir à un travail d'une grande importance ; il a
eu la bonté de m'en communiquer quelques unes qui me
concernent ainsi que le duc d'Abrantcs, qui du reste avait
pour lui la plus sincère amitié.
262 MÉMOIRES
.... t Je retrouve dans des matériaux pour
mes souvenirs ce qui suit...
» Madame la duchesse d'Abrantès avait suivi
le duc jusqu'à Rodrigo, où elle arriva grosse de
sept mois. Forcée de s'y arrêter, elle y fit ses cou-
ches au milieu des décombres, des privations
de toute epèce et d'une affreuse épidémie. C'est
là que naquit son fils Alfred, que d'abord on
nomma Rodrigo.
» Celte position n'était pas tenable. La duchesse
vint à Salamanque, où je me trouvais alors comme
gouverneur général du septième gouvernement
du nord de l'Espagne... mais j'ignore si sans moi
elle y fût arrivée.. . En effet, informé de sa venue,
je l'avais été également que don Julian, chef
d'une formidable troupe d'insurgés , avait formé
le projet de l'enlever dans les bois de Matilla. Je
savais que l'escorte de la duchesse était insuffi-
sante pour la défendre contre une pareille agres-
sion ; je fis donc aussitôt flanquer la route par
quelques colonnes, et je montai moi-même à
cheval pour aller au-devant d'elle.-. »
On voit par ce que je viens de transcrire que
mon amitié et ma reconnaissance pour le géné-
ral ïhiébault sont fondées sur une base qu'une
femme , une mère surtout ne peut jamais ou-
blier... c'est pour moi un devoir, et un devoir sa-
DE LA DTJCHESSE d'aBRANTÈS. ±63
cré, dont, au reste, il m'est doux de m*acquitter.'
Nous fûmes le reste de la route dans une en-
tière sécurité. Nous couchâmes à Matilla , et nous
arrivâmes le lendemain matin à Salamanque.
J'occupai à Salamanque une grande maison
située dans une partie de la ville fort retirée , et
qui avait été habitée par le maréchal Ney. Elle
était dégarnie de meubles comme toutes les
maisons espagnoles qui n'ont pas une spécia-
lité d'élégance, ce qui ne se trouve guère qu'à
Madrid, à Cadix, à Valence, ou bien encore
à Bàrcelonne. Du reste, le général Thiébault
avait fait arranger ma demeure aussi bien qu'on
le pouvait faire à Salamanque, et je me trouvai
à merveille. Madame Thomières fut également
bien logée, au moins pour l'Espagne. Et certes,
je n'eus pas à me repentir d'avoir choisi Sala-
manque pour mon lieu de retraite et d'attente.
Peu de jours après mon arrivée, je reçus une
lettre du maréchal Bessières : il était alors à Val-
ladolid, et me pressait instamment de l'aller
joindre.
0 Vous aurez ici mille ressources pour vous et
«votre fils, dans le cas où l'un ou l'autre vous
» auriez besoin de secours, et puis vous serez en-
» tourée d'une armée qui vous protégera. Vous
» aurez à l'instant une escorte pour France si vous
î64 MÉMOIRES
»y voulez retourner au lieu d'attendre Junot. Et
ï) je puis ajouter que vous aurez auprès de vous
» un excellent ami pour vous garder et vous soi-
»gner. Venez, je vous le demande en grâce pour
> vous et votre enfant. »
« Mon cher maréchal, lui répondis-je dès le
7> lendemain , je suis venue à Salamanque parce
» que je n'avais plus de pain blanc à donner à ma
«nourrice à Ciudad-Rodrigo , et que les blinda-
j>ges ayant été brûlés, je serais morte de froid
» et de faim dans cet odieux cimetière; mais , une
» fois ici, je n'en sortirai plus qu'avec Junot, et je
«l'y attendrai. Je lui ai écrit par le comte d'Erlon,
» il doit compter sur itia parole... o
J'avais en effet écrit à Junot qu'étant mal à
Ciudad-Rodrigo , il était possible que je le quit-
tasse , mais seulement pour aller à Salamanque ,
et qu'il pouvait compter qu'il m'y retrouverait,
et que la France ne me reverrait pas sans lui...
Madame Thomières était dans les mêmes sen-
timens que moi ; elle avait même fait un sacri-
fice à notre amitié et à sa bonté parfaite en ve-
vant avec moi à Salamanque... Elle voulait aller
joindre le général Thomières avec le comte
d'Erlon... Il est, au reste, bien heureux qu'elle
n'ait pas pris ce parti , car le comte d'Erlon
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 265
fut encore bien long-temps sans pouvoir passer...
Je fis donc toutes mes dispositions pour m'é-
tablir convenablement à Salamanque; mon fils
se portait à merveille, et venait, comme disent
les bonnes femmes, comme un bouton de rose...*
J'avais des nouvelles de France, assez récen-
tes et fort heureuses, de mes trois enfans...
Nous avions l'espoir de voir s'ouvrir enfin ces
murs vivans qui s'étaient élevés entre nous et
l'armée du Portugal. Tout était beau dans l'ave-
nir ; j'étais jeune alors , et je ne savais pas encore
ce que j'ai appris depuis... c'est qu'il ne faut
jamais bâtir sur ce qu'on croit une certitude de
bonheur...
Les nouvelles que je reçus de France , et qui
me furent également données par le duc d'Istrie,
avaient une singulière couleur : on pouvait sur-
tout juger de cette étrangeté , lorsque, comme
moi , OQ décachetait à la fois des nouvelles de
plusieurs mois. C'était le plus extraordinaire
mélange de succès , de revers , de pertes , d'ac-
croissement, de disgrâces, de faveurs... C'était
la dis£:ràce de Fouché, dont les détails ne nous
étaient pas parvenus d'abord ' ; c'était la prise
• II fut disgracié en juin 1810... Je donnerai plus lard les
de'tails vrais de celte di.sgrâcc, qui n'ont pas clc' bien connus
dans le temps,
i66 MÉMOIRES
de l'Ile-de-France par les Anglais'... et puis
l'ouverture du canal de Saint-Quentin annoncée
avec grande pompe, ainsi que le sénatus orga-
nique qui porte que les Villes Anséatiques , la
Hollande , et une foule de petits Etats font partie
de l'empire français ; tout cela proclamé à grand
bruit pour couvrir les voix gémissantes de tous
ceux qui perdaient leur fortune à ce boulever-
sement entier de choses qui meurent ordinaire-
ment comme Dieu les a créées... Dans le même
temps nous prenions aussi le Valais , dont nous
nous bornions à faire seulement un département.
A cette époque l'empire français embrassait du
54" au 42^ degré de latitude... c'est alors aussi que
M. de Sémonville disait dans un de ses rapports
au sénat :
« Après dix ans d'une lutte glorieuse pour
> Les Anglais prirent à rîle de France cinq fre'gates à nous
et vingt-huit bâtimens de leur compagnie des Indes que nos
corsaires avaient capture's.. . Quelqu'un m'écrivait à cette
occasion , que la perte de l'île de France ainsi que celle de
l'île Bourbon entraînaient la perte de toutes nos possessions
dans l'Inde; et, en eiFet, Madagascar tomba au pouvoir de
l'Angleterre avant la fin delà même année... M. Decrès a de
grands reproches à se faire pour le dénuement total où il
laissa toujours nos colonies ; on peut l'en accuser. Au sur-
plus ce n'est pas le seul compte que nous ayons à régler
avec lui.
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. 267
«la France, le génie le plus extraordinaire
«qu'ait produit le monde réunit dans ses mains
«triomphantes les débris de l'empire de Char-
«lemagne!... »
Mais un autre sénatus-consuUe organique pro-
clamait aussi à cette même époque que l'Etat de-
vait donner cent vingt mille conscrits de 1810';
un autre sénatus-consulte , également du même
mois , avait ordonné que les départemens du lit-
toral de l'empire cesseraient de fournir à la con-
scription de terre, et donneraient pour le service
maritime un contingent mis dès lors à la dispo-
sition du gouvernement. La promulgation de ce
sénatus-consulte fut d'un effet tout autre que ce-
lui produit par la conscription ordinaire. Dans
celle-ci, l'espoir d'un prompt avancement , celui
d'être mis par le hasard sous les yeux de l'em-
pereur, faisaient partir le conscrit avec moins de
chagrin de son toit paternel. Mais ici, c'étaient
des enfans... de treize à seize ans !... ce sont les
classes de 181 3, 1814, i8i5 et 1816 qui sont
» Ce sont ceux qui étaient nés du i" janvier au 3i dé-
cembre 1791... Cette mesure fut bien nuisible et fit beau-
coup de mal à l'cmpeieur. Il faut y ajouter Je malheur d'être
mieux servi qu'il ne le demandait, par des préfets qui
croyaient faire merveille en envoyant cinquante liommes,
quand on en demandait vingt-cinq.
a68 MÉMOIRES
accordées par ce sénatus-consulteî..: Qu'on juge
de la douleur, et surtout des pleurs et des
plaintes des mères!...
Voilà ce que me disaient les lettres que je
recevais... elles s'accordaient également sur un
point... c'est que, depuis son mariage, l'empe-
reur n'était plus le même sous beaucoup de
rapports... peut-être aussi sa position lui fai-
sait - elle éprouver des inquiétudes. Plus le
colosse de l'empire prenait d'accroissement ,
plus il étendait ses membres immenses autour
de lui , et plus il devait inspirer de soucis à celui
qui l'avait ainsi amené à une si fantastique et si
glorieuse puissance... On en était arrivé à ce
point, que les conquêtes elles-mêmes ne don-
naient plus qu'une joie mêlée d'alarmes. Voilà
du moins ce qui me fut dit lors de la prise de
possession du duché d'Oldenbourg par notre
empereur... Il avait bien un motif, qui était
toujours son système continental, et son blo-
cus continental sur tout le littoral de la mer
du Nord; mais l'empereur Alexandre ne se pou-
vait payer de pareilles raisons. Le prince dépos-
sédé était son beau-frère , et, en apprenant cette
nouvelle, il ne put retenir un vif mouvement
de colère.
— L'empereur Napoléon est aussi par trop
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 269
égoïste, dit-il à la personne qui était alors près
de lui...
Ces paroles sont bien remarquables dans
l'année qui précède les désastres de Russie.
La vie avait à cette époque un mouvement
tellement actif , qu'en vérité lorsque la pensée
retourne pour fouiller dans ces temps extraor-
dinaires, on est de nouveau travaillé par une
fièvre de souvenirs... Notre gloire surgit encore
souventpar éclairs. ..On estfierdu nom français...
Ce nom prononcé faisait à lui seul ouvrir les
portes et tomber les murailles... Sucliet venait
de prendre Tortose après treize jours de tran-
chée ouverte... La garnison était nombreuse...
bien approvisionnée , et le matériel contenu
dans la place était immense...
— Maintenant , dit l'empereur, le bâton de
maréchal est dans Tarragone.
Et Suchet s'en fut mettre le siège devant
Tarragone.
— Oh ! pour celle-là , me disaient les Espa-
gnols et les Anglais prisonniers qui étaient avec
nous, pour celle-là , il ne la prendra pas !. ..
Mais c'étaient des paroles magiques que celles
dites par l'empereur à Suchet !... Le bâton de
maréchal!... rien n'arrête pour le conquérir...
Aussi Tarnigouc tomba, comme les autres villes
2^0 MEMOIRES
fortes d'Espagne , sous notre canon ; seulement
ses décombres recouvrirent aussi bien des
cadavres français M...
Ce fut vers cette époque que le parlement
d'Angleterre déféra , par un acte solennel , la
régence au prince de Galles. J'ai déjà parlé , je
crois, de la répulsion que Napoléon éprouvait
pour lui, et même pour les plus simples ac-
tions de sa personne. Il n'accueillait son nom
qu'avec une épithète peu honorable. Le prince
de Galles y répondait avec esprit, parce qu'il
en avait, mais sans tact et comme malavisé,
parce qu'il n'était pas à la hauteur d'un tel
homme , et que souvent dès lors il ne le com-
prenait pas... Quand pareille chose arrive, il y
a confusion complète; et lorsque des empires
sont l'enjeu d'une telle partie, alors les peuples
sont victimes et gémissent... Il est constant que
les libelles qui se répandirent des deux côtés de-
puis la rupture de la paix d'Amiens ont puissam-
ment contribué à envenimer des plaies déjà bien
douloureuses'. Une particularité fâcheuse égale-
> Le siège de Tarragoue dura plus de deux mois... on lui
donna cinq assauts, et Suchet perdit du monde à cette con-
quête d'une haute importance il est vi'ai. Mais nous en ar-
rivions au point de compter les hommes que nous perdions.
'Ce ne fut qu'eu 1812 que le prince de Galles entra en
DE LA DUCHESSE D AERANTES. 2Jl
ment eut lieu alors : l'une fut la retraite du
comte Dubois, préfet de police de Paris, dont
l'activité, le talent, et l'attachement, ne pou-
vaient être remplacés pour l'empereur ; l'autre
fut l'arrivée de M. le duc de Rovigo au minis-
tère de la police. Je développerai ces deux opi-
nions plus tard, et par les preuves , les résultais
conséquences de leur départ et de leur venue.
Pendant que la scène des évènemens voyait
chaque jour se jouer un drame plus important
que la veille , nous avions aussi nos représenta-
tions, et certes elles ne manquaient pas d'inté-
rêt , d'autant plus que leur effet était conta-
gieux pour le reste de l'Europe.
Une des parties les plus importantes de la
guerre de la Péninsule , et l'une des moins bien
connues peut-être , c'est notre lutte avec les
guérillas... c'est-à-dire que la chose mérite unf
telle attention , que je suis étonnée que quel-
que officier de mérite n'ait pas entrepris ce
travail... Ce serait d'un intérêt bien curieux à
suivre que celte marche toujours égale pour at-
teindre son but, et cela malgré les passions
exercice de la puissance royale : quelque limitée qu'elle soit
en Angleterre, elle est encore assez étendue pour que celui
qui l'exerce ait une grande influence en Europe, lui, de sa
personne.
2'] '2 MEMOIRES
éveillées et dans toute leur frénésie... Sans doute
il y a eu parmi ces bandes des hommes atro-
ces qui ont commis des horreurs!... mais il en
est aussi dont on peut citer la conduite : le
marquis de Villa-Campo ; le fameux don Julian...
plusieurs autres furent plutôt chefs départi que
chefs de brigands , comme nous les appelions
toujours en France, et même sur les lieux,
parce qu'on mettait ensemble Mina, le vieux, le
cruel Mina, et don Julian qui fut vraiment un
homme distingué, auquel il ne manqua qu'un
théâtre... Je sais sur cet homme un fait assez
singulier par le résultat qu'il pouvait avoir sur
les affaires françaises en Espagne. Je préfère lais-
ser parler celui qui était le principal acteur en
tout ceci... Cette aventure prouve à quel point
la séduction et la corruption sont de puissans
auxiliaires par tous pays et dans toutes les posi-
tions de la vie.. . Mais ceci est surtout curieux
pour les affaires d'Espagne , et même d'un haut
intérêt.
Je transcris ce que m'a donné le général
Thiébault : c'est lui qui parle. ..
« .... Peu après avoir été investi du septième
gouvernement, je me trouvai avoir à peu près
vingt mille hommes sous mes ordres ; troupes
formées, et de celles de mon commandement ,
DE LA. DUCHESSE DABRAIVTÈS. Z'j^
et des bataillons et des escadrons de marche
des trois corps de l'armée de Portugal... Je
n'étais aux prises qu'avec cinq ou six mille Es-
pagnols, et quoiqu'ils formassent le corps de
don Julian , chef intrépide , capable et actif,
je n'en étais pas moins, dix fois pour une, en état
d'exécuter contre lui de. ces mouvemens dont
partout les guérillas étaient l'objet, mais qui
n'aboutissaient qu'à les aguerrir en fatiguant nos
troupes... J'adoptai un autre plan... je renforçai
mes garnisons... j'augmentai la force de mes
escortes de convois et de courriers; mais je ne
mis pas un homme en campagne... je disais au
contraire que la guerre ne se terminerait en
Espagne que par une entière conviction et le
temps... enfin, mon inaction devint totale...
ce fut au point que les autorités espagnoles , les
affrencesados, et des Français eux-mêmes, blâ-
maient mon système. . . Et quant aux bandes de
don Jidian, elles parcouraient les campagnes en
faisant des gorges-chaudes de moi ...Enfin, le duc
d'Istrie, qui était alors à Valladolid, m'en écri-
vit... Lui-même n'eut pour réponse que celte
phrase :
» Je supplie Votre Excellence de permettre que
Je garde le silence le plus absolu sur l'objet de la
lettre d'hier...
XIII, i8
3^4 MÉMOIRES
«Tandis qu'on commentait ma conduite, et
qu'ainsi que cela arrive toujours on me prêtait
tous les motifs , excepté le véritable , j'avais com-
plété mes dispositions; et à un jour donné, dix
colonnes d'infanterie avaient débouché de Sala-
manque , de Lédesma , d'Alba de Tormès ; et
quatre bataillons partis la veille de Salamanqne
même, sous prétexte d'aller renforcer les garni-
sons d'Alméida et de Rodrigo, et ayant couché à
Matilla , s'étaient divisés en quatre colonnes mo-
biles agissant avec les dix autres... D'après le
plan adopté et l'itinéraire prescrit, deux de ces
colonnes longèrent la Tormès... brisèrent ou
brûlèrent toutes les barques , et gardèrent quel-
ques ponts après en avoir brûlé le plus grand
nombre... tandis que les autres colonnes se jetè-
rent alors dans les parties boisées qui s'étendent
entre la Tormès et l'Agueda, traquèrent dans
tous les sens les bandes de don Julian , les forcè-
rent à se jeter dans la plaine , où neuf colonnes
de cavalerie , sous les ordres du général Fournier,
les abîmèrent en quelques charges , car cette at-
taque n'avait été nullement prévue par eux...
La terreur fut tellement forte, qu'en peu de
■jours plus de dix- sept cents hommes firent
leur soumission , et que don Julian vit sa
troupe réduite à deux raille cinq cents hommes,
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 2'jS
après l'avoir eue de la force d'une belle brigade,
j» Mais quelque grand que fût ce succès... bien
qu'il fût sans exemple même contre des gué-
rillas... il ne remplissait pas mon espérance, et
n'atteignait pas mon but... En eflèt . au plus fort
du bouleversement que don Julian avait éprouvé,
nn émissaire l'avait abordé. .. et lui avait dit..
<i Quel dommage qu'un brave homme comme vous
p ne consacre son courage^ son aclivilé , ses moyens y
» fju^à accroître les malheurs de son pays, quand il
n pourrait si puissamment contribuer à les terminer!
» Tout le monde , et le gouverneur plus que per-
ù sonne, vous rend la Justice que ce regret ex-
» prime... Si donc vous voulez quitter un parti dans
» lefjuelvous ne serez j amais qu'un paysan, vous ral-
» lier à une cause qui seule peut faire le bonheur de
il' Espagne y et terminer les calamités qui l'acca-
» blent , te gouverneur se ferait fort de vous faire
» nommer maréchal-de-camp , de vous faire donner
»une décoration (c'était l'objet de son ambition),
• de faire organiser, et mettre sous vos ordres un
t corps régulier de six mille hommes infanterie et
9 cavalerie... de vous garder auprès de lui, et
» enfin de ne conserver dans le gouvernement que le
» nombre de troupes nécessaires aux garnisons des
v places. »
«Ces offres faites d'une manière adroite flatté-
37^ MÉMOIRES
rent don Julian ; ce qu'on lui dit de mon estime
pour lui le toucha... ce qu'il savait de mon ca-
ractère , et de la manière dont je traitais les Es-
pagnols , et notamment un escadron dont j'avais
fait mon escorte, et auquel je me confiais entiè-
rement... et dont plus tard, avec un autre chef
que le général Dorsenne, j'aurais fait un régiment
dévoué, fortifia sa confiance... Enfin, ébranlé
peut-être aussi par la terrible leçon qu'il venait
de recevoir, don Julian entra en négociations!...
Trois jours encore, et tout était conclu!... et j'étais
le seul chef français ayant rallié à notre cause
une troupe nombreuse d'insurgés et une des
plus formidables !... et par cet effet je me trou-
vais avoir pacifié tout l'ouest de l'Espagne... Le
résultat devait en être immense ! il devait être
décisif!.,. Ce fut alors que le prince d'Essling
évacua le Portugal, et rentra en Espagne pour-
suivi par l'armée anglo-portugaise aux ordres du
duc de Wellin,ç;ton. Dès lors tout fut dit... et le
ut d'autant plus irrévocablement, que la guerre
régulière ayant recommencé au cœur de la Pé-
ninsule, rendit aux insurgés , avec l'espoir de
voir triompher leur cause, un appui formidable
dans l'armée anglaise, et ils le savaient bien!...
Des hommes de don Julian ayant tué des soldats
de l'armée de Portugal trouvèrent sur eux jus-
DE Là DUCHESSE D AERANTES. 277
qu'à cent quatre-vingts quadruples! La cupidité
vint alors se joindre au patriotisme ayant pour
auxiliaire une armée victorieuse forte au moin»
de quatre-vingt mille hommes. Ce fut au point
que tous ceux qui avaient quitté les armes les
reprirent à l'instant... de nouveaux enrôlemens
se multiplièrent, et les assassinats devinrent plus
fréquens que jamais. Ce triste résultat d'un plan
bien conçu, bien exécuté, dont la réussite a
tenu à si peu de momens, et à des circonstances
que je ne pouvais prévoir, a toujours été regardé
par moi comme une des fatalités de rna vie, etc. •
Ce qu'on vient de lire est transcrit par moi
sur une note que je possède entièrement de la
propre main du général Thiébault'.
Je terminerai ce chapitre par un fait qui me
concerne, et qui peut faire juger à quel point
était cruellement agitée la vie qu'on menait en
Espagne. C'est encore le général Thiébault qui
parle.
« Peu après l'arrivée de la duchesse d'A-
brantès à Salamanque , je résolus de conduire
moi-même douze mille hommes de renfort à
' Je n'ai mis celle noie du géne'ral Thiébault que pour
montrer dans tout son jour rexislencc terrible qui e'tait im-
posée à chacun , même à une pauvre femme, pendant qe\l9
guerre malheureuse.
278 MÉMOIRES
l'armée du maréchal Masséna à Santarera. J'allai
en informer la duchesse, et lui dire que cette
résidence ne serait plus tenable pour elle, et que
je regardais comme indispensable pour elle
qu'elle se rendît à A^aîladolid. J'ajoutai que le
petit nombre d'hommes que je laisserais à Sa-
lamanque devait, en cas d'attaque, évacuer la
ville, et se jeter dans le fort, où ils seraient à
l'abri, mais qui ne pouvait lui offrir, h elle, un
asile seulement supportable. J'ajoutai encore que
je savais (ce qui était vrai) que toutes les bandes
de guérillas la guettaient, et rivaliseraient d'ar-
deur pour la faire prisonnière avec son fils...
Enfin , je lui offris de lui donner par écrit toutes
ces déclarations , dont mon respect pour elle ,
mon dévouement pour le duc, me faisaient un
devoir. Mais cpielque chose que je pusse faire et
dire, elle fut inébranlable...
» Quoique je fusse bien mal à Ciudad-Rodrigo,
me répondit-elle, je ne l'ai quitté que parce
que le défaut de nourriture, et pour ainsi dire
d'abri, m'y a contrainte ; mais en venant à Sala-
manque j'ai promis au duc de l'y attendre , et de
ne pas quitter la ville sans lui. Je le lui ai écrit par
le comte d'Erlon; je tiendrai ma promesse... je la
tiendrai, quoi qu'il puisse m'en arriver. S'il surve-
nait en votre absence un danger qu'il fallût évi-
DE LA DUCHESSE D AERANTES. i'jQ
ter, eh bien! je saurais 7noi aussi me retirer dans
le fort avec mon fils , et m'y mettre sous la pro-
tection (le ces mêmes soldats qui m'ont déjà
sauvée... Je ne vous en remercie pas moins, gé-
néral, de vos avis et de vos instances ; mais je
vous prie de ne pas laisser ici un homme de
plus à cause de moi... Le fort sera, en cas de
danger, une retraite assez sûre.
«Mon départ n'eut pas lieu; mais il n'en est
pas moins vrai que madame la duchesse d'A-
branlès donna dans cette occasion la preuve
d'un courage et d'une fermeté extraordinaires ;
car, pendant mon absence , presque tous les
fonctionnaires devaient quitter Salamanque. »
20O »IEMOIRES
CHAPITRE IX.
Marie-Louise. — Le cardinal Maury. — Enthousiasme ri-
rlicule. — Amour de l'empereur. — Lune de piiel. — Soi-
re'es des Tuileries. — Avis diflFérens. — L'oreille de Marie-
Louise. — Ordre de l'empereur. — Exil des hommes. —
Colère de l'empereur. — Biennais. — Le serre-papier. —
C'est toujours un homme. — Reproche de l'empereur. —
Masse'ua et le général Foy. — L'armée portugaise. — Le
comte Sabugal. — Le marquis de Valence. — Le général
Fournier. — Blessure de Junot. — Le nez de M. de Ville-
sur-Arse. — Le cousin de Marmont. — Lettre du duc de
Wellington.
Toutes les nouvelles que je recevais me par-
laient de la nouvelle impératrice , et combien de
sentimens différens émis sur son compte!...
Une lettre singulière à cet égard était une lettre
du cardinal Maury :
f Ce serait une entreprise inutile que de ten-
ter de vous faire comprendie combien l'empe-
reur aime notre charmante impératrice, m'écri-
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 28 1
vait-il. C'est de l'amour, mais de l'amour de
bon aloi, cette fois-ci. Il est amoureux , vous dis-
je, et amoureux comme il ne l'a jamais été de
Joséphine, car, après tout, il ne l'a jamais connue
jeune; elle avait au-delà de trente ans quand ils
se sont mariés; au lieu que celle-ci est jeune et
fraîche comme le printemps. Vous la verrez,
vous en serez enchantée. »
Il paraît que ce qui avait séduit le cardinal ,
e'tait cette abondance de couleurs dont étaient
couvertes les joues de Marie-Louise; quant à
moi, je ne la vis qu'après ses couches; elle avait
beaucoup pâli, et je la trouvais encore bien trop
rouge , lorsqu'elle avait chaud surtout ; car c'était
rou^e plutôt que tosq qu'elle était.
« Et puis, me disait encore le cardinal (il était
fort son admirateur, quoiqu'il ait voidu faire
épouser un grande-duchesse à l'empereur), si
vous saviez comme l'impératrice est gaie,^ra-
cieusCy et surtout familière avec les personnes
que l'empereur admet dans son intimité!... Vous
verrez comme elle est aimable. On parlait
tant des soirées de la reine de Hollande, je
vous assure que l'impératrice est charmanie
pour ceux à qui l'empereur a fait la faveur
d'accorder les petites entrées aux Tuileries.
On y va le soir faire sa cour, on joue avec
aSa MÉMOIRES
Leurs Majestés , soit au reversis, soit au billard;
et puis l'impératrice fait tant de petites grâces,
tant de petites gentillesses, qu'on voit aux
yeux de l'empereur qu'il meurt d'envie de l'em-
brasser. C'est là où je vous désire, vous et M. le
gouverneur de Paris, parce que vous verriez
comme l'empereur est heureux.»
On m'écrivait en même temps d'un autre côté
qu'un des grands plaisirs des soirées impériales,
avant que l'empereur arrivât dans le salon , c'é-
tait l'impératrice qui le procurait, en faisant
tourner son oreille sur elle-même. Cette faculté,
au reste, est assez singulière, et je crois bieu
qu'elle est la seule personne que je connaisse
qui la possède '.
L'empereuravait voulu obvier, autant que cela
pouvait s'accorder avec l'étiquette, aux inconvé-
niens qui l'avaient si souvent, non seulement im-
patienté , mais rendu malheureux avec l'impéra-
trice Joséphine : je veux parler de son entourage.
Marie-Louise étant jeune, ignorante des usages
du monde, quoiqu'elle connût l'étiquette de la
cour, et puis habituée à une grande retraite
» C'est-à-dire que par un mouvement de muscles de la
mâchoire, l'impératrice faisait tourner son oreille presque en
un cercle entier. Ce mouvement de rotation n'est pas fort
comprenabie... mais elle eu possède la possibilité.
Dr LA DUCHESSE d'aBUANTÈS. 283
intérieure, et à une vie toute de famille, celle
qui lui fut prescrite ne Tétonna ni ne l'ennuya.
L'empereur avait prescrit qu'elle ne devait voir
aucun homme dans son intérieur ; Paér était le
seul excepté, parce qu'il était maître de piano,
et encore fut-il ordonné à la dame du palais de
service ou bien à une dame d'annonce de ne ja-
mais quitter l'impératrice. Un jour l'empereur
arriva à l'improvisle chez Marie-Louise : c'était à
Saint-Cloud. En entrant dans l'appartement, il
aperçut à l'extrémité de la chambre un homme
dont il ne reconnut pas d'abord les traits. Son
premier mouvement fut celui de la colère ; il
s'emporta jusqu'à dire un mot très dur à la dame
de service; je crois que c'était madame Bri-
gnolé... Elle s'excusa en disant que c'était Bien-
nais * , qui avait dû venir lui-même expliquer à
l'impératrice le secret d'un serre-papier qu'il ve-
nait de faire pour Sa Majesté.
L'empereur ne dit rien d'abord... il regarda
Biennais, et puis se promena, mais le front tou-
> Biennais était orfèvre de l'empereur, comme Odiot et
plusieurs autres; mais il était surtout son marchand de néces-
saires et de meubles dans ce genre-là, que personne, au reste,
n'a jamais faits comme lui. Il n'était plus jeuneàceite époque,
et je pense que même à vingt ans il n'a pas été plus dangereux
qu'il était alors.
284 MÉMOIRES
jours soucieux... ensuite il dit toujours avec hu-
meur :
— C'est égal... c'est un homme, et aux ordres
que j'ai donnés à cet égard il ne peut exister d'ex-
ceptions, ou bientôt il n'y aura plus de règles.
Il avait raison, et la suite l'a bien prouvé.
Au reste, Paris était fort gai , m'écrivait-on ,
cette année-là. On dansait beaucoup , la gros-
sesse de l'impératrice s'annonçait de la manière
la plus heureuse , et l'avenir semblait être ce que
jamais il n'avait paru en effet: aussi chacun es-
pérait-il enfin de meilleurs jours... Nous n'en
étions pas là encore en Espagne. Les communi-
cations n'avaient pas été rétablies par le 9* corps '.
Celte armée de Portugal , composée de trois
corps d'armée, forte de plus de cinquante mille
hommes, eh bien! elle était à cinquante lieues
de nous, et nous n'en avions aucune nouvelle.
L'empereur était aussi fort inquiet; il en était
au point d'avoir pris de l'humeur contre moi de
ce que je n'avais pas envoyé la lettre que Junot
m'avait écrite après la bataille de Busaco. La
dépêche que Masséna avait expédiée en France
» Elles le furent, maïs plus lard, et pas par le 9* corps...
Ce fut la retraite de Masse'na qui , forçant les troupes à ^e^
replier, concentra davant.Tgc les forces, et fit que les rout€^.'
devinrent plus sûres.
DE LA. DUCHESSE D AERANTES. 285
ayant été interceptée par les Espagnols, et re-
mise aux Anglais : c'était une sorte de communi-
cation faite à Berlhier; car il n'aurait pas osé
annoncer d'aussi belle besogne à l'empereur...
L'empereur ne sut donc rien qu'imparfaitement
avant le général Foy ; c'est pour cela que, présu-
mant que Junot m'en disait sûrement beaucoup
plus que Masséna ne lui en aurait raconté, il fut
fâché que je n'eusse pas envoyé ma lettre à Du-
roc; mais comment pouvais-je prévoir que ce
que mon mari faisait pour moi , Masséna ne le
ferait pas pour l'armée?... Quoi qu'il en soit, je
reçus des reproches et assez vifs qui me parvin-
rent par M. de Narbonne, qui les tenait, lui, de
Duroc.
Cette dépêche de Masséna à lîerthier était du
reste assez remarquable, d'après ce que m'ont dit
des officiers anglais. Le prince d'Essling accusait
assez juste le nombre des hommes qu'il avait
perdus , c'est à-dire qu'il disait quatre mille hom-
mes, tandis qu'il est presque certain qu'il en a
sacrifié six mille dans son attaque du rocher de
Busaco. Il errait d'ailleurs, à ce que prétendaient
les Anglais, dans tout ce qu'il disait de leurs
forces et de leurs positions.
J'avais revu à Ciudad-Rodrigo, cjuelque temps
après mes couches, plusieurs de mes amis de
286 MÉMOIRES
Lisbonne qui faisaient partie de l'armée portu-
gaise, et qui avaient été envoyés par l'empereur
pour parler au moral du pays. Quelques uns d'en-
tre ces Portugais étaient de nobles et de loyaux
garçons, et j'avoue que je fus glorieuse de trou-
ver parmi eux mes amis et ceux que j'estimais le
plus : c'étaient le comte Sabugal et le marquis
de Yalença. Le comte Sabugal a un esprit fort
supérieur, et n'approuvait aucunement la bêtise
du gouvernement portugais ; il n'avait et n'a pas
davantage a présent la stupide superstition et le
fanatisme de plusieurs de ses compatriotes; mais
il ne voulut pas être un enfant parricide, et me
montra toute sa douleur si on le forçait à entrer
hostilement dans sa patrie : il parlait à un être
qui pouvait le comprendre. J'intervins d'abord
auprès du général Ca.canlt, qui voulait l'envoyer
je ne sais où, et ne parlait rien moins que de le
fusiller s'il n'obéissait pas. J'écrivis au général
Fournier, qui était alors à Zamora, et ne faisait
plus partie du 9^ corps, et je le priai de prendre
avec lui le comte Sabugal, ce qu'il fit à l'instant
mêrfie avec une grâce parfaite. Le comte Sabugal
s'en fut donc à Zamora pour y attendre une oc-
casion , soit de rentrer en Portugal , mais sans
combattre, ou de revenir en France si la chose
ne se pouvait faire... Quant aux autres, le mar-
DE LA DUCHESSE d'aBRAWTÈS. 287
qiîis de Valeiiça et le marquis de Ponte de Lima ,
le premier revint à Salamanque, où il demeura à
la disposition du général Thiébault... Je ne puis
dire du marquis de Ponte de Lima ce que j'ai dit
des deux autres...
Ce fut alors que la nouvelle de la blessure de
Junot me parvint... elle me fut apportée par un
jeune neveu de Casabianca le sénateur, qui me
remit en même temps une lettre de Junot, mais
d'une écriture fort altérée. Cela était comprena-
ble , puisque cette lettre était écrite deux heures
avant l'opération ; voici cette lettre :
N". XV (le la Correspondance d'Espagne,
« Pernès , le ao janvier i8u.
i)Je m'empresse, ma chère Laure, de t'écrîre
» moi-même pour te rassurer ; car j'espère que
» cette lettre te parviendra avant que tu aies pu
» apprendre par un autre mon accident d'hier.
» J'ai été blessé au visage d'une balle , qui, en me
3 cassant le nez, est entrée dans la joue droite ,
» et s'est arrêtée à l'os de la pommette. Ce coup
• est des plus heureux, puisque, un demi-pouce
aplus haut ou plus en face, j'étais mort. J'en se-
»rai quitte pour garder ma chambre quelques
• jours , et quelques instans de souffrance quand
288 IIIÎMOIRES
» on extraira la balle. Maintenant je suis très bien,
et ne souffre presque pas , quoique j'aie fait hier
» quatre lieues à cheval après ma blessure , et au-
« jourd'hui tout autant dans des chemins affreux.
» On me fait espérer que mon nez restera plus
• droit que celui de M. de Ville-sur-Arse \ ce
» qui me console ; et pour la cicatrice de la joue ,
» il suffira d'un baiser de mes enfanâ et de toi
» pour me la faire oublier. Voilà toute mon am-
1» bition , toutes mes espérances. Qu'elles se réa-
» lisent, que je lise dans vos cœurs que je suis
• nécessaire à votre bonheur, 'et je puis encore
• aimer la vie.
» Adieu , ma chère Laure ; fais donner de mes
• nouvelles à ma famille : je ne puis plus écrire,
• car mes yeux sont tellement gonflés que je n'y
«vois plus , etc. , etc. »
Voici comment Junot avait reçu celte bles-
sure.
Depuis le 14 novembre, Masséna se retirait
devant le duc de Wellington , mais ce ne lut qu'au
mois de janvier que sa retraite fut entièrement
résolue par lui... Alors il voulut donner le change
aux Anglais en faisant des démonstrations hos-
' Cousin du duc de Raguse , et sous-inspecteur aux revuesî
il a le nez tout-à -fait de travers. Il était altycbc au 8t corps.
t)F. LA DUCHESStî H'aBRANTÊS. âSp
tiles et les continuant sur le flanc gauche de la po-
sition de l'armée ennemie. Le duc de Wellington
ne se laissa pas prendre à ce leurre tout au plus
bon pour un jeune sous-lieutenant. Il connais-
sait malheureusement trop bien l'état précaire
et même malheureux de l'armée française, et il
opposa à la grande reconnaissance de Junot ,
qu'il commandait en personne, les chasseurs de
Brunswick et les chasseurs à pied hanovriens,
ainsi que quelques escadrons. Junot était à che-
val avec le général Boyer, son chef d'état-major,
un peu en avant de Bio-Mayor, en face d'un bois
assez épais. Il était en grand uniforme , et son
grand cordon par-dessus son habit. Aussi un
chasseur de Brunswick, posté dans la forêt, l'a-
justa parfaitement avec sa carabine, et lui en-
voya sa balle juste au milieu du nez. Junot ne
tomba pas ; il porta la main à son visage , et dit
aussitôt :
• Parbleu , Boyer, voilà des gens qui tirent
mieux que vous... Ils ajustent mieux un homme
que vous un lièvre.. . »
Il voulut encore faire quelques pas, mais le
sang coulait abondamment, et en peu d'instans il
se sentit défaillir.. . Ou fut obligé de le descendre
de cheval , et on le porta dans le village de Rio-
Mayor. Là , il s'évanouit tout» à-fait. On le déposa
XIII. 19
290 MÉMOIRES
dans un endroit clos , sur un tertre de gazon , et
l'on fut aussitôt chercher le chirurgien en chef
de l'yrmée , pour qu'il mît un premier appareil.
Il s'évanouit encore pendant le pansement...
Quand il revint à lui il tressaillit ; on l'avait
porté dans le cimetière , et c'était une sur tombe
qu'il avait reposé !...
si) Ce ne fut que le lendemain qu'il put être
opéré. Lorsque j\I. jMalraison , chirurgien en
chef du huitième corps, arriva auprès de son gé-
néral pour extraire la balle qu'il avait reçue la
veille au mdieu du nez , il ne la trouva pas. Ce-
pendant le trou existait intact , et rien n'était
refermé... Entin , à force de chercher, la balle se
trouva dans la pommette de l'os maxillaire de la
joue gauche. Les os propres du nez avaient été
écartés par le coup , sans que rien fut brisé. II
faut pour cela qu'il ait été ajusté avec use
admirable précision. La balle était entrée par
l'effort de la déviation tellement avant dans la
pommette, qu'il fallut un effort pour l'arracher,
et un tel effort, que l'incision que fit la tenaille
est encore marquée sur la balle.
Lorsqu'on fut au moment d'opérer Junot ,
M. Malraison lui demanda s'il voulait que l'ex-
traction de la balle se fît à l'intérieur, ou bien s'il
lui était égal qu'elle fût enlevée au dehors. De
DE L4 DUCHESSE d' AERANTES. 29!
cette dernière manière , il aurait une cicatrice
sur la joue '.
— Cela m'est bien égal , répondit-il lorsqu'il
sut qu'il était douteux que la plaie se refermât
étant faite au dedans de la bouche. Une cica-
trice de plus ou de moins ne m'est d'aucune im-
portance ; je la verrai même avec «ne sorte d%
coquetterie.
Et il avait raison : il y en avait effectivement
à recevoir, à son âge et dans sa position, une
balle dans une reconnaissance. J'ai conservé bien
long-temps cette balle. Elle portait la marque de
l'instrument de chirurgie qui l'avait enlevée.
L'extraction en fut tellement douloureuse , que
M. Prévost, cet aide-de-camp de Junot dont j'ai
parlé plus haut et dont il tenait les mains au
moment de l'opération % les eut malades pendant
plusieurs jours de la terrible pression que la
douleur fit faire au duc, parce qu'il ne voulut
pas crier. Au reste cette blessure', en laissant de
profondes et funestes traces , n'en fit paraître que
' En opérant à l'intérieur, la plaie pouvait ne pas se refer-
mer, en raison de l'humidité constante de la bouche.
^ On sait qu'on donne souvent quelque chose à serrer à
ceux qui subissent une opération douloureuse... et la maia
d'un homme dévoué était ce qui pouvait certes le mieux
coDvenir,
^§2 HfÉMÔlRÉS
de légères à l'extérieur. Junot lie demeura pas
fort changé par ces deux cicatrices : seulement
le nez fut légèrement enflé.
Il faut, à ce propos, que je raconte une anec-
dote tout-à-fait à la louange de lord Wellington,
et qui le montre sous ce jour favorable qui est
vraiment la lumière qui éclaire le vrai gentil-
homme anglais.
L'armée française était en pleine retraite au
moment où Junot reçut sa blessure. Les déser-
tions étaient assez fréquentes chez nous , et puis
le pays donnait à nos ennemis tous les rensei-
gnemens qu'il nous refusait, de manière que les
Anglais connaissaient parfaitement l'état de nos
affaires , tandis que nous ignorions les leurs et
même les nôtres. Lord Wellington savait tout
cela ; il savait bien plus encore : il n'ignorait au-
cun des malheurs qui frappaient sur l'armée de
Masséna , et de ce nombre il faut certes mettre
le défaut de médicamens. Cette connaissance de
notre triste position porta le duc de Wellington
à faire , auprès d'im homme qu'il estimait et dont
j1 savait être estimé, une démarche dont je fus
j'econnaissante dans l'âme. Il écrivit au duc d'A-
Jjrantès , dont les troupes touchaient les siennes^
Ja lettre dont je joins ici le fac simile.
DE LA. DUCHESSE D*ABRANTÈS. 2^^
Au quartier-général, le 37 janvier 1811.
a MOJVSIEUR,
»J'ai appris avec grande peine que vous avez,
«été blessé, et je vous prie de me faire savoir s
»je puis vous envoyer quelque chose qui puisse
» remédier à votre blessure ou accélérer votre
«rétablissement.
» Je ne sais pas si vous avez eu des nouvelles
»de madame la duchesse. Elle est accouchée à
» Ciudad-Rodrigo , à la fin du mois de novembre,
«d'un garçon, et elle a quitté Ciudad-Rodrigo
»et a été à Salamanque pour aller en France
• dans les premiers jours île ce mois'.
»J'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très
• obéissant serviteur.
• Wellington. •
Et sur la suscription ,
J Monsieur
Monsieur le duc c^'Abhantës,
Wellington.
» J'avais fait en effet répandre le bruit que je rclournerais
en France dans les premiers jours de janvier. Je l'avais
même dit autour de moi. Mais c'e'tait par des considérations
de sûreté qu'il est trop long et d'ailleurs inutile de retracer
ici... Mon entrelien avec le général Thiébault prouve lecoa-
traire d'ailleurs.
294 MÉMOIRES
De tous les hommes auxquels le duc de Wel-
lington pouvait faire celte politesse de frère
(f armes , Junot était peut-être celui qui devait le
mieux le comprendre. Il ne perdit , en recevant
cette lettre , aucune des douces impressions
qu'elle devait faire éprouver à une âme comme
la sienne. Mais si lliomme fut touché, le Français^
le soldat français devait souffrir, et son orgueil
ne parler que militairement. 11 répondit donc à
lord Wellington avec reconnaissance, mais en
refusant ses offres. Quant à ce qui me regardait,
il répondit qu'il savait également que j'étais ac-
couchée d'un garçon. Mais pour cela c'était vrai :
il le savait depuis le 26 décembre , jour auquel
le comte d'Erlon rejoignit Masséna.
Jamais je n'oublierai cette conduite du lord
Wellington. Maintenant, il me faut ajouter que
j'ai appris depuis , et pas du tout par lui , qu'il
avait fait dire à don Julian qu'on ne faisait pas
la guerre aux femmes ; qu'il était fort mécon-
tent d'apprendre que j'étais exposée à quel-
que danger de la part de sa troupe , et qu'il lui
faisait dire , en conséquence , qu'il ne verrait
qu'avec beaucoup de mécontentement qu'il m'ar-
rivât la moindre chose.
En voilà plus qu'il n'en faut pour expliquer à
beaucoup de gens , dont la conduite personnelle
DE LA. DUCHESSE d'A-BRANTÈS. SgS
ne pourra jamais l'être, pourquoi lord Welling-
ton fut accueilli par moi comme il le fut lors de
son arrivée à Paris. Si Junot en avait été le gou-
verneur, sans doute le duc de Wellington n'y se-
rait entré que sur son cadavre^. Mais avant d'ex-
pirer, il ne lui en aurait pas moins serré la main,
comme à un noble et généreux ennemi.
Tandis que les communications étaient inter-
ceptées entre la France et nous, tandis que je
languissais sans nouvelles de mes enfans,il se
passait dans ma famille un événement pourtant
assez remarquable.
J'ai déjà dit que l'empereur ne faisait de bap-
têmes que lorsqu'il y avait un nombre suffisant
d'enfans. Il était pour cela comme pour beaucoup
de choses qui ont passé inaperçues dans sa vie
toute immortelle. Il pensait avec justesse, qu'a-
près la première , il n'est rien de plus auguste ,
de plus grand que cette seconde paternité ac-
cordée par la volonté d'un roi au fils de son sujet.
Il était donc indispensable d'entourer cette cé-
rémonie, qui la sanctionnait, de tout le luxe, de
toute la solennité convenable. Renouveler cette
cérémonie, et la faire comme il le devait, deve-
nait donc un objet excessivement coûteux, bien
que l'empereur eût tenu fort peu d'enfans, si l'on
considère la foule immense de gens qui sollici-
296 MÉMOIRES
taient cette grâce de lui. Il n'ordonnait de baptê-
mes que lorsqu'il y avait à peu près douze ou
quinze enfans à nommer. Cet intervalle, qui
nécessairement devait être quelquefois entre le
moment où l'empereur accordait, et celui où
l'enfant était baptisé, fut cause d'une particula-
rité singulière dans la vie de mon fils aîné le duc
d'Abrantès... Il a pour marraine les deux impé-
ratrices, et voici comment.
On a vu dans le précédent volume, que Junot
me chargea de demander à l'empereur de nom-
mer son fils. L'empereur en l'accordant parut
hésiter sur la marraine ; il me parla même de
Madame-Mère. Enfin , il choisit l'impératrice Jo-
séphine. On sait que dans \e baptême civil, si je
puis dire ce mot, il n'y a pas de marraine, parce
que la signature fait tout pour l'acte civil et
légal ; mais en portant les registres aux Tuileries,
pour que l'empereur signât sur celui de l'acte de
naissance de mon fils, on le présenta à l'impéra-
trice comme cela se fait toujours, et elle signa.
Ceci se passait un an avant le divorce. Comme il
n'y avait pas assez d'enfans pour faire une céré-
monie, l'empereur avait ajourné pendant deux
ans cette cérémonie. Enfin, dans un voyage de
Fontainebleau , et à l'époque de la grossesse de
Marie-Louise, il s'informa, et sut que ses filleuls
DE LA DUCHESSE D AERANTES. 2Q']
étaient en nombre suffisant ; en conséquence , le
vénérable troupeau fut convoqué, et comme mon
fils était l'un des acteurs de cette jolie représen-
tation , il reçut sa lettre close. Nous étions alors
absens , et tous deux en Espagne , Junot et moi ,
et mes enfans étaient en Bourgogne; mais il y avait
chez moi M. Cavagnari, qui , en apprenant celte
nouvelle, calcule le temps qui lui restait, voit
qu'il est suffisant, monte en voiture, court
jour et nuit, en payant les guides le double et le
triple, arrive à Dijon où mes enfans étaient avec
ma belle-sœur, madame Maldan, prend mon fils et
sabonne, les ramène à Paris avec une telle rapidité
qu'ilsversent en route, etcourent risque de secas-
ser la tête ; mais il fallait arriver, et ils surgirent
heureusement sains et saufs. Une fois à Paris, on
s'occupa de la toilette de l'enfant. M. Cavagnari
fut aux informations, car il y avait bien un cos-
tume d'indiqué sur la lettre de convocation ;
mais depuis, on avait changé deux fois d'avis,
et cela fort heureusement , car les pauvres petits
catéchumènes auraient eu l'air de Mardi-Gras;
et puis un autre point important, c'était de choi-
sir une mère momentanée pour mon Napoléon.
La saison n'était pas favorable , tout le monde
était à la campagne; on n'était pas revenu des
eaux. La duchesse de Raguse comportait à cette
2Cfè MÉMOIRES
époque tout ce que je pouvais désirer et deman-
der; elle était non seulement mon amie de cœur,
mais celle de mon choix , et mon cœur et mon
esprit étaient également fiers d'elle; mais elle
était absente. Madame Lallemand était trop ma-
lade ' pour soutenir une longue cérémonie. En-
suite d'autres femmes de mes amies qui auraient
accepté avec plaisir cette tutelle temporaire du
plus bel enfant qu'il y eût certainement alors à
Paris, avaient elles-mêmes des présentations à
faire. Enfin , M. Cavagnari aurait pu pren-
dre madame Juste de Noailles, qui venait d'être
nommée dame du palais de Marie-Louise , en
même temps que son mari avait été fait cham-
bellan de l'empereur , et qui , en sa qualité
d'amie d'enfance , eût été une vraie mère pour
mon fils ; mais il n'y songea pas, non plus qu'à
madame la duchesse de Montebello , dont les
vertus maternelles eussent été bien douces à
mon pauvre enfant, alors orphelin; mais, du
reste, il fit un choix dont mon fils fut très
heureux, car elle lui donna tous les soins qu'il
eût reçus de moi. Ce fut madame la duchesse
de Rovigo ; elle était bien belle alors, et ce fut
« Et puis elle n'était pas encore présentée à celte époque ;
elle ne le fut qu'en 1812.
DE LA DDCHESSE D AERANTES. 299
un beau tableau que de la voir portant un
amour comme l'était alors mon fils Napoléon.
Le dernier costume finalement adopté, était
une chemise de batiste brodée, et garnie avec
une dentelle de point d'Angleterre. Mon fils
avait une profusion de beaux et blonds cheveux,
soyeux , bouclés , qui venaient entourer son col
bien blanc et bien rond , et puis ses petits bras
si potelés, si fermes, avec de charmantes petites
mains , faisaient vraiment de lui une ravissante
créature. Sa beauté frappa l'empereur.
— Mon Dieu! quel bel enfant! s'écria- 1- il!... et
depuis quand avez-vous un garçon , madame
Savary ?... et un beau garçon comme celui-là?..-
Il fut dit alors qu'il était mon fils.
— Parbleu ! s'écria-t-il , ce Junot est bien heu-
reux!...
Et pendant toute la cérémonie, il ne cessait de
regarder l'enfant, dont vraiment la beauté était
merveilleuse avec sa tunique de lin, ses blonds
cheveux et son rose et blanc visage. L'empereur,
en le regardant, parlait quelquefois bas à l'impé-
ratrice et le lui montrait de l'oeil et du geste...
Hélas! il lui parlait sûrement de celui qu'elle por-
tait alors, de cet espoir de la France et du monde
dont tous ceux dont il était entouré devaientétre
un jour les compagnons!... comme leurs pères
300 MÉMOIRES
l'avaient été de lui-même... Oh! comme il devait
battre dans sa poitrine à de pareilles pensées,
son noble et grand cœur'... Un fils... un fils... à
lui!... à lui que j'ai entendu souvent souhaiter
être père , l'être seulement quelques années ,
quelques mois , et puis que Dieu ajoutât à la vie
de son enfant tout ce qu'il retrancherait de la
sienne. Je suis certaine que cette journée de
la cérémonie des baptêmes fut une des plus re-
marquables de la vie de l'empereur, et non seu-
lement de sa vie intellectuelle , mais de sa vie
impériale et politique. Que de rêves , que de
plans ne dut-il pas faire en voyant autour de ce
trône sur lequel il siégeait à côté d'une fille des
Césars , portant dans ses flancs un enfant de
lui... de lui, Napoléon, vainqueur du monde,
et pouvant rallier à lui dans ses plans d'avenir
toute une belle et florissante génération , qui
par avance semblait venir se grouper autour de
son héritier... Oui , oui, je le connaissais bien ,
et je suis certaine que les émotions qui l'agitè-
I Encore et toujours l'ode admirable de Vicier Hugo.
Napoléon II !.. .
Non , ce qui l'occupait c'est l'ombre blanche et rose ,
D'un bel enfant qui dort la bouche demi-close,
Gracieux comme l'orient , etc.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 3o1
rent dans cette journée furent à la fois des plus
douces, et des plus immensément glorieuses.
La cour était alors à Fontainebleau. Aussitôt
que la cérémonie fut terminée , M. Cavagnari
adressa ses remerciemens à madame la duchesse
de Rovigo , remit Napoléon et sa bonne en voi-
ture, reprit la route de la Bourgogne, et mon fils
se revit à Dijon , chez sa tante , après en avoir
été absent seulement pendant huit jours.
La beauté de mon fils avait tellement frappé
l'empereur, que lorsqu'il me revit à mon retour
d'Espagne, dix mois après, ce fut le premier
mot qu'il me dit, et pourtant alors il n'était
nullement d'humeur gracieuse. Comme cha-
cun sait, les affaires du Midi étaient bien mau-
vaises , et celles du Nord commençaient à se gâ-
ter. La spoliation du duché d'Oldembourg , car
enfin il faut nommer chaque chose par son nom ,
avait fait froncer le sourcil de l'autocrate du Nord,
et ce n'était plus avec un sourire d'amitié qu'il
accueillait le nom de Napoléon. Comment l'em-
pereur ne fut-il pas averti par ces premières
lueurs d'orage ! Le tonnerre gronde toujours
sourdement avant d'éclater... mais il croyait que
lui seul pouvait le lancer...
a02 - MEMOIRF.S
GHi^PITRE X.
Musique. — Auti'es passe-temps. — Pauvre voyageur. —
M. Jules de Canouville. — Bal manqué. — Armée perdue !
— Talraa. — Gianni. — La princesse. — Noire gaielc redou-
ble. — Caractère de M. Jules de Canouville. — Brevet de
proscription. — Pourquoi. — Fourrure de zibeline. —
La revue.— Berthier. — Départ. — Tendres adieux. —
Position homérique. — Tête et jambe perdues. — M. de
S L
Nous étions en carême. Notre carnaval avait
été assez triste, comme on peut l'imaginer, et
nos récréations n'avaient même pas changé de-
puis que l'austérité de l'époque semblait nous
l'ordonner. On se réunissait chaque soir chez
moi. Le général Thiébault et toutes les autorités
françaises, ainsi que plusieurs Espagnols , ve-
naient passer leur soirée à causer, entendre et
DE LA. DUCHESSE D AERANTES . 3o3
faire de la musique , et jouer aux échecs. Le
marquis de Valença , qui possède un des plus
beau talens de musique que je connaisse à un
amateur, et même à beaucoup d'artistes , chan-
tait et jouait du piano ; puis il accompagnait le
général Fournier, qui avait une voix ravissante,
quoiqu'il chantât sans aucune méthode ; mais sa
voix était si harmonieusement vibrante , il accen-
tuait si dramatiquement ce qu'il chantait , qu'il
causait un véritable plaisir. Le général Thié-
bault\ musicien consommé, qui a donné au pu-
blic un ouvrage remarquable sur la musique ,
nous apportait de ses romances... on les chan-
tait, nous causions, nous discutions sans jamais
disputer ( ce qui avait bien quelque mérite avec
e général Fournier) ; nous lisions les journaux
nouvellement arrivés, les lettres que chacun écri-
' Le général Thiébault a eu la bonté de parler, dans ses
Souvenirs, de l'agrément de ma maison à Salamanqiie. Je
pourrais dire que lorsqu'une maîtresse de maison a le bon-
heur de voir chez elle des hommes comme lui , il faudrait
qu'elle le fît exprès pour avoir une socie'té déplaisante. Mais
je dirai aussi , et je l'ai éprouvé dans tous les difFérens lieux
de TEuropeque j'ai habités, il est un sûr moyen d'avoir par-
tout une maison agréable, c'est de donner une extrême li-
berté, et de veiller à ce que jamais il n'y ait licence j ce qu'une
femme peut aisément faire en veillant sur sou cercle ; il est
5o4 MKMOlRrS
vait, et qui se pouvaient communiquer ; on
jouait aux échecs ainsi que je l'ai dit , et la soirée
se passait encore avec quelque agrément
Un soir, c'était le premier jeudi de carême, je
finissais une partie d'échecs avec le général Thié-
bault, et comme je la perdais, j'y mettais une
grande attention , dont le bruit qui se faisait
dans le reste du cercle ne pouvait me distraire ,
lorsque tout-à-coup j'entends une voix dire d'un
ton que rien ne peut exprimer :
— Veut-on , par charité , donner asile à un
pauvre voyageur ?
Cette voix venait de la pièce qui précédait mon
salon , et dans laquelle se trouvaient mes gens...
Je ne fis donc qu'une légère attention à ce qui
avait été dit, et je crus que c'était un de ces
messieurs qui voulait s'amuser. Il y avait alors
ensuite une condition de rigueur., c'est de l'indulgence pour
chacun. Si vous n'en apportez pas dans la cotisation que
vous devez fournir dans le monde, vous y êtes déteste' et
bientôt abandonné. Jamais je ne fus ainsi, et si dans mon
salon il y a eu quelque inconvénient de tracasserie, c'est que
je l'ignorais et qu'il s'y exerçait une influence étrangère.
Quand je m'en suis aperçue j'y ai mis ordre... ce qui est
facile à une femme, parce que dans sa maison elle y doit
être reine, et non pas reine détrônée... C'est notre seul
royaume, notre intérieur..
DH LA DUCHESSK d'aBRANTKS. Oo5
à Salamanque un gros capitaine qui faisait le
ventriloque, ce qci , par parenthèse , était assez
ennuyeux, je crus que c'était lui; mais après
quelques minutes de silence , car chacun était
fort étonné de ce qu'il avait entendu , on pro-
nonça, mais d'une voix pkis haute, et d'un ton
plus suppliant :
— Madame la duchesse... ayez pitié d'un mal-
heureux qui se meurt de fatigue et de faim.
— Mon Dieu ! m'écriai-je , je connais cette
VOIX :
Et laissant là l'échiquier , je cours à la porte , et
je trouve là, mais à genoux, les mains jointes ,
avec l'expression la plus humblement comique,
Jules de Canouvilîe.
— Eh! mon Dieu! que faites- vous ici? lui dis-je
en lui donnant la main pour le faire lever.
— Je suis un suppliant. ..Voulez-vous me rece-
voir, et me donner à manger?
— Mille fois oui... mais levez-vous donc!...
Il se leva , et s'avança dans le salon , mais avec
la plus drôle de tournure que j'aie jamais vue ,
quoique je puisse dire aussi qu'il était bien le
plus charmant jeune homme, non seulement de
son époque, mais de toutes celles qui l'ont sui-
vie; il venait, nous dit-il , de Paris à franc élrier^
et il était crotté depuis les pieds jusqu'à la tête,
XIII. ao
ÎO^ AIÉMOIRES
c'est bien le cas de le dire : sa belle pelisse était
déchirée, souillée, ses cheveux tout bizarrerqent
arrangés, et puis sa physionomie si expressive,
et si drôlement pathétique dans le même mo-
ment, qu'il n'y avait pas moyen d'y résister, Mon
ancienne gaieté eut le dessus, et je me mis à
rire. Ce fut un écho général.
— Oui , oui , riez bien , dit M. de Canouville...
si comme moi vous veniez de faire trois cents
lieues sur un mauvais bidet de poste...
— Oh! par exemple, pour mauvais! nous
écriâmes-nous...
— Allons donc ! reprit-il , n'allez-vous pas me
parler de vos rossinantes, de vos mazettes espa-
gnoles?... Mais.. .permettez... est-ce que j'ose?..,
Il regardait ses boîtes chargées de boue,
ses vétemens crottés, et en même temps le
fauteuil qui était le plus près de lui... Mais en
voyant qu'il n'était que de jonc des Indes,
comme beaucoup de meubles en Espagne , il fit
un mouvement de tète qui redoubla notre joie,
et se laissa tomber dedans comme un homme
api n'en peqt plus.
-—Oui, riez bien de moi, nous dit-il.,, npus
verrons si vous rirez toujours quand je vpys v^r
conterai tousmes malheurs. .. Figurez-vous, poufr
suivit-il en me prenant le^, d§u?t jp^inis, et 6«»
I)K LA DUCHESSE d'aBRANTKS, 50')
couaut lentement la tète. .. figurez- vous que moi...
moi... le plus infatigable danseur, et je puis ajou-
ter le plus agréable, je crois, de tous leurs
bals... eh bien! ils m'ont fait partir Iç jeudi-
gras... le jeudi-gras!... Il y avait un bal déli-
cieux chez la reine Hortense. .. Oh!... et le
prince, qui n'a pas le pouvoir de défendre ses
officiers!... qui ne peut pas les empêcher de par-
tir pour un coupe-gorge comme cette Espagne,
quand on entend l'air de la Mazourka...
Pour le coup , il n'y avait plus moyen d'y te-
nir... Berthier, accusé de n'être pas sensible à
l'air de la Mazourka, pour empêcher un de ses
aides-de-camp de partir pour affaire de service,
nous parut si bouffon , que ce fut un rire , mais
de ces rires qui font tant de bien... Quant à M. de
Canouville, il étaitsérieux, et paraissait réfléchir
comme s'il eût cherché la solution d'un pro-
blème.
— Ah çà! et où allez-vous? lui deraandai-jc
enfin.
— Eh mais, où je vais... chez le maréchal Mas-
séna , prince d'Essling, duc de Rivoli, appa-
remment... Il faut bien que je vienne savoir ce
qu'il est devenu, puisqu'on n'en sait rien à Paris,
et qu'on affiche :
— Une armée perdue!...
5o8 MRMOIRT-S
— Et me voilà à sa quête... pas volontaire-
ment, par exemple... Mon Dieu ! que j'ai faim!...
je vous en prie, madame la duchesse, faites-
moi donc donner à manger!...
— Mais voilà une heure qu'on vous a dit que
vous étiez servi...
— Ah! c'est différent... je n'avais pas entendu...
je croyais que vous repou.ssiez un malheureux
exilé!...
■ — Comment! vous êtes exilé? m'écriai -je...
— Oh ! si vous saviez comme le grand homme
me persécute!... Je vais vous dire tout cela;
mais n'en parlez pas!...
Il croyait peut-être qu'il parlait bas, mais tout
le monde entendai?. Au surplus, comme il con-
tait ses affaires à tout le monde aussi, il était
égal qu'il fixât le diapason de sa voix... Nous assis-
tâmes à son souper... C'était merveille de le voir
manger... il dévorait... et pendant ce temps il
parlait toujours; mais, entre une aile de perdrix
et l'autre, il n'y avait pas moyen de saisir le sens
de ses paroles. Avide de nouvelles comme je Té-
tais, et devais l'être nécessairement , j'avais beau
placer mes questions par ordre, je n'en obte-t
nais pas davantage. Il me parlait de Talma, qui
hii montrait à déclamer le français ; de Cianni,
DE LA DOCHESSE d'aBRANTÈS. O09
qui lui apprenait à improviser en italien , (îe
l'empereur, de la princefse... oh! la princesse
surtout, c'était, comme le disait le général Foiir-
nier, son grand cheval de balaille.
— Ah çà ! lui dis-jeennn, pourcpioi èt^'s-vour.
venu ici? car ce n'est pas nniqncmenl pour re-
trouver le prince d'Esslin/^.
Il me regarda, pnis clignant de l'œil, il n.e
dit avec un sérieux impayable:
— En parlant de celui-là, je vous diiai qu'on
le pendra quand il sera retrouvé... Je sais cela
de lieu sûr.
Et il remuait la tète du haut en bas, avec une
expression d'imporlance.
— Bon; mais cela ne uje dit pas pourquoi
vous êtes ici.
— Ah!... ah!...
Et il mit sa tête dans ses deux mains, en sou-
pirant encore de manière à éteindre les bou-
gies.
Lorsque nous fûmes de retour dans le salon, il
nie fit une histoire dans laquelle il jouait un peu
le rôle de Galaor. Ce n'est pas qu'il ne fut assez
joli garçon pour cela, car je n'ai jamais vu , je le
répète, une plus charmante figure, une tourmne
plus distinguée, et puis joignant à cela beaucoup
d'esprit, beaucoup de bravoure, une extrême
3lO MÉMOIRES
insolence avec ceux qui l'ennuyaient, et une
politesse recherchée pour ceux qui lui plaisaient;
tout cela faisait de Jules de Canouville un jeune
homme fort agréable, et le plus amusant du
inonde. J'avais beaucoup d'amitié pour lui, parce
que sa malice n'était pas méchante; il Jappait
sans mordre.
Mais s'il ne me dit pas son histoire tout-à-
fait comme elle était, je la sus presque en même
temps, et d'une manière tout aussi sûre.
Quoique l'empereur fût certes bien le maître
de former l'état-major du prince de Neufchâtel
comme bon lui semblait , puisque cet état-major
était presque le sien, il est défait que parmi tous
les jeunes aides-de-camp du major-général, il en
était fort peu qui eussent le bonheur de lui plaire;
et plus ils étaient jolis garçons , agréables dans
leurs manières, leur tournure, plus il les avait
dans une sorte de grippe. MM. Jules deCanouville,
Fritz Pourtalès, Alexandre de Girardin , Achille
de Septeuil , Sopranzi , Ferreri , Lecouteulx-
Canteleux , Flahaut, une foule d'autres jeunes
gens élégans, agréables , qui composaient l'état-
major de Berlhier, étaient un peu sous l'anathème
de l'empereur, et en avaient reçu un brevet de
proscription ; toujours est-il que cette sorte de
prévention ne diminua pas en faveur de Jules
DE LA DUCHESSE D AERANTES. 011
de Canouville, lorsque l'empereur le vit distin-
gué par l'une de ses parentes.
Alors la prévention se motiva , et la colère du
lion n'était pas facile à braver : mais M. de Ca-
nouville était amoureux , et amoureux vérita-
blement. Celle qu'il aimait eût-elle été dans la
condition la plus obscure, eût été préférée, et le
pauvre jeune homme se donna à elle avec abnég»
lion même de sa vie. Ce n'était pas là un de ces
amours de princesse, où l'amant dit qu'il aime
parce qu'on le lui ordonne. C'étaitde l'amour, et
de ramouî' de cœur, celui-là... La princesse le lui
rendait à samanière,cependantiln*y avait pas pa-
rtV.Ûnjouri'empereurdeRnssiè envoya à l'empe-
reur Napoléon un présent de fourrures, de ces
martres zibelines, qu'on ne peut pas même payer,
car les Samoïèdes qui les donnent en tribut au
czar, ne les vendent pas même pour le poids d<?
l'or. Aussi la valeur de ces fourrures est-elle exor-
bitante, et leurbeautéen effet très remarquable.
L'empereur en envoya à toutes les princesses de
la famille impériale ; et comme il connaissait le
goût de l'amie de M. de Canouville pour tout
ce qui tenait à la toilette , il eut soin de choisir
la pièce de fourrure la plus belle et la plus four-
nie. Dans le même moment , M. de Canouville
faisait faire un uniforme de hussards. La prin-
3l2 MÉMOIRES
cesse et lui trouvèrent que la belle fourrure ferait
admirablement sur la pelisse, et tout aussitôt elle
fut coupée par bandes et appliquée : et la pe-
lisse précisément prèle le jour d'une res'ue dans
la cour des Tuileries. Ce même jour, RI. de Ca-
nouville montait un cheval anglais d'une grande
beauté et équipé je ne puis pas expliquer com-
ment; mais ce que je sais, c'est qu'il ne l'était
pas comme l'ordonnance le voulait , et surtout
l'empereur, car l'ordoiuiance n'aurait rien dit.
Or donc le cheval , les étriers , la selle, la bride,
l'aide-de-camp, la pelisse, la fourrure surtout ,
enfin lout cela, l'un portant l'autre, se trouva
dans la cour des Tuileries de service auprès de
son prince. Chacun sait que lorsqu'on est amou-
reux, on est d'une difficile humeur, et que la
contrainte surtout qui vous retient loin de ce
que vous aimez est un supplice dont il faut se
venger sur ce qui est le plus près devons... M. de
Canouviile, ne pouvant s'en prendre qu'à son
cheval , s'en prit si bien à lui , que le cheval qui
ne pouvait, lui, se plaindre et demander ce
qu'on lui voulait positivement, ennuyé d'être
picolé ., tracassé, fut se mettre dans la tète qti'on
lui demandait de reculer. En conséquence, et en
cheval bien appris, il se mit en effet k reculer,
mais si bien que son maître ne put lui faire com-
DE LA. DUCHESSE D AERANTES. JID
prendre que ce n'était pas cela qu'il lui voulait.
Le cheval s'en alîa toujours, toujours , et si bien
toujours, qu'il arriva dans le groupe principal
où il mit un affreux désordre, car il alla donner
du derrière dans le flanc même du chevalde l'em-
pereur. Je laisse à penser quelle fut la colère
de Napoléon.
— Quel est cet officier ? s'écria-t-ii...
Mais sa vue perçante avait à l'instant reconnu
le jeune aide-de-camp, et le même regard d'aigle
avait aussitôt envahi toute sa personne et distin-
gué la fourrure, l'équipement du cheval et tout
ce qu'il y avait pour provoquer sa colère... Après
la revue il fit appeler Berlhier.
— Que font ici tous ces étourneaux que vous
avez autour de vous? lui dit-il avec humeur.
Pourquoi ne sont-ils pas à Técole de la guerre ?...
Que signifie cette inaction quand le canon gronde
quelque part? Voilà comme vous êtes, vous,
Berthier. .. Il faut tout vous dire, et vous ne
voyez rien... Ce n'était pas à moi à faire partir
ce jeune homme...
Berthier s'inclina en rongeant ses ongles... Il
était dans une perplexité tout anxieuse, car la
grande dame lui avait demandé avec instance
déjà deux ou trois fois de ne pas faire partir M. de
Canouville , ce que du reste celui-ci ignorait en-
3 1 4 MÉMOIRES
tièrement. Berthier se savait coupable, et trem-
blait que l'empereur le sût. Heureusement que
l^apoîéon ne le savait pas...
— Que M. de Canouville soit parti ce soir
même pour l'Espagne. H y a, je crois, des dé-
pêches à envoyer au prince d'Essling ; que ce
soit lui qui les porte.
Berthier s'inclina sans oser dire un mot en
faveur de son aide-de-camp, et s'en revint chez
lui tout heureux d'en être quitte pour une ou
deux paroles un peu dures : et tout aussitôt les
ordres furent expédiés... Hélas! ce même soir
où il fallut quitter Paris, était en effet le jeudi-
^ras i8i i. M. de Canouville pensa devenir fou
de désespoir en recevant ses ordres... Il courut
chez le prince et voulut lui parler... Il ne put
entrer; enfin il le joignit :
— Je n'y peux rien, je n'y peux rien , s'écria-
t-il du plus loin qu'il le vit... C'est l'empereur
qui le veut... c'est l'empereur qui le veut... Aussi,
que diable allez-vous porter de ces choses-là!...
Allez-vous-en , allez- vous-en , et partez plutôt
avant minuit qu'après.
Le pauvre Jules vit bien qu'il n'avait aucun
secours à attendre de son général. Il courut chez
la princesse, et la trouva tout en larmes... Duroc
en sortait et lui avait porté deux lignes terribles
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 3i5
de l'empereur... Ils pleurèrent tous deux , et se
consolèrent en pensant qu'en faisant diligence
on pouvait être de retour avant 1 5 jours... Jules
sauta de joie :
— Une carte !... un livre de poste !...
Et le voilà mesurant , comptant , additionnant,
et trouvant au fait qu'en arrivant auprès de Mas-
séna et le suppliant de ne pas le retenir plus de
temps qu'il nen fallait pour écrire sa réponse,
il pouvait être de retour en i5 jours... Quand le
bouillant jeune homme eut trouvé celte possibi-
lité, le chagrin disparut ; il riait, baisait les belles
pet'.tes mains de la princesse, qui, émue elle-
même , se sentait doucement heureuse d'être
aimée ainsi. ..
— Mais pour revenir il faut partir! dit elle
enfin...
Cette raison était sans réplique. M. de Ca-
nouville lui-même, tout en enrageant , n'y trou-
vait rien à dire, et il partit. On prétend (c'est-à-
dire lui) qu'il fut au bal de la reine Hortense
et que l'empereur n'en sut rien. Cela, je ne l'af-
firmerai pas. Je le rapporte d'après son propre
dite.
M de Canouville s'en fut avec le général Thié-
bault, qui exerçait envers lui les devoirs de f hos-
pitalité; ils s'en allèrent avec le général Fournier
5 I 6 MEMOIRES
et quelques autres. Dans le court trajet qu'ils
avaient à faire de ma maisoîi à celle du gouver-
neur^ M. de Cynonville les arrêta plus de vingt
fois.
— Savez-vous bien que ma position est homé-
rique, leur disait-il...
Et il déclamait des vers français, latins, ita-
liens, tout cela mêléeiisemble... Ce n'est pas qu'il
n'eût de l'instruction, et surtout beaucoup d'es-
prit, mais il avait aussi une tète fort exaltée...
Arrivé chez le gouverneur, au lieu de dormir,
ce dont il avait pourtant passablement besoin ,
il se mit à déclamer et â montrer au pauvre gé-
néral ïhiébault , qui tombait de sommeil , com-
ment Talma lui enseignait la déclamation', et
puis il lui fallut entendre le récit détaillé de sa
disgrâce, de ses amours, et des perfections de la
princesse... Enfin, à trois heures du matin, lapo-
Htesse exquise du général Thiébault n'eut plus
la force de faire bonne contenance; il donna
le bonsoir ou plutôt le bonjour au conteur, et le
força à dormir.
Le lendemain, à huit heures du matin, il était
à ma porte pour prendre une lettre pour Junot ,
' Je ne répondrais pas que Lajonl ne lui eût également
montré quelque rôle.
DE LA DUCHFSSR d'aBRANTÈS. 01 ^
tant il avait liâte de partir afin de revenir plus
vite pour retourner à Paris.
Deux jours après il était de nouveau dans mon
salon, me demandant mes commissions pour
Paris.
— Pourquoi faire .^^
— Parce que j'y retourne.
— Mais vous n'avez pas vu le prince d'Essling ?
— Ce n'est pas ma faute , on ne peut pas
le trouver.
— Vous ne l'avez pas cherché?
— On ne peut pas passer.
— Mais ce ne sont pas là des raisons dont se
contentera l'empereur. Je crois que vous avez
grand tort de repartir. ..
— Oh! ne me dites pas cela... je mourrais
si je restais ici deux jours de plus... On m'enter-
rerait comme ce pauvre Eugène ! Deux jolis gar-
çons comme nous en trois mois!... Hum !...
Et il se regardait avec complaisance dans un
immense miroir de Venise , à bordure en fili-
granes d'argent , que je trouvais horrible à cette
époque, et que je trouverais charmant à avoir
à présent dans ma chambre , tant le bien au mal
des modes est relatif.
C'était un bien agréable jeune homme que
Jules de Canouville , spirituel et original autant
3l8 MEMOIRES
qu'homme de France... Je le regardais en ce mo-
ment, et il paraissait tout difiërent de ce que je
l'avais vu la veille au soir. Sa physionomie ani-
mée avait une expression touchante qui trouvait
une sympathie, parce qu'on voyait qu'elle était
vraie... Je lui donnai le conseil de retourner sans
perdre une heure auprès du comte d'Erlon, et
d'y attendre que les communications fussent
rouvertes. C'était déjà beaucoup qu'il fût re-
venu à Salamanque... Mais au premier mot que
je prononçai il bondit de colère.
— Moi retourner dans cette Thébaïcîe, atten-
dre là qu'il plaise à ce vieux fou de donner de
ses nouvelles ! s'écria-t-il.,. Non, non... Je me
ferais plutôt sauter la cervelle...
Et il partit en effet pour Paris; mais ma pré-
diction se réalisa... Quelques semaines n'étaient
pas écoulées , que M. de Canouville était revenu
au quartier-général du duc distrie, à Valladolid.
Cette fois il n'était pas seul. M. Achille de S......I
l'accompagnait, ou bien il accompagnait M. de
S 1 : c'est comme on voudra... Hélas!
les pauvres jeunes gens pouvaient dire que l'a-
mour d'une princesse était plus amer que doux!
Pour avoir été remarqués , pour avoir été aimés
d'elle, l'un y perdit sa jambe , l'autre y perditsa
léte.
i)K LA DUCHESSE D ABRANTÈS. 019
A cette époque, M. de S i était déjà fort
attaché à madame de S 1, et cela je le con-
çois, car elle était gracieuse en même temps que
belle et jolie. Celait une charmante personne...
et puis le regard et le sourire si fins... Aussi
M. de S 1 l'aimait-il, et faisait-il bien. Ce
fut au beau milieu de cet amour, quand lui-
même était un de nos plus agréables jeunes gens,
que la princesse Borghèse le distingua. Elle lui
croyait le cœur libre : il ne l'avait plus... Il n'y
a rien de plus désagréable qu'un homme pour-
suivi par une femme quand il en aime une autre.
La princesse s'en aperçut... elle n'avait aucune
patience, et l'humeur la prit. Je ne puis raconter
beaucoup de détails relatifs à cette affaire, mais
le résultat fut triste. L'empereur, impatienté des
rapports continuels qui lui arrivaient par les
soins d'un homme qui passait sa vie à s'occuper
(\e l'intérieur de chacun , ignorant ce qui se
passait dans le sien , et qui se laissait enlever
et mettre à la Force, donna l'ordre au prince de
Neufchâtel de faire prompte justice; et pour qu'il
n'y manquât rien , la belle et bonne ncadame de
B fut exilée dans sa terre d'A.... J'eus à cette
occasion, en 1812, une conversation fort cu-
rieuse avec la princesse Borghèse , me trouvant
avec elle aux eaux d'Aix en Savoie.
J20 SÏEMOrRE!?
CnAPITRE XI.
Mai eclial Jourdan, — Soult. — Ses succès sur les bords de la
Guadiiina. — Anecdote. — Oporto. — Ney évacue. — La
Galice. — Ordre d'obëir. — Colère. — Lettre du maré-
chal Soult au maréchal Key. — J'obéis. — Bataille de Ta-
laveyra. — Campagne de Wagram. — Mangeurs de cœur.
— Le colonel Bory de Saint- Vincent. — Coup d'œil sur son
ouvrage intitulé : Résumé géographique , etc. — Combats
de taureaux. — Tu n iras pas plus loin. — Réflexions de
Junot sur les opérations militaires. — Olivenza. — Force
de caractère du maréchal Soult. — Siège de Badajoz. —
Journée de Gebora. — Général Gérard. — INoms des bra-
ves. — Menatcho. — Extrait d'une lettre île lord Wel-
lington. — Lettre du major Hill.
Tandis que ces mille intérêts privés agitaient
les salons de Paris, nous avions en Espagne bien
d'autres affaires à débrouiller. Ces affaires ont eu
assez de célébrité pour mériter d'être présentées
sous leur vrai jour.
DE LA DUCHESSE D^ABRANTÈS. 321
C'était le maréchal Jourdan qui, ainsi que je l'ai
dit, était major-général du roi Joseph; c'était lui
qui commandait à l'affaire de Talaveyra. Peu de
temps après, Soult fut nommé major-général et
Jourdan rappelé ; toutes ces menées passaient
comme inaperçues pour ceux qui ne savaient ces
changemens que par le Moniteur. Mais pour
ceux qui habitaient l'Espagne, tous les rouages
étaient à découvert, et c'est une curieuse étude
que celle de l'histoire de ce temps pour qui peut
lire dans les pages de son livre... C'est l'époque
des premières colères du maréchal Ney... depuis,
elles ne firent que s'accroître, ainsi que le mécon-
tentement qu'il donna à l'empereur. Mais son
rare mérite rachetait tant de défauts, qu'il n'en fut
pas moins brillamment , mais justement récom-
pensé dans sa retraite de Russie ; car ce fut son
admirable sang-froid et son courage qui sauvè-
rent l'armée.
J'étais depuis quelques jours seulement à Sala-
manque, lorsque nous apprîmes les succès du ma-
réchal Soult sur les bords de la Guadiana *. C'était
' C'est la belle affaire de la Gébora... Je re'pète ici ce que
j'ai déjà dit souvent, c'est que tout ce qui a rapport à la
guerre m'a été' communiqué par des hommes habiles de
l'armée d'Espagne : je n'ai pas le ridicule de juger de pareils
faits.
XIII. 7.
3i22 MÉMOIRES
lin grand événement dans la position respectivede
chacun. Mais pour qu'il soit jugé comme il doit
l'être, il faut reprendre les affiùies à une époque
plus éloignée, etantérieure à celle où le malheu-
reux Masséna se trouvait enfermé entre les for-
midables lignes de Torrès-Ved ras, qu'il ne pouvait
franchir, et soixante lieues d'un pays dévasté,
désert, et peuplé seulement de milliers d'assas-
sins qui ne nous apparaissaient que pour donner
la mort.i.
Il avait tenu à bien peu que le maréchal Soult
ne prît Wellington et son armée, non seulement
anglaise, mais espagnole ; les dispositions préci-
pitées que prit le maréchal Jourdan perdirent
tout en sauvant l'armée anglaise. Tout en parlant
de la prévision, de la sagesse des mouvzmens de
lord Wellington , les relations anglaises ne par-
lent jamais du piège dans lequel il était complè-
tement, lorsque, s'avançant sur Madrid dans une
entière sécurité, il avait ses derrières coupés par
le maréchal Soult qui arrivait par le col de Banos.
A la vérité, Wellington savait bien, disait-il,
qu'il y avait quelques milliers d'hommes dans le
col de Banos , mais que ce n'était qu'un parti fran-
çais... Il est constant, et les Anglais ne le peuvent
mer, que si la précipitation du maréchal Jourdan
n'eût pas tout perdu, Soult arrivait en ligne et
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. J2?)
prenait les Anglais et les Espagnols au même
piège , car ils se trouvaient entre lui et le maré-
chal duc (le Bellnne. Le combat de l'Arzobispo
lut le seul résultat des savantes combinaisons du
niaréchal duc de Dalmatie ; encore l'avantage en
fi^t-il annulé par les mauvaises dispositions pri-
sei^ antérieurement.
A cette époque, le maréchal Jonrdan était ma-
jor-général de l'armée d'Espagne. Le duc de Dal-
matie commandait le 2*, le 5e et le 6' corps, ayant
sous ses ordres les maréchaux Ney et Mortier.
Et à propos de ce commandement il me faut
conter ici une anecdote assez plaisante.
On sait que le maréchal Ney ' n'aimait pas en
général tous ceux qui venaient prendre autorité
sur lui ; les soldats eux-mêmes le savaient , et di-
saient dans leur jargon : qu'il n était pas bon cou-
cheur, et voulait toujours tirer toute la couverture
Cl lui. Mais cette sorte d'éloignement fut plus
sérieuse pour le duc de Dalmatie et pour le
prince d'Essling... celui-ci ne vint qu'après l'autre.
Au moment de la fameuse retraite d'Oporto ,
lors de tous les bruits qui coururent sur la royauté
de Portugal , le maréchal Ney le prit sur un iqn
> Lui , ainsi que tous les autres, car Junot ne pouvait pa.s
supporter uoa plus un autre chef que l'empereur. . .
524 MÉMOIRES
plus haut que la rumeur publique, et accusa le
maréchal Soult avec une préventiou qui ne pou-
vait que lui avoir été inculquée... Non seulement
il écrivit en Allemagne, où l'empereur était alors,
mais il envoya son chef d'état-major, le général
Jermini, qui disait et racontait comme quoi :
le maréchal Soult était rentré en Espagne plus
en chef de partisans qu'en chef de corps... et
qu'après avoir pillé le pays et l'avoir fait ravager
par ses troupes, attirant ainsi l'ennemi sur ses
traces , il l'avait évité pour se porter par Orensé
et la Pueùla de Sonobria^ dans la province de
Salamanque, sans l'avertir de ce mouvement,
lui, commandant le 5' corps, et le laissant
ainsi exposé (le 3" corps était très faible ) à la
Romana, aux Anglais et aux Portugais qui pou-
vaient tous l'attaquer à l'improviste et l'écra-
ser, disait-il...
Dans le même moment, et sans s'être concertés
ensemble, par une coïncidence bizarre en raison
de ce qui suivit, le duc de Trévise, dont la bonté
^gale cependant le talent et l'estime qu'il est fait
pour inspirer, alarmé en quelque sorte par les
bruits qui couraient alors , fit également partir
son chef d'état-major pour rendre compte à l'em-
pereur de ce qui ce passait. Il ne lui parlait pas, il
s'en fallait, sur le ton du maréchal Ney, qui ne
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÊS. 3»5
concluait à rien moins qu'à une très grande ri-
gueur.Il disait seulement tous iesbruitsqui circu-
laient et qui racontaient que le duc de Dalmatie
s'étaitfait(:cMr£?7î?i^ràOporto';qn'alors ses soldats
s'étaient révoltés et l'avaient quitté; que le maré-
chal Soull, efj'rayé de l' abandon de son armée, avait
couru après elle, et Cavait rattrapée comme elle j>as'
sait les frontières de l' Entre- Douero et Minko ;
qnil avait supplié ses soldats , et qu'ils étaient re-
tournés à lui \
«Je ne crois pas à de tels bruits, ajoutait la
correspondance ; mais après la déro.ite d'Oporto,
les causes qui ont déterminé cette prétention à
la couronne , il me paraît positif que le duc de
Dalmatie a perdu la confiance de ses soldats. Il
ne saurait non plus être employé autre part en
Espagne... tandis que ses services seraient si uti-
les ailleurs... Quant à ses troupes, elles ne seraient
pas de trop poiu* renforcer le corps d'armée que
j'ai l'honneur de commander et qui est très fai-
ble. » etc., etc.
Dans ce moment le maréchal Ney, après avoir
> J'ai ealcndu le gênerai Loison en parler comme s'il
V avait vu, ci quanta cela ce n'est pas vrai.
a La dépêche fut en eflet remise à l'empereur telle que je
U rapporte ici.
3a6 MÉMOIRES
fait partir son chef d'état-major pour joindre l'em-
pereur là où il le trouverait, évacuait àsontour la
Galice pour se replier sur Benav en le. Je tiens de
plusieurs officiers alors attachés à son état-majot^
qu'on y croyait fermement au rappel de Soult fet
surtout à sa disgrâce, et à sa disgrâce éternelle...
Lorsque la réponse de l'empereur parvint à Ney...
cette réponse ne contenait qu'une phrase assez
courte, mais de nature à fournir de longs com-
mentaires à un homme tel que Ney... C'était l'or-
dre d'obéir au maréchal duc de Dalmatie... Le
maréchal duc de Trévise reçut également la ré-
ponse de l'empereur... c'était l'ordre d'obéir au.
maréchal duc de Dalmatie' !...
Soult était appelé en effet au commandement
en chef des trois corps d'armée.
Ce n'est pas Napoléon qui aurait voulu laisser
croire à l'Europe que son plus habile lieutenant
pouvait avoir la pensée de le trahir!...
Mais ce qui est hors de la portée de toute pos-
sibilité, c'est de rendre la colère du maréchal
Ney!... Il s'écria que l'eujpereur était devenu
fou!... qu'il le fallait interdire''].. Et sans écoutCi*
' Le 6", le 5^ et le 2' corps... Celte conduite de l'empereur
ne peut se traduire que d'uue seule manière : c'est son intime
conviction du talent du maréchal Soult.
• Il répéta le même mot un jour en soupant avec le duc de
DE LA. DUCHESSE D AERANTES. Ù2'J
aucune représentation , il laissa là son corps d'ar-
mée et partit aussitôt pour Madrid , afin , disait-
il , d'obtenir justice du roi Joseph.... Il poursui-
vait tranquillement sa route, lorsqu'à Valladolid
il reçut une lettre du maréchal Soult, qui, faisant
courir après Ney, lui écrivait :
a Comment! n)on cousin, vous vous en allez!.,
vous ne savez donc pas que j'appelle tout votre
corps d'armée sur le Tage ... et qu'avant huit
jours nous nous battrons contre les Anglais qui
marchent en force sur Madrid. »
A la pensée d'une bataille donnée sans lui,
ISey se mit à rugir comme un lion.... Madrid,
le roi Joseph, la justice qu'il voulait demander,
tout fut oublié *.
— J'obéis, dit-il....
Et deux jours après il était à la tête de son
corps.
Voilà du sublime!... Je ne connais rien de
plus beau dans les Hommes illustres de Plutar-
Vnlmy dans une petite ville de la Saxe... au retour de la
campagne de Russie; mais avec d'autres cJiconslances bien
remarquables.
' Il était arrivé à Valladolid à midi... il avait dîné à cinq
beures> et à sept il était à cheval, n'ayant pris ni sommeil ni
repos.
SsS MÉMOIRES
que ! C'est le plus noble, le plus admirable cou-
rage!.;. C'est du sublime enfin.
— C'est à la suite de ces allées et de ces ve-
nues qu'eut lieu la bataille de Talaveyra, où les
Anglais perdirent tant de monde, tout en nous
en tuant puis Arzobispa, dont j'ai parlé plus
haut. Ce fut à la suite de cette dernière affaire
que le duc de Wellington fut en pleine retraite sur
le Portugal , où il se sauvait comme une souris
dans son trou quand nous étions par trop mé-
chans.... Là, le maréchal Ney en revint à ses an-
ciennes coutumes, et pour avoir refusé de passer
le gué à San-Toril sous Alcantara, il ne prit pas
tous les fuyards qui devaient lui tomber dans les
mains... Après ces différentes affaires les trois
corps reprirent leurs cantonnemens.
Pendant ce temps, l'empereur était en Alle-
magne, livrant, comme on l'a vu dans les cha-
pitres précédens, toutes les batailles de la cam-
pagne de Wagram. Mais son œil d'aigle n'en
parcourait pas moins les plaines de l'Estrama-
dure et de la Castille. Il jugea de ce qui avait été
fait, avec son génie, et non d'après ce qu'on vou-
lait lui faire croire. Il discerna de grandes fautes
au travers du voile brillant qu'on avait jeté sur
les mêmes fautes. Ainsi la bataille de Talaveyra
1)1! LA DUCHESSE D*ABRANTÈS. SsQ
lui parut ce quelle était en réalité^ ainsi que le
combat d'Jlmonacid , où le général Sébastiani *
fit bien mousser une grosse bêtise (à ce que pré-
tendent tous les officiers-généraux que j'en ai en-
tendu parler, du moins; car moi je ne me mêle
en rien de pareilles matières, si ce n'est pour
rapporter ce que disent ceux dont la renommée
autorise le jugement).
Alors l'empereur se fâcha; il fronça le sour-
cil , et le plissement de son front présagea la
tempête. Il annonça publiquement son mécon-
tentement... rappela Jourdan, et nomma le duc
de Dalmatie à sa place comme major-général de
l'armée d'Espagne.
Celui-ci était alors au milieu de l'Estrama-
dure ' dans un mécbant village nommé Oropesa^
ou las Calçadas de Oropesa, où il avait établi le
centre de ses cantonnemens. Pendant ce temps,
le roi Joseph en recevait la nouvelle à Madrid,
et il se passait à ce propos une scène curieuse.
> Ceci est écrit depuis long-temps et imprime' depuis un
mois... En lisant hier le journal , où la bonne lettre de
Berthier à Sébastiani , pour retenir sur ses appointemens
les canons qu'il s'était laissé prendre, a été insérée , j'ai vu
qu'on n'avait pas eu si tort de me raconter l'affaire sous un
jour aussi burlesque.
= Las Calçadas de Oropesa. C'est un mauvais village pas
bien loin dç la venta d'Almaraz.
S5o MÉMOIRES
Aprèsl'ArzobispOjle maréchal Ney était allé
à Madrid; je ne sais s'il y était seulement de sa
personne ou avec ses troupes, mais toujours est-
il qu'il y était, et qu'il dînait même chez le roi
lorsque S. M. reçut de l'empereur la nouvelle de
la nomination de Soult à la place de Jourdan.
Les nouvelles de cette nature étaient destinées
à produire un singulier effet sur le maréchal
Ney : quant à cette fois, ce fut si fort, qu'en
sortant de table il partit pour Paris sans deman-
der une permission, sans donner un seul acte de
soumission. L'empereur le reçut fort mal. Il
avait de l'humeur contre lui doublement, parce
que le général Marchand, à qui il avait laissé la
garde de son corps d'armée, venait de se faire
battre à Tamamès. L'empereur ordonna au ma-
réchal Ney de repartir sous vingl-qualre heures^
et ne voulut entendre à aucune représentation.
Ce fut après cette affaire de Tamamès, que le
duc de Valmy rendit encore témoignage de son
talent, à la fois militaire et politique. Le duc
del Parque, après cette expédition contre le
corps deNéy, se promenait autour de Valladolid
et de Salamanque ; le duc de Valmy rassembla
toutes les troupes dont il put disposer dans son
gouvernement , et fut à la poursuite ou bien à
la rencontre , si l'on veut , du duc del Parque ,
DE LA DUCHESSE d'aBRA-NTÈS. 53 1
le joignit à Alba-de-Tormès , le battit complète-
ment, et détruisit même son corps d'armée. Il
n'avait pas hésité un moment, parce que après
la défaite du général Marchand, il était de la
plus haute importance pour nous detre vain-
queurs d'un corps victorieux.
Le maréchal Ney revint donc en Espagne,
quoiqu'il eût dit en quittant Madrid à l'un des
officiers de son état-major :
— Je quitte cet odieux pays pour n'y plus reve-
nir; il faudra bien que l'empereur me donne une
autre destination... ou bien... Mais je ne reviens
pas ici.... c'est la cour du roi Pétaud.
Cependant il se cahiia et obéit encore. Il fit
bien; car la barre de fer dont l'empereur se
servait pour sceptre de discipline était pour le
moins aussi bien trempée que celle que Ney pou-
vait lui opposer... Ce fut après cette (iernière scène
qu'il eut le commandement du sixièmecorps,
et qu'il passa sous Masséna.
J'ai dit comment le maréchal Soult avait eu le
grade de major-général de l'armée ; voici main-
tenant quelles en furent les conséquences.
Il y eut à l'heure même plus d'activité dans
les dispositions. On fit des plans pour aller dan-
ser l'hiver suivant à Lisbonne et à Cadix. Les
dangers étaient les mêmes; mais comme il y
332 MÉMOIRES
avait plus de confiance dans la réussite, ils de-
venaient moins redoutables. La bataille d'Ocana,
gagnée par le maréchal Mortier, commença la sé-
rie de conquêtes qui ne cessèrent de suivre nos
armes. Nous occupâmes toute l'Andalousie vers
la fin de l'automne. Le général Dessoles était à
Cordoue avec une superbe division. Le général
Sébastiani occupait Grenade, faisant l'Abencer-
rage à tout son bien-aise, à condition qu'il fe-
rait aussi le général et observerait Murcie. Pen-
dant ce temps-là le duc de Bellune faisait le siège
de Cadix, étant de sa personne au port Sainte-
Marie, et contenant Tariffa et Gibraltar; tandis
que le maréchal Morlier, après sa victoire d'O-
cana, s'élail sur le-champ avancé en Estrama-
dure et menaçait Badajoz. D'une autre part, des
colonnes mobiles parcouraient fréquemment les
campagnes intérieures. Le commandement en
était donné à de jeunes officiers qui se riaient
des dangers comme des alcades, dont ils pre-
naient les maîtresses et les femmes quand elles
étaient jolies, se battaient avec les guérillas el les
battaient j puis s'en retournaient à Séville, pour
danser chez le maréchal qui tenait là cour plé-
nière, et faire l'amour sous la jalousie comme de
vrais courtisans du temps de dona Padilla.
Le maréchal avait fort peu pensé néanmoins
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 335
à ce que les officiers de son état-major fussent ou
non des mangeurs de cœMrs... Ce qu'il avait exigé
en les choisissant étaient d'autres qualités plus
positives. Ainsi, par exemple, lorsque le maré-
chal Ney quitta aussi brusquement Madrid, il re-
cueillit promptement plusieurs officiers de mé-
rite que le départ du maréchal laissait dans
un isolement momentané. De ce nombre était
un homme que je suis heureuse et fière de
nommer mon ami : c'est le colonel Bory de
Saint-Vincent, qui, alors âgé seulement de vingt-
cinq ans, était capitaine d'état - major , avait
fait le tour du monde, était correspondant de
toutes les sociétés savantes de l'Europe, et don-
nait assez de jalousie, par son savoir, pour exci-
ter les intrigues de ceux qui devaient le redouter.
Le genre des connaissances du capitaine Bory
de Saint-Vincent était précisément celui que de-
vait rechercher le maréchal dans un pays dont
tant de gens ont parlé, et sur lequel si peu ont
dit la vérité. M. Bory s'occupait déjà de remplir
les profils si admirablement tracés de Tofino, et
adresser une carte de toute la Péninsule qu'il avait
déjà parcourue en tous sens. Le duc de Dalmatie
reconnut qu'il était fait de toutes manières pour
commander les colonnes mobiles qu'il envoyait
dans le pays, et ce fut lui qui futen grande partie
334 MÉMOIRF.S
chargé de ce travail à la fois périlleux, parce qu'à
chaque pas il fallait payer de sa personne, et im-
portant parce qu'il fallait de plus rendre compte
de l'état politique et administratif du pays. Le
capitaine Bory a fait sur l'Espagne un ouvrage
que je regarde comme une des plus excellentes
choses qui aient été faites sur la Péninsule, sans
parler de cet ouvrage sous le rapport scientifi-
que ' , ce qui est pourtant d'une première impor-
tance, je puis affirmer que cet itinéraire est le
plus sûr, le plus détaillé, le plus pittoresque-
ment fait que nous possédions... On voit que
Fauteur dessine , lève des plans, fixe le cours des
rivières, trace le versant des montagnes, et tout
cela se juge dans la voiture, en lisant même le
petit format de l'ouvrage et sans voir l'atlas,
parce que c'est si bien écrit qu'on est obligé de
voir se classer devant soi, villes, rivières et mon-
tagnes. Il ne s'est pas borné à l'histoire physique
» M. Bory de Sainl-Vincent a élé loin dans la science, en
faisant cet ouvrage intitulé : R.-sumé géographique de la Pé'
ninsule ibérique. Ceux qui, comme moi, ont elé en Espagne
et en Portugal , peuvent, surtout s'ils s'occupent d'histoire
naturelle, apprécier cette œuvre de talent à toute sa haute
valeur. Je ne lui connais, moi, qu'un défaut, c'est de dire
trop de bien de plusieurs auteurs qui ont écrit avant lui sur
l'Espagne, et sur lesquels il pourrait tomber de tout le poidf
de sa science et de la force de son esprit fin et railleur.
DE L\ DUCHESSE d' AERANTES. 335
de la Péninsule , il a fait aussi son histoire morale^
et il est merveilleux de trouver dans ce volume
iHie peinture parfaite des mœurs, du gouverne-
ment, de l'administration , de la religion; et puis
cette peinture d'abord sérieuse s'anime en par-
lant des combats de taureaux, que du reste l'au-
teur peut bien décrire puisqu'il a lui-même com-
battu avec le costume de majo , et qu'il est des-
cendu dans l'arène por torrear \ et cela de franc
JeUy ce qui est une résolution remarquable comme
le savent ceux qui ont vu les combats véritables
livrés dans un des cirques de l'Espagne. 11 peint
admirablement ces scènes si colorées par elles-
mêmes, et leur donne cependant une nouvelle
chaleur... et puis, changeant de ton, il trempe
ses pinceaux dans des couleurs plus sombres et
plus énergiques encore en parlant de l'inquisi-
tion et des auto-da-fé'... et tout cela après avoir
' Il faut avoir vu uu combat de taureaux dans les règles,
non pas un toro simplement tourmente, mais un combat ve'-
ritabie, pour connaître le péril positif, et de tous les in-
stans, que court l'homme qui combat le taureau. Je conçois
mieux qu'une autre aussi pouiquoi le colonel tient si fort à
mépris les coups de corne impuissans de quelques animaux
métis qui se croient redoutables parce qu'ils courent sur
TOUS. ,.
" Voir la description d'utt auto-da-fé, à la page aSg de
l'ouvrage.
556 3ÎÉMOIRES
tracé un tableau rapidement composé, des Abo-
rigènes, des Phéniciens et des Carthaginois, des
Romains et des peuples du Nord, et enfin de la
domination musulmane dans la Péninsule... Oui,
c'est un excellent livre que celui de M. Bory de
Saint-Yincent. Je. le dis sans prévention d'amitié:
je le dis parce que c'est vrai.
C'est ainsi que je l'ai décrit plus haut que Soult
passa presque au-delà d'une année en Andalou-
sie. Pendant ce temps Masséna prenait des villes,
s'avançait en Portugal , et chassait lord Welling-
ton devant lui. Cela avait bien un peu l'air d'un
piège, mais néanmoins il avait pourtant la cou-
leur d'un homme qui en poursuit un autre. Si
l'on considère qu'alors Cadix était bloqué , que
le maréchal Sachet prenait des villes avec tant
de facilité qu'on finissait par ne plus y songer ;
qu'il gagnait une bataille rangée par semaine...
que le maréchal Bessières était à Valladolid avec
un corps d'armée respectable ; si l'on considère
toutes ces choses, dis-je, on ne peut comprendre
comment, dans ce même temps, nous n'étions
maîtres que de l'espace que nous occupions, et
comment il se pouvait que des courriers ne pus-
sent porter des nouvelles d'une distance à une
autre à peine de quelques milles sans être égor-
gés ou tout au moins arrêtés.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 35'J
C'est un texte bien susceptible de vastes et de
profondes remarques que celui que je viens de
tracer en peu de lignes , et dans ce moment sur-
tout où l'Espagne est minée de toutes parts, et
où la mèche s'allume à un feu qui n'est peut-être
que celui des auto-da-fé que l'inquisition avait
seulement couvert. . .
Masséna s'était donc, comme je l'ai dit, bien
avancé en Portugal , et , arrivé devant les lignes
de Torres-Vedras, il s'était arrêté, parce que celui
qui paraissait l'avoir défié à la course s'était su-
bitement retourné, et avec un rire moqueur lui
avait dit : « Tu n'iras pas plus loin. »
Et pour compléter la raillerie, savez-vous
bien devant quelle sorte de redoute il semblait
ainsi se rire de nous ?. . .
Devant le col d'un isthme , à l'extrémité du-
quel est situé Lisbonne '. Son diamètre , de-
puis le Jézandra jusqu'à la mer % est de six à sept
lieues de France... C'était le long de cette ligne
que les Anglais avaient établi cent huit redou-
tes, lesquelles étaient garnies de quatre cents
pièces de canon du calibre le plus fort. Ensuite ,
pour donner une contre-protection à ces mêmes
' Torres-Vedxas est à sept lieues de Portugal de Lis-
bonne,
a A Alhandra sur le Ta ge,
XIII. 22
338 MEMOIRES
redoutes chargées de foudroyer l'ennemi, on
avait pratiqué au-devant et autour d'elles des
moyens d'inondation , des escarpemens sur le
flanc des montagnes , réunissant ainsi les deux
forces de la nature et de l'art.
J'ai entendu, après cela^ dire néanmoins à
Junot , et cela plusieurs fois , que la position de
Torres-VedraSy qui paraissait inexpugnable, pou-
vait être forcée quand on connaissait le pays , et
que lui se ferait fort de passer entre Maffra et
la mer si on avait voulu lui donner de bonnes
troupes. Mais le vétéran d'Italie était fini', ajou-
tait-il , il n'y avait plus de résolution dans cet
homme-là.
En puis , à la vérité , il ajoutait :
— Mais qu'aurions-nous été faire par-delà les
hgnes de Torres-Vedras?... il n'y avait que des
ennemis... La position n'était plus la même
qu'en 1808... Si le maréchal Soult avait pu venir
nous donner la main, à la bonne heure.
Cela avait été d'abord l'intention de l'empe-
reur , et au même moment où Masséna entrait et
s'avançait en Portugal , le duc de Dalmatie rece-
vait une dépêche impériale dans laquelle étaient
ces propres termes :
' J'ai entendu dire au maréchal Ney, lors de son retour,
la même chose sur Masséna,
DE L^i DUCHESSE d'aBRANTÈS. SSg
« Je vous engage à favoriser le prince d'Ess-
ling... Soyez le même qu'à Austerlitz... et son-
gez qu'en le secondant, c'est ce même Masséna,
c'est votre ancien compagnon de gloire au siège
de Gênes dont vous faciliterez l'entrée à Lis-
bonne. »
Napoléon connaissait les hommes, et savait sur-
tout les manier. Huit jours après avoir reçu cette
lettre, Soult avait réuni tout ce qu'il pouvait
rassembler d'hommes, et il quittait Sevilla la
Hermosaen y laissant le général d'Aricaud pour la
garder avec deux bataillons d'infanterie, et, chose
étrange, une garde nationale!... parce que la
garde nationale, qui partout, par sa nature de
possédante , craint le meurtre et le pillage, parta-
geait de grand cœur avec les Français les soins
qui tendaient à l'en préserver. Puis Soult s'enj^it
avec huit à neuf mille hommes droit sur Ba(îhjoz
pour le cerner , le prendre , et courir délivrer
Masséna, qui alors , comme je l'ai dit , était bien
empêché devant les terribles lignes de Torres-
Vedras... Il s'agissait donc pour Soult d'opérer
d'abord une puissante diversion... La Romana
venait de mourir subitement; c'était sans con-
tredit l'homme le plus habile qu'eût l'Espagne
à cette époque, et pour sa cause. Mais enfin Bal-
lesteros et Mendizabal,qui le remplacèrent en Es-
540 MÉMOIRES
tramadoure, étaient tout aussi inquiétans, parce
que c'était l'esprit qu'ils dirigeaient qui faisait le-
,ver des bataillons. Ballesteros s'en alla dans les
plaines de la Guadiana, et, je pense, du côté de
Salvatierra , et Mendizabal laissa une forte gar-
nison à Olivenza, en se portant de l'autre côté
du fleuve. Olivenza était un point très impor-
tant pour les opérations militaires en Portugal :
cernée le ii janvier, elle se rendit le 22. On y
trouva un matériel considérable, et la garnison
était forte de quatre mille douze hommes, com-
posée des régimens de Truxillo , Mo?iforte , iVfl-
varres, chasseurs de Barbastro, volontaires de Mé-
rida, et détachemens d'artillerie et de sapeurs;
moitié de ces troupes faisait partie de l'armée
de Ballesteros, et la garnison était commandée
p^ le général don Manuel H erch, qui était aussi
gôifverneur de la place. Aussitôt après la reddi-
tion d'Olivenza, Soult marcha sur Badajoz, et
le siège en fut poussé avec vigueur. Le maréchal
avait avec lui le général Gazan comme chef d'état-
major; le général Lery, beau-frère du brave gé-
néral Kellermann, commandait le génie, et le
général Bourgeat, brave, digne et vieux mili-
taire d'artillerie. .. Le premier régiment d'infan-
terie , qui commença les travaux de la tranchée
vis-à-vis Olivenza (il est bon de rappeler tous
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. SZjl
les genres de souvenirs ) était commandé par le
colonel Chassé , devenu depuis si fameux en fai-
sant tirer à son tour sur les Français au siège
d'Anvers.
Lorsque la garnison d'Olivenza défila sur les
glacis et déposa ses armes devant le maréchal ,
elle fut terrassée par la conviction qu'elle acquit
à l'heure même qu'elle était d'égale force avec
l'armée qui l'avait attaquée... Plusieurs officiers,
poussés par un mouvement de désespoir qui ne
peut être blâmé^ mais qu'on ne pouvait souffrir,
laissèrent échapper quelques paroles qui révé-
laient tout ce qu'ils souffraient, et firent un mou-
vement qui annonçait l'intention de se défendre
quoique vaincus... Le maréchal s'avança vers
leur général.
— Si l'un de vos soldats , lui dit-il , fait un
mouvement... s'il fait entendre une nouvelle im-
précation... je vous fais tous fusiller dans i'in-^
stant.
Et il l'aurait fait.
Le reste de la remise des armes se fit sans
murmures au moins apparens...
Des hôpitaux furent établis... Le maréchal
Soult laissa ses malades, son administration, tout
ce qui pouvait le gêner dans sa marche, et con-
liiuia sa route sur Badajoz, qui n'est qu'à sept
54 a MEMOIRES
lieues cl'01ivenza,poiir dégager Masséna en allant
à lui par l'Estramadoure et l'Alentejo... On n'a-
vait aucune nouvelle de Masséna.
Maintenant nous sommes arrivés au moment
que j'ai dû quitter au commencement du cha-
pitre pour parler des évènemens antérieurs si im-
portans à connaître pour expliquer une grande
partie de ce qui va suivre. Les affaires de l'Europe
se jouaient alors sur le terrain de l'Espagne et du
Portugal, et le malheur de Napoléon a voulu
qu'il ne l'ait pas bien compris peut-être.
Tortose venait de tomber aux mains victorieu-
ses du général Suchet; la garnison était nom-
breuse, on la dirigea sur France; le matériel fut
abandonné, et il était considérable... Quelques
jours après nous apprîmes la prise d'Olivenza j
comme je viens de le dire, par le maréchal Soult,
et peu de temps s'écoula sans que cette prise im-
portante pour les opérations militaires en Por-
tugal fût suivie d'une victoire remportée par
les Français sur les bords de la Gébora, petite
rivière affluente de la Guadiana prèsdeBadajoz'.
Nous avions tous des amis, des intérêts dans
l'armée, et ce qui arrivait d'heureux au maréchal
Soult était heureux pour nous. Nous étions
> Badajoz n'était pas uae ville de premier ordre , et pour-
tant comme elle pouvait contenir une nombreuse garnison ,
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 343
donc intéressés à avoir des nouvelles promptes
et sûres, et la chose était moins difficile du côté
de l'Estramadoure.
Immédiatement après l'arrivée des Français
devant Badajoz , le siège commença et la tran-
chée fut ouverte'. Le siège fut poussé avec vi-
gueur, et Wellington, prévenu de cette nouvelle
circonstance, en fut épouvanté. En effet, sa po-
sition changeait entièrement si Soult entrait en
Portugal avant que Masséna, fatigué, épuisé, eût
abandonné Torres-Vedras. Wellington montra
dans cette circonstance qu'il n'était pas seule-
ment un héros par hasard^ comme quelqu'un le
dit si spirituellement en i8i4» et encore mieux
en i8i5: il comprit qu'il fallait absolument em-
pêcher Soult de joindre son camarade de Gènes,
et il s'en occupa immédiatement.
Badajoz allait tomber ; la batterie de brèche
allait jouer, lorsque tout-à-coup les bords de la
Guadiana se couvrirent de nombreuses phalan-
clle arrêtait nécessairement devant ses murs... Elle e'iait
alors hérissée de plus de cent pièces de canon, avait une
garnison de sept mille hommes, et était protégée par l'armée
de Mendizabal, (brte de plus de quinze mille hommes.
' Elle le fui le 22 janvier... la première attaque fut dirigc'e
sur ia fortification de Pardaleras, qui fut canonnée de la
Sierra del Và'nto. La brèche fut ouverte le 11 février... et
la fortification emportée aux cris de f^ive l'empereur!
344 MÉMOIRES
ges accourant du Portugal pour secourir la place.
C'était l'armée de La Roraana ' , dont une partie
était alors aux ordres de Mendizabal. Cette ar-
mée se mit aussitôt en rapport avec le général
Menaclio^ brave commandant de Badajoz, dont
on ne devait pas avoir si bon marché que de ce-
lui d'Olivenza.
Je ne parle que de la marche des évènemens,
et je ne me mêle pas de les décrire dans tous
leurs détails; je le pourrais cependant, car je
possède de bonnes notes à cet égard. Je dirai
seulement comment le maréchal duc de Dal-
matie remporta la victoire à la bataille de la Gé'
boraj comment aussi il fut aidé par des hom-
mes pour lesquels je professe une sincère et
tendre amitié; ce que j'ajouterai, c'est que lord
Wellington fut vivement alarmé pour sa sûreté;
car , bien que Masséna fût en retraite depuis le
i4 novembre, à la nouvelle d'un aussi puissant
secours que celui de Soult et de Mortier, il se
pouvait faire qu'il se retournât , et la colère de
trois hommes comme Masséna, Ney et Junot ,
" C'était le reste de l'arme'e de La Romana; il venait de
mourir le 27 janvier (1811), non pas subitement comme quel-
ques personnes Pont écrit; il était attaqué d'une maladie
sérieuse... Nous l'apprîmes en même temps que sa mort
Voilà ce qui fit dire parmi nous qu'il était mort subitement.
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. 345
pouvait être assez redoutable pour tout faire pour
l'éviter. En conséquence il fit partir aussitôt ce
qui lui restait de troupes espagnoles pour aller
joindre M eîidizabal f défendre Badajoz, et empê-
cher Soult d'avancer pour joindre Masséna.
La journée de la Gébora fut belle pour nous.
Les Anglais ont l'air de traiter cette affaire légè-
rement: libre à eux de le faire; ce que je sais,
c'est que la relation de cette bataille m'a vive-
ment frappée. Je l'entendis faire à un officier de
mérite ' qui s'y trouvait, et qui rendait admira-
blement compte de ce beau dévouement de nos
troupes , qui , bien certaines de trouver devant
elles trois contre un , n'en marchent pas moins
avec une courageuse assurance. Quel tableau
énergique et pittoresque il faisait en nous repré-
sentant les Français manœuvrant la nuit en si-
lence, par un temps des plus obscurs, sur les ri-
ves de cette Guadiana, aux souvenirs antiques de
féerie! puis apparaissant à l'ennemi lorsque
l'aube blanchissait à peine la pointe des rochers
sur lesquels il s'était réfugié , et qui furent
escaladés par nous comme si nos soldats
avaient du y trouver une fête Oh! c'était bien
> Le gênerai Girai'd, brave et loyal homme. II commandait
la colouue d'attaque. C'est lui qui fut tue à Fleurus devant
Waterloo... Encore un brave ami de moins. . .
346 MÉMOIRES
cela, en effet, et notre poète national l'a bien dit:
Heureux qui mourait à ces fêtes !
Dieu^ mes enfans, nous donne un beau trépas!...
La victoire fut bientôt décida e , mais le com-
bat fut terrible. Le général Girai d eut un cheval
tué sous lui au moment où le capitaine Bory de
Saint-Vincent, qui lui portait l'ordre d'avancer,
avait aussi le sien abattu par un boulet, et trois
balles dans son chapeau. M. Auguste Petiet,
brave fils d'un digne père , reçut plusieurs
coups de sabre et fut cruellement blessé. Le duc
de Dalmatie eut sa redingote percée de plusieurs
coups de baïonnette; et le maréchal Mortier,
avec son immense taille , était calme et paisible
au milieu du feu le plus vif et semblait défier le
danger, tandis que l'expression si parfaite de sa
physionomie qui révèle le bon père, le bon ami,
le bon Français, disait en même temps à ce dan-
ger de ne pas l'approcher. A midi la victoire était
entière *, et Copons , qui commandait la cavalerie
anglo-portugaise , fuyait à tire d'aile vers Elvas '
• Nous avions i5,ooo prisonniers... 20,000 fusils... tous les
drapeaux, et 2,000 morts ou blessés étaient gisans par terre.
» Les débris de celle arme'e se réfugièrent en partie dans
Badajoz, et le reste fut joindre à Elvas don Carlos de Es-
pana. Elvas n'est qu'à un demi quart de lieue de Badajoz.. On
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 347
poursuivi par le prince Prosper d'Aremberg. J'ai
déjà dit que plusieurs de mes amis s'étaient dis-
tingués à cette bataille; l'un d'eux surtout, non
seulement mon ami, mais mon allié, le colonel
Bory de Saint-Vincent, s'y comporta de manière
à ce que son nom fût cité de la façon la plus ho-
norable. Il eut un cheval tué sous lui , fut blessé,
eut ses habits criblés de balles, prit un drapeau,
enfin se conduisit comme un homme vaillant. Il
eut la croix pour cette affaire. Le général Latour-
Maubourg, le général Philippon , eurent une bien
belle conduite également dans cette journée.
Pour terminer cette campagne qui a tant de rap-
port avec notre situation , et je puis dire la mien-
ne, pendant mon séjour en Espagne, j'ajouterai
que le brave commandant de Badajoz, le général
Menatcho, ayant eu la tête emportée par un bou-
let quatre jours après l'affaire de la Gébora, il
fut remplacé par le général Imaz. Il n'avait pas
envie de faire le Palafox, à ce qu'il paraît, car le
1 1 mars la brèche étant praticable, il capitula.
Les Anglais , qui rejettent un peu tous les mal-
heurs de la guerre de la Péninsule sur ses pro-
pres habitans , disent que le général Imaz a ca-
voit tirer le canon d'une place à l'autre. Badajoz est beau-
coup plus considérable qu'Elvas...
548 MÉMOIRES
pitulé en même temps qu'il apprenait que Masséna
était en pleine retraite , et qu'il l'apprenait par
une dépêche télégraphique. Je n'en sais rien ,
mais ce que je sais , c'est que le général Imaz
avait neuf mille hommes de garnison qui dépo-
sèrent .leurs armes sur le glacis de la citadelle.
Le lendemain le maréchal Mortier marcha sur
Campo-Mayor , qui fut pris à l'instant. Le siège
de Badajoz avait duré cinquante-quatre jours...
et Masséna qui n'attendait pas un résultat!...
Voici l'extrait d'une lettre de lord Wellington
à la régence de Portugal, dont au reste il n'était
pas plus content qu'il ne l'avait été du gouverne-
ment de la junte espagnole :
« La nation espagnole a perdu en deux mois
> les forteresses de Tortose, d'Olivenza, de Ba-
» dajoz, sans cause suffisante. Pendant ce temps,
» le maréchal Soult , avec un corps de troupes
» qu'onn'ajamaissupposéau-dessusde vingtmille
» hommes', outre la prise de ces deux dernières
• villes, a pris ou tué plus de vingt-deux mille
» hommes de troupes espagnoles '. »
Et si l'on avait pris la peine de revenir encore
quelques mois en-deçà, si l'on avait fait l'énumé-
ration de l'occupation de l'Andalousie, du gain
• 11 n'en eut même jamais au-delà de 16 ou 17,000.
• Il n'y a qu'erreur dans le chiffre ; mais on voit qu'il n'y
a pas mauvaise foi . . .
DE LA. DUCHESSE D'ABRiWTÈS. 3£|^
de la bataille de Talaveyra, de l'Arzobispo... du
passage du col de Bailos, etc., le total eût été
effrayant.
Cette lettre de lord Wellington a le ton du re-
proche , et le ton même fort amer; cela n'est
nullement étonnant. Il ne fallait pas se formaliser
d'être maltraité par les Espagnols et les Portu-
gais dans un moment où les partis étaient en feu.
Voici un échantillon de la façon dont la junte es-
pagnole en agissait avec son alliée l'Angleterre;
et remarquez en passant que c'était aux mois de
juillet et d'août 1809, c'est-à-dire, lorsque les
Anglais donnaient tout leur sang pour la cause
de Ferdinand , lorsque sir Arthur Weileslej ve-
nait de perdre, par la lâcheté de Ciiesla \ la ba-
taille de Talaveyra-da-Reyna et celle de l'Arzo-
bispo. Il demandait du secours à la junte de
Cadix et à celle de Séville.
«Les Anglais, répondit la junte, ont bien au-
» delà du nécessaire ; ils volent les paysans, pil-
> lent les villages, interceptent les convois espa-
• Et ce que je transcris dans ce livre, ce n'est pas sur de
vaines paroles... c'est, comme on peut le voir, d'après le rap-
port des Anglais eux-mêmes et leur correspondance. Le ge'-
néral Hill, le gcne'ial Beresford , ont tous certifie' la ve'rité
de ce que j'avance : le colonel Napier tout le premier. Du
reste je dois dire que je fais une grande différence entre Ja
junte ella nation espagnole, nation que j'aime et que j'honore.
S50 MÉMOIRES
t gnols, et vendent ouvertement les objets </u't7s
» ont si honteusement acquis.... La retraite de l'au-
» tre coté du Tage était inutile_, Soult devait être
» battu.,. Le général anglais a pour se conduire
» ainsi des motifs que probablement il n'ose pas
*» avouer. »
Maintenant voici une lettre du général Hill ,
commandant une division de l'armée anglaise;
la voilà telle qu'elle fut écrite par lui à lord Wel-
lington, encore sir Arthur Wellesley :
( Du camp, 17 août 1809.
t) Monsieur,
*• Je vous préviens qu'hier les Espagnols se
» sont opposés à ce que les détachemens envoyés
» au fourrage par les officiers de ma division pus-
» sent rien emporter avec eux. Les circonstances
» suivantes sont venues à ma connaissance, et je
» prends la liberté de vous les répéter.
» Mes domestiques furent envoyés à trois lieues
» d'ici , sur le chemin de ïruxillo , afin de me
» trouver du fourrage ; ils en auraient chargé
» trois mulets , lorsque cinq ou six soldats espa-
» gnols vinrent sur eux le sabre tiré, et les obli-
• gèrent de laisser là ce qu'ils avaient cueilli. Ces
» mêmes soldats tirèrent sur d'autres Anglais oc-
j> cupés à aller au fourrage; et les hommes en-;
DE LA DUCHESSE D*ABRANTÈS. 35 l
» voyés par le commissaire-adjoint de ma divi-
» sion, ont également reçu des coups de fusil
» des Espagnols \
• J'ai l'honneur d'être, etc., etc.
« HiLL,
«Major-génëral de l'armée anglaise en Espagne.»
' Voyez l'Appendice de la guerre de la Péninsule , par
Napier.
35 la MÉMOIRES
CHAPITRE XII.
Hetraite deMasséna sur le nord du Porlugal. — Combatj de
la Barossa. — Géne'ral Ruffin. — Chaudron - Rousseau.
Je reçois enfin une lettre de mon mari. — General
F....ir. — Caractère. — L'empereur ne l'airocpas. — Con-
spiration. — Aventure. — Déguisement en Marilorne. —
C'est Toussaint -L'ouverture. — La ruelle du lit. —
Quolibets. — Costume pittoresque. — Je ne puis tuer cet
homme après lui avoir pris sa maîtresse. — Mon opinion.
— M. C. ..t. — Égoïsme et dureté de cœur, — Le comte Sa-
bugal. — Le calice d'or. — Jésus ! Santa Maria ! — Les
vêpres.
J'étais alorsàSalamanque, ainsi que je l'ai ditj
lorsque les nouvelles de Badajoz nous parvinrent.
J'en fus d'abord dans la joie, parce que je pensai
que le maréchal Soult allait enfin passer. Il se
disposait à le faire en effet, lorsque, montant à
cheval , il reçut la nouvelle du coté de l'orient
que Masséna avait commencé sa retraite sur le
nord du Portugal, et en même temps du côté de
[riZ
DR L,V DU< H^SSI. DABRANTKS. JDJ
l'occident; que le duc de Bellune s'était laissé
tromper comjDe un enfant sous Cadix, et que
les Anglais avaient opéré un débarquement à la
Barossa, au sud de Chiclana, sur les côtes d'An-
dalousie.
Le duc de Daimntie prouva en cette circon-
stance que ses frères d'armes avaient raison de
le placer au premier rang. Il laisse trois mille
hommes dans Badajoz, revient à marches forcées
sur Séville , puis force les Anglais à se rembar-
quer, et tiie le maréchal Victor d'une position
plus que douteuse... Tout cet ouvrage fut l'af-
faire de deux semaines tout au plus.
Mais ce combat de la Barossa nous coûta cher:
nous y perdîmes des officiers distingués. Le
général Rufiin y fut blessé à mort et fait prison-
nier.. . le général Chaudron -Rousseau y fut
tué .. Et cette lutte sanglante n'offrait pourtant
d'autre résultat que celui de recommencer; et
le sang devait bientôt couler sur cette terre encore
humide et fraîche de carnage... Une fois que
lord Wellington n'aurait plus Masséna sur les
bras, il était positif qu'il reprendrait une atti-
tude offensive. En attendant ce moment, Soult,
qui ne pouvait rien faire à cette époque, passa
quelques mois assez gaiement à Séville. Pendant
ce temps nous étions à Salamanque, où nous
XUI. a 5
554 MÉMOIRES
avions des inquiétudes pour toutes distractions.
Les lettres de mes amis étaient les seuls motifs
que j'eusse pour me consoler d'être ainsi éloignée
de tout ce que j'aimais. — Mon Dieu, que j'ai
souffert à cette époque douloureuse de ma vie!...
Ce fut seulement dans les premiers jours de
février que je reçus une lettre de Junot en ré-
ponse à celle que je lui avais écrite par le comte
d'Erlon ; on voit que notre correspondance n'é-
tait pas fort active. Ma lettre était du i5 no-
vembre, et il l'avait reçue le 28 décembre. La
sienne était du 29 décembre, et je ia recevais le
10 de février... Voici cette lettre, je la transcris
en entier pour faire juger de la cruelle position
de l'armée française en Portugal.
N° XIII de la correspondance d'Espagoe.
Torrès-Novas, le 29 décembre. ,
« Enfin, ma chère Laure, je reçois de t€s nou-
• velles!... Casimir et le général Droiiet m'ont
» remis hier tes deux lettres... Avec quelle joie je
• les ai ouvertes!... avec quelle joie j'y ai lu que
• tu te portes bien, et que tu es mère d'un second
«^fils!... Quand vous verrai -je l'un et l'autre?
»Tu l'as nommé Alfred, me dis-tu... J'aurais vduhi
'•qu'il s'appelât Rodrigue; en me rappe nif on
«amour pour sa mère, ce nom y aurait ajouté ;e
OE [A DUCHESSE d'aBRANTÈS. 555
» souvenir de ce que tu as souffert celte année...
» Que ton fils s'appelle Rodrigue , et que sa mère
• compte sur moi, car, ma chère Laure , aucune
«aulrene le balancera dans mon cœur, et ton
• bonheur m'est plus cher maintenant que la vie.
» Cumment Magnien ne m'a-t-il envoyé aucune
» provision par Casimir ' ? Nous sommes si mal !
»si mal !... Mais peu m'importe, tu es bien por-
» tante ainsi que tes quatre enfans, le reste du
» monde ne m'intéresse que faiblement. Quand
sserai-je réuni à vous?... quand serai-je tran-
N quille?... quand serai-je heureux?...
» Adieu, ma bien aimée : ne t'inquiète pas sur
» mon sort : il est de ma destinée de te revoir, de
» faire ton bonheur; je me conserverai pour
Bcela... pour nos enfans... pour avoir aussi ma
» part de ce bonheur en vous pressant contre mon
» cœur qui a tant besoin de votre amour , de vos
«soins pour oublier l'injustice des hommes et la
• méchanceté des ingrats
» Je me porte bien.
• Mille amitiés à Magnien.
» Ton ami,
.. L. D. »
' Je le crois bien : nous étions alors à Ciudad-Rodrfgo,dans
un ëlat voisin de la famine. C'est alors que je vivais de
moineaux francs qu'on tuait sur les remparts.
356 MÉMOIRES
Cette lettre me donna une extrême tristesse,
et plus que jamais je me confirmai dans la réso-
lution de ne pas quitter l'Espagne, et surtout Sala-
manque, avant le retour de Junot. Il lui fallait au
moins une voix amie qui lui dît de douces paroles
à son arrivée après tant de souffrances!
J'ai parlé, mais assez sommairement, d'un
homme dont le nom est bien fameux, et qui avait
eu a cette époque une existence déjà bien aven-
tureuse: c'était le général F r.
Le général F r est un de ces types d'hom-
mes très rarement jetés en moule par la nature.
C'est un être d'une si extraordinaire conforma-
tion morale , qu'en vérité on n'ose qu'à peine
parler de lui , et pourtant je le connais aussi
bien, je crois, qu'on ie puisse connaître; car je
Vai étudié avec une extrême attention, comme
on étudie un sujet d'histoire... C'est un mélange
si complet avec une nature si imparfaite, de l'es-
prit dans une mesure prodigieuse, et tout une
nullité de juirement. .. Parfois des éclairs d'un
noble caractère, et puis des preuves de la cor-
ruption la plus profonde , connaissant ses avan-
tages, et voulant toujours en abuser; dominateur
«xclusif dans quelque genre que ce fut, il cher-
chait , aussitôt que commençait une discussion ,
 vouloir la terminer à son avantage, et dès Fen-
*v..r'
DI' LA DUCHESSE d' AERANTES. 557
tréeen matière, il commençait par vous prévenir
que jamais il ne changeait d'opinion. Il avait élé
originairement élevé pour être avocat , et ses
études, bien qu'imparfaites, étaient pourtant re-
marquables nu milieu de gens qui, pour la plupart,
ne savaient ni lire ni écrire ',et lui turent bien
utiles dans l'une des circonstances les plus im-
portantes de sa vie.
L'empereur ne l'aimait pas, et ce senliment
était même plus fort qu'un sentiment répulsif
ordinaire. En arrivant au pouvoir consulaire, il
trouva le général F r, alors colonel du
10' hussard, en possession d'une renommée d'un
genre si singulier, qu'il lui fut facile de frapper
sur lui sans éprouver une forte opposition de la
part du public.
Le général F r avait une grande habileté
pour tirer le pistolet. Long-temps avant de le
connaître, j'avais entendu parler de ce talent chez
lui, parceque Junot était lui-même d'uneadresse
qui du reste n'avait aucun concurrent. J'enten-
dais toujours nommer ceux qui pourtant pou-
vaient concourir avec lui , et le colonel F r
était presque le seul '. Du reste il était peu aimé
« Sansniiciin doulc à l'ëpoquc où il entra dansl'armt'e.
* Mais Junot avait sur lui l'immense avantage de ne ja-
358 MÉMOIRES
dans l'armée où son ton tranchant lui faisait autant
d'ennemis qu'il avait de gens sous ses ordres.
En 1 8o4, il y eut à Paris une conspiration dans
laquelle se mit, ou l)ien| où l'on mit le colonel
F r: je crois bien que c'est celle de Mojeau et
de Georges. Toujours est-il que Taffairc fut grave
au point de le faire arrêter, juger et casser. On
lui ôta son régiment , et il rentra dans la vie pri-
vée. H ne fut pas embarrassé, il s'en fut à Bor-
deaux, et là il se fit avocat; il avait déjà, comme
je l'ai dit, des études préliminaires, et il les utilisa
ainsi... Il y avait en lui des parties qui en eussent
fait un des hommes les plus supérieurs de son
temps s'iln'avaitpas été si étrangement influencé.
A l'époque de cette catastrophe dans sa vie
alors si forte de jeunesse et de pouvoir d'avancer,
il avait été au moment de devenir fou ,me disait-
il... On l'avait mis au temple... en prison!...
Moi dans un cachot!... s'écriait-il..
Et en racontant cette aventure il donnait une
esquisse parfaite de son caractère et de son in-
dividu: il aimait fort à la raconter. Je la lui ai
entendu dire plus de vingt fois, et jamais que
d'une seule façon.
mi)is tirejr plus près que vingt ou vingt-cinq pas ; le général
F r ne tirait pas plus loin que quinze.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 3Sq
Lorsqu'il sut qu'on en voulait à sa tête, il se
cacha; mais, toujours découvert , il fut bientôt
traqué comme une béte sauvage...
Et en parlant ainsi, ses grands yeux bleus
foncés, bordés de longs cils noirs étincelaient ,
tandis que ses mains, qu'il avait d'une rare
beauté , devenaient roiigesetenflées, et ses veines
semblaient être de petites cordes.
c — Je cherchais partout un asile, poursuivait-
il... et partout ils me sentaient ^ ces misérables
limiers dressés à connaître les traces sur les-
quelles la chair humaine qu'ils poursuivent laisse
ses vestiges. .. Enfin , désespéré et ne voyant plus
d'espoir de salut, je me décidai à aller chez une
femme de mes amies qui ne pouvait me refuser
de me cacher. Je vécus ainsi quelques momens
tranquille... Mais un jour... ( je venais de me le-
ver), cette amie entre dans ma chambre tout
alarmée ' :
» — Vous êtes perdu , s'écria-t-elle... La maison
est entourée de gendarmes!... On vient vous
prendre, Franck!... Comment vous cacher?.,.
• Ses cris me troublaient... Je n'écoutais
' La manière dout il parlait en cette occasion de l'amie gé-
néreuse qui exposait son existence pour le sauver, m'a tou-
jours dëplu. . . Cette amie était aussi la mienne, et je connais-
sais S9 belle â[ne en amitié.
36o MÉMOIRES
même pas ce qu'elle me disait ; je songeais au
moyen de me dérober à la mort; car j'étais as-
suré alors que pour moi la partie n'avait pas au-
tre chose que ma tête pour enjeu. Il y avait
là dans le ujoment une femme , une mari-
torne; je pris ses vêtemens : les deux femmes
m'aidèrent, et en deux minutes elles firent
de moi la plus indigne mie souillon que vous
puissiez vous imaginer. Je pris \\n seau plein
d'eau , et descendis l'escalier pour traverser la
cour et gagner la rue. . lorsque tout-à-coup je
fus arrêté par ces paroles auxquelles je devais
m'attendre : on ne passe pas !... Et la vieille tète
qui me cria cela aux oreilles me regarda avec un
étonnement motivé, comme je le vis après , car
je n'avais pas eu le temps ou la possibilité de ra-
ser mes moustaches de hussard , je les avais
coupées... Je laisse à penser quelle physionomie
je devais avoir : cette pensée me frappa. Je gagnai
la maison dans un trouble d'autant plus grand,
qu'au travers des portes vitrées j'avais avisé deux
ou trois visages dont les yeux perçans se diri-
geaient sur moi.. Je remontai dans ma cham-
bre... elle était encore libre... Je jetai un coup-
d'œil rapide autour de l'appartement... aucun
moyen de salut... Ah! la cheminée!... J'y grim-
pai avec inie souplesse et une agilité dont ja-
Dr LA DUCHESSE d'aBRAINTÎ-S. 36 1
mais je ne me fusse jugé capable... Comment
Tamour fie la vie nous rend-il si difl'érens de
nous-mêmes?... Mais quelle que fût cependant
ma volonté de conservation , je ne pus dem^îurer
plus long-temps dans ce tuyau garni d'une épaisse
couche de suie : j'étouffais!... Je me dis qu'il
valait encore mieux mourir comme un soldat,
avec des balles dans la télé, que comme un de
ces chiens d'Auvergne qui viennent à Paris et
font fortune avec une truelle , soit dit en passant.
Je tombai dans le foyer presque suffoqué... Il
me fallait de l'air. .. Je fus à la fenêtre... je l'ou-
vris... Dans ce moment la nature obéissait gros-
sièrement à la conservation de l'individu, et nul
raisonnement ne me guidait... Tout-à-coup je
revins à moi en entendant crier une femme qui
m'avait a perçu.
» — C'est Toussaint - Louverture ' qui s'est
échappé! criait-elle. .
»A ce cri , à ces paroles, les gendarmes levè-
rent la tête et me virent : aussitôt le cri dlialâli
fut pou.«;sé, et la chasse humaine recommença...
' Toussaint - Louverture venait à cette époque d'être
amené en Europe. Le malheureux vieillard occupait surtout
prodigieusement les classes inférieures , et l'exclamation de
cette femme en voyant le ge'néralF r noirci par la suie
est toute naturelle.
56:? MÉMOIRES
Alors l'animal poursuivi voulut donner un coup
de boutoir au moins avant de tomber... je cher-
chai mes pistolets... ils étaient chargés... et... je
manquais rarcmant mon coup I... mais je ne les
vis pas... J'ai su depuis qu'à tort ou à raison
l'amie chez qui j'étais s'en était emparée... Elle a
peut-être bien fait.
» Cependant j'entendais les pas des gendarmes
et des limiers de police retentir dans l'escalier...
Une dernière ressource m'était offerte... l'iuie
élait la fenêtre, l'autre le lit... Je courus à l'une...
deux factionnaires , vingt pieds de l^auteur !...
Qn entendait déjà marcher dans le corridor... Je
me jette dans la ruelle du lit... Je soulève les
couvertures, et je me place entre le lit de plume
et le sommier; mais haletant et suffoquant, et
mon cœur battant au point de me faire croire
que j'allais mourir... La porte s'ouvrit... A peine
les misérables furent-ils dans la chambre, qu'ils
virent que je n'étais pas loin... En effet, le dés-
ordre qui y régnait, le disait aussi clairement
que quelqu'un aurait pu le faire... Le parquet
était couvert de suie et de cendres, un seau à
moitié rempli d'eau, tandis que l'autre délayait
et cette cendre et cette suie dont tous les meu-
blés étaient souillés; et , pour comble de sottise ,
tout cela devenait inutile, car les tr^ce§ de |iï^§
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 363
pas conduisaient droit à la nielle où j'étais blotti.
» — // n'est pas ici, dit l'un des limiers.
wj'ai su depuis que cela voulait dire:
9 — // est ici!...
» Mais la troupe , à elle tout entière , avait peur
de moi, ou plutôt de aies pistolets qu'elle croyait
en ma possession... Ils.avancaient à pasde loup ,
cinq qu'ils étaient les lâches pour prendre un
homme].. . Je ne savais ce qu'ils étaient devenus...
un moment je les crus partis... mais c'est bien
eux qui abandonnent une victime! .. Ils sont
de la race des boules-dogues, qui ne lâchent plus
la bête une fois qu'elle est mordue... Ils cernaient
doucement le lit, tout en disant des choses
étrangères à mon affaire... puis tout-à-coup le
matelas fut enlevé, et je vis au-dessus de ma tète
cinq vilaines figures et cinq bouches de pistolets
qui me menaçaient si je faisais un mouvement...
Hélas! c'était trop de tous les cinq... j'étais
comme le loup pris au piège... je n'avais plus
aucune force...
• Quand ils virent que je n'avais pas d'armes...
oh! alors il faut leur rendre justice, ils furent
vraiment braves... Ils me tirèrent de ma retraite
avec une brutalité insultante... je crois même
qu'ils me battirent... oui , cela est possible... et
puis les quolibets... les traits d'esprit.
364 MÉMOIRES
» — C'est une fort jolie personne , vraiment!
disait l'un...
» — Comment donc! répondait !e camarade,
mademoiselle est ravissante, quelles grâces!
quelle fraîcheur surtout.
«Et moijimbéciie que jetais!... moi, qui vou-
lais me fâcher!... Un moaienl j'allai vers cette
cheminée de malheur qui n'avait pas pu me ca-
cher pendant dix minutes. Je voulais prendre un
chenet et leur casser ime ou deux têtes... Mais
comme je faisais un mouvement, pour la pre-
mière fois je jetai les yeux sur une glace qui me
répéta mon étrange figure, et alors... oh! alors,
adieu toute idée de colère et de vengeance... je
me laissai tomber dans un fauteuil, et là je ris
avec un tel abandon, que ma joie gagna mes
captureurs, et nous fîmes un chœur ordinaire-
ment hors d'œuvre dans de semblables expédi-
tions...
» Jugez en effet de ce que je devais être... J'avais
un jupon d'abord blanc; mais mon ascension
dans le tuyau de la cheminée l'avait jaspé, rayé,
de cette couleur qu'on appelle suie , et qui s'était
attachée également à mes bras qui étaient nus, à
mon visage , et qui me donnait vraiment l'aspect
d'un étrange béte. Joignez à cela mes mousta-
ches grossièrement coupées, et une barbe faite
DE LA DUCHESSE d'aBKANTÈS. 565
depuis cinq à six jours, et vous aurez une idée
de ce que je pouvais être au moment où les co-
quins de la police me trouvèrent blottis dans
mon lit de plume... »
Et seulement au souvenir de cette scène , il
riait encore à en perdre le souffle. Cette gaieté ex-
cessive, au moment où sa vie pouvait demeurer
dans la lutte qu'il allait avoir avec la justice ,
m'a toujours paru donner un démenti à ceux
qui ont prétendu qu'il n'avait qu'une extrême
forfanterie.
J'ai entendu un homme fort connu dire de-
vant moi qu'il l'avait insulté , et que le colonel
F r n'avait pas demandé raison de cet ou-
trage. Le fait est que M. Co...t aimait une femme
avec passion ; il voulait même l'épouser. Cette
femme le trahissait , et le trahissait pour le co-
lonel F r. M. Co...t découvrit la perfidie , et
une rencontre ayant eu lieu entre lui et le co-
lonel F r, on dit que l'insulte la plus profonde
en fut la suite, et que le colonel F r, appelé sur
le terrain, refusa de s'y rendre, parce que , dit-il
pour raison de son refus : — Je ne puis tuer cet
homme après lui avoir pris sa mat tresse.
J'ai toujours pensé qu'il y avait à cette aven-
ture un côté qui est demeuré inconnu. J'ai vu le
général F r dans ses paroxismes de colère,
366 MÉMOIRES
et tous ceux qui l'ont connu comme moi peu-
vent dire la même chose: alors il ne se con-
naissait plus lui-même, et la violence de sa fu-
reur voilait son regard. En recevant un outrage
tel que celai dont on a parlé, il n'aurait
pas été maître de lui, et s'il ne s'était pas battu
au pistolet ou bien au sabre , il se serait battu
à coups de poing. Il est des hommes dont
la nature n'est pas de reculer devant une scène
de mort! Je répète que sans mettre en doute
la véracité de M. Co,..t, que j'aime et que j'es-
time d'ailleurs infiniment, il faut que j'admette
ime circonstance ignorée , qui probablement
donne un tout autre jour à l'affaire.
Du reste, cette femme était bien peu digne
que deux hommes missent leur destinée sur
une balle, en son honneur: voici un fait qui la
caractérise.
Une heure avant d'envoyer le cartel au colo-
nel F r, M. Co...t, persuadé qu'il se rendrait
à son appel, fit ses dernières dispositions, et
ne voulant pas que celle qu'il avait tant aimée fût
un jour dans la misère , il écrivit à la hâte un
bon sur son caissier, pour qu'il remît à cette
femme, mais en cas de mort seulement , une
somme très forte ; je crois, soixante ou quatre-
vhigt mille francs.
DK LA DUCHESSE iVaBRANTÈS. 36'J
— Tenez! lui dit-il en lui remettant ce bon,
avec ceci vous pourrez au moins braver le mal-
heur... Pensez à moi quelquefois... et surtout
ne trahissez plus personne, car cela fait bien
mal...
Il allait partir.. .Sa main était posée sur le pêne
de la serrure... lorsque cette femme, après avoit
jeté les yeux sur le papier qu'il lui avait remis,
lui dit à voix basse, car il semblait qu'elle eût
honte de ses propres paroles :
—...Et si le caissier ne voulait pas me payer'?...
Il y a dans ces seules paroles toute l'âme d'un
monstre.
Le général F r avait été long-temps à
Zamora avant de venir à Salamanque.. . Il s*en-
nuyait à Zamora quoiqu'elle fût une jolie ville,
et susceptible de procurer des distractions ; mais
pour cela il fallait se gêner , et c'était ce qu'il dé-
testait par-dessus toutes choses... Il était là avec
un de mes amis, le comte Sabugal'...
» II y a d'abord ce raisonnement : si vous êtes tué, qui
dira au caissier que ce bon n'est pas mauvais... mais surtout
si vous êtes tué !
' C'e'tait à ma recommandation qu'il avait pris avec lui le
comte Sabuga); ensuite il m'en remercia, et fut charme' d'a-
voir auprès de lui un homme brave, bon enfant et très spi-
rituel. Il n'avait aucune bonté', à ce que je crois, dans l'axer»
368 MEMOIRKS
— Je ne me suis trouvé en volonté de faire celle
d'un autre qu'une fois depuis que j'existe, me
disait-il un jour, et c'est jDarce que j'aime comme
un fou, car dans mon état de santé habituelle je
ne puis m'astreindreà rien ( il était alors éperdu-
ment amoureux de quelqu'un que je connaissais),
et il prétendait que de la passion portée à ce de-
gré était certainement un état de fièvre qui dé-
notait une aberration d'esprit... Toujours est-il
qu'il était donc en 1811 àZamora, s'ennuyant
et bâillant. Comme il n était amoureux de per-
sonne à Zamora, il n'y était pas bon, et on le
craignait beaucoup. Commandant toutes les for-
ces militaires qui s'y trouvaient, il recevait né-
cessairement les rapports, et voyait à quel point
on le redoutait, surtout dans les couvens... Or il
y en avait un eu lace de la maison qu'il habitait ;
c'était un couvent de visilandines.
— Parbleu , dit-il un soir au comte Sabugal, il
faut aller dans ce couvent-là ! voulez-vous y -venir
avec moi?...
Le comte Sabugal est Portugais, et chacun sait
qu'on entre dans un couvent de femmes à Lis-
bonne connue ailleurs, mais c'est quand les re-
cice ordinaire de la vie , mais il savait l'appre'cier et la
deviner. Le ge'néral F r, quoique portant un nom qui
«st très marquant > est peut<être mal juge.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 369
ligieuses le veulent bien, et ses vieux préjugés
d'enfance et même de jeune homme lui firent
adresser des remontrances au général F r;
mais des remontrances , c'était un langage qu'il
ne comprenait pas ; on lui parlait là dans une
langue étrangère... Il prit son sabre , agrafa son
ceinturon, et se tournant une dernière fois vers
le comte :
— Voulez-vous venir avec moi ?
Le comte Sabugal pensa qu'il aurait sans doute
le pouvoir de l'arrêter s'il voulait aller trop loin,
et partit avec lui. Le général F r trouva,
en traversant la place , plusieurs officiers de sa
brigade qu'il s'adjoignit dans son expédition;
puis il s'en fut sonner ou plutôt carillonner à la
porte du couvent des pauvres visitandines.
Quoique le jour fût à son déclin , la tourière
fut avertir la prieure de l'étrange visite qui lui
arrivait. La prieure , réellement alarmée , mais
croyant néanmoins pouvoir refuser l'entrée de sa
retraite, fit répondre au général F r qu'elle
ne voulait pas ouvrir , attendu que les règles de
son ordre le lui défendaient.
— Et les miens le lui commandent, dit le gé-
néral. Allez dire à votre général en guimpe,
ajouta-t-il, que j'entends voir s'ouvrir cette porte,
et que si elle ne s'ouvre pas d'ici à dix minute^,
XIII. ^ 2!\
Ô'-jQ MEMOTRFS
je fais venir quatre sapeurs qui avec leur hache
la jetteront en bas.
Les pauvres nonnes vivement effrayées tinrent
encore conseil , et cette fois elles y appelèrent
leur aumônier. . . C'était un homme sensé
et d'esprit. Il vit que la résistance ne pouvait
produire qu'un mauvais effet, et il donna à son
troupeau le judicieux conseil d'ouvrir les portes
(lu couvent, ce qui fut fait à l'instant, et la
prieure, à la tête de toutes ses discrètes, reçut
le général F r à l'entrée dumonastère, comme
elle aurait pu recevoir le roi Joseph. Quant à lui,
j! fut grave comme si à partir de cet instant il eût
été fait père d'un concile... Il salua toutes les
révérendes mères, ne lorgna pas trop les jeunes
professes , et demanda d'abord à être conduit
à l'église.
— Jésus!... Jésus!... sancta Mariai... disait la
pauvre prieure à voix basse à son aumônier
qu'elle ne quittait pas d'une semelle. .. Jésus !... il
va demander le trésor !.;.
— Eh bien ! il faudra le lui donner.
— Jésus!... notre calice en or!... notre belle
chape brodée en perles!... notre belle relique
de Jérusalem ! . . .
— ïaisez-vous donc, ma mère!... vous finirez
par si bien faire qu'il vous emportera peut-être
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. 37 1
tout ce que vous avez de plus précieux, et ce
n'est pas la chape de perles.
Il y avait en effet trois ou quatre jeunes sœurs
ravissantes de beauté...
Mais le général F r paraissait n'y faire au-
cune attention. Il marchait toujours gravement
vers l'église , à la porte de laquelle il fut reçu
sous le dais... Aussitôt qu'il fut entré, il s'in-
clina très respectueusement devant le maître-
autel , et s'adressant à la prieure :
— Ma révérende mère , lui dit-il, vous alliez
bientôt dire votre office du soir... voulez-vous
me permettre de le chanter avec vous?
Et sans attendre la réponse de la prieure stu-
péfaite , il se met au pupitre et entonne l'office
du soir, disant les paroles du texte sans faillir
une seule fois , et avec toute la mesure exigée.
Mais ce qui enchanta surtout les religieuses, fut
la voix vraiment ravissante avec laquelle le géné-
ral avait chanté leurs versets bénis.
— Eh bien ! leur dit-il lorsque la séance fut
terminée , vous voyez bien que nous ne sommes
pas si méchans qu'on veut bien nous faire croire.
Une autre fois vous n'aurez plus peur de moi ,
n'est-ce pas ?.., Gela doit vous engager à toujours
3;; 2 MÉMOIRES, ETC.
ouvrir vos portes, et à ne jamais les laisser en-
foncer. ..
Et il s'en fut tout aussi paisiblement qu'il
était venu: c'était un homme étrange...
PIN Db ÏGME TREIZIÈME.
TABLE
pu TREIZIÈME VOLUME.
Chapitre pxemier. — Rëflexions sur la destinée de Na-
pole'on. — L'union morganatique. — L'Autriche. —
Le père et la fille. — Lettre du marquis d'Alorna. —
Le Portugal- Volcan. — Le beurre frais. — La laine
des moutons. — Le sébastianiste : ce n'est pas le gé-
néral Sébastiani. — La prophétie. — Napoléon et le
Maure de Ceuta. — Le noir du Japon. — Léouidas et
les trois cents hommes faisant l'armée de défense. —
Le gouverneur patriarche. — Murât et le jeune Polo-
nais. — Admirable dévouement. — Le baron de Stro-
gonoff. — Le jeune Russe prisonnier. — Castanos. —
Les épreuves. — Admirable caractère. — Les guéril-
las et leur tribunal. — Epreuves du sommeil et de la
potence. — Le général Franceschi. — Le Capucino.
— Le prisonnier. — Le mari mort d'amour. — La
veuve morte d'amour. — L'excommunication. — L'en-
fant et le couteau. — C^est pour tuer un Français !... —
Victoire d'Espagne. — Le maréchal Suchet et le ma-
réchal Ney. — Le chevalier Suchet, frère du général.
— Le bulletin de Tarragone. — Le café brûlant. —
Burgos. — Bal chez le général Solignac . — La Char-
574 TABLE.
treuse. — Junot, Soult et Ney. — Départ pour As-
torga. — L'assassin de Valladolid. — L'assassin de
Lisbonne. — Junot est sauve' du poignard de l'un
et de la balle de l'autre l
Chapitre IL — Evasion miraculeuse de six cents Fran-
çais prisonniers. — Conduite admirable de M. le che-
valier de Faurax. — Ils échappent aux tortures des
ponlons espagnols. — Re'union à la France de la Hol-
lande et de l'Italie. — Nous sommes le premier peu-
ple de l'univers. — Bernadotte , roi de Suède. — Prise
d'Astorga par Junot. — Fêtes à Paris. — Chagrins
qu'éprouve Marie-Louise de quitter Vienne. — Ber-
thier la trouve en larmes. — Elle regrette ses parens,
ses dessins, ses tapis, ses oiseaux et son chien. — Re'-
solution subite de Berthier. — Arrive'e de Marie-
Louise. — Rencontre à Compiègne. — Saint-Cloud. —
Enthousiasme du peuple aux Tuileries. — Journe'es
de délices. — Le cabinet. — Les tapis, les dessins,
les oiseaux et le chien sont ici. — Es-iu contente,
Louise? — C'est Berthier qui en a le mérite. — Em-
brasse-la, mon vieil ami. — Et voilà cet homme qu'on
a abandonné! — Fêtes à Valladolid. — La marquise
d'Arabecca. — Elle aime à rire , elle aime à boire. —
Elle me prête son piano. — Je trouve des cigaritas sur
les cordes de basse. — Elle aime à rire , elle aime à
boire 4?
Chapitre III. — Nomination du prince d'Essling. — Mé-
contentement de Junot et de Ney. — Arrive'e du
prince à Valladolid. — ■ Réception. — Le jeune offi-
cier de dragons. — La croix de la légion-d'honneur
sur un cœur de femme. — Le palais de Charles-Quint.
— Le général Fririon. — Le général Héblé. — Scandale
TABLE. 375
de Massëna. — Diviser pour régner. — L'ancien ser-
viteur. — Le mare'chai Ney. — Sa colère. — II a
raison. — Le sabre du vieux soldai de Gênes. — Mes
béguins. — Portrait de Massëna. — Fra Diavolo. —
Siège deGaële. — M. d'Almeyda. — Son histoire. —
Celle de Fra Diavolo. — Attaque d'Itri. — Le por-
trait eu bracelet de la reine de Naples donné à Fra
Diavolo. — M. de Haupt. — Il est fusille. — L'Ordre
du Christ. — Les douze Corses. — Le sergent, — Fra
Diavolo et sir Hudson-Lowe. — Capri. — Mort de Fra
Diavolo. — Il est pendu 63
CiiAriTRE IV. — Le colonel Valazé. — Ses voyages. —
Le maréchal Ney. — Sa lettre à Masséna. — Michel
Ney rebelle. — Le petit homme. — La vieille mous-
tache. — Oii ne peut rien faire de cet homme-là ! —
Le général en peinture. — Le général M —
Holopherne . — Copie du roi de Naples. — Les plu-
mes et les shapskas. — M. de Metternich. — Le géné-
ral Sainte-Croix. — Son caractère. — M. de Marioles.
— Madame de Sainte - Croix. — Duel du général
Sainte-Croix. — La mère. — La veille de la douleur.
— Mort de M. de Marioles 86
Chapitre V. — Correspondance de France avec Lava-
lette, —Fêtes de l'Hôtel-de- Ville et de l'École Mili-
taire. — L'empereur et l'impératrice en Belgique. —
Abdication de Louis, roi de Hollande. — Projet de
traité avec l'Angleterre. — Dispute de l'empereur et
de Louis. — M. de Labouchère à Londres. — Louis
accuse l'empereur. — Colère de Napoléon. — Du-
bois découvre le noeud de l'intrigue. — Fouché. — Le
chevalier Fagau. — Il est au temple. — Trahison. —
L'impératrice répudiant Fempereur. — Bernadette en
Suède. — Rêve de l'empereur. — Les deux vais-
3;; 6 TABLE.
seaux. — Tie brouillard. — Salamanque. —La petite
orpheline. — Le jour de la Saint- Jean. — Le corré-
gidor. — Lettre du duc , 109
Chapitre VI. — Prise de Ciudad-Rodrigo. — Se've'rité
du maréchal Ney. — Indulgence de Masse'na. — Al-
rneida et les Portugais. — Silveira et les Suisses. —
Promenade militaire de l'époque de l'empire. — De
la Saxe à Aslorga ! — Prise d'Aslorga. — De'part pour
le Portugal. — Desastre de Busaco. — Horrible car-
nage. — Les martyrs. — Les rochers et la mitraille.
— Masse'na sur le Mondego. — Wellington plus habile
que l'empeieur. — Le maréchal Ney. — Le général
Mermet. — Les âmes françaises sont des âmes de bra-
ves. — Perte du 8° corps, sans combattre. — Mort
du général Sainte-Croix 196
Chapitre VII. — Je reçois une lettre de Junot. — Ma
joie. — Elle est courte. — Don Julian geôlier de la
route. — Larmes et chagrins. — Madame Thomières.
— Sa bonté. — Sa douleur. — M. Lhuyyt. — Ce qu'il
était. — Impression de l'Espagne. — M. Lalance. —
Ce qu'il était. — Sa femme. — Elle est jolie et bonne.
— Son portrait. — M. Desanges, ami de M. Lhuyyt.
— Son énergie le sauve. — Joie inattendue. — Arrivée
du 9* corps. — Le comte d'Erlon. — M. de Montes-
quiou. — Le géne'ral Fournier. — Dîner burlesque.
— Le 14 novembre. — Désespoir d'un homme brave.
— Nous pleurons et pourtant nous chantons ! — Les
premières douleurs 219
Chapitre VIII. — Le général Thiébault remplace le gé-
néral Lagrange dans le commandement ^de Salaman-
que. — Motifs de ce changement. — Les généraujç
TABLE. 3j7
Coin etc.. — Convoi de malades. — Bois de Ma-
lilla. — Imprudence. — Halte! — Inquie'ludes af-
freuses. — Souvenirs du général Thie'bault surnotre
passage dans le bois de Matilla. — Lettre du mare'chal
Bessières. — Nouvelles de France. — Ouverture du
canal de Saint-Quentin. — Les villes anséatiques et
la Hollande reunies à l'empire français. — R.npport de
M. de Se'monvillle. — Cent vingt mille conscrits. —
Prise de possession du duché' d'OIdembourg. — Im-
pression qu'elle produit sur l'empereur Alexandre. —
Maintenant le bdton de maréchal est dans Tarragone.
— Le duc de Galles est nommé régent par le par-
lement anglais. — Retraite du comte Dubois, préfet
de police. — Duc de Rovigo. — Aperçu du général
Thiébault sur les affaires de la Péninsule. — Don
Julian 25G
Chapitre IX. — Marie-Louise. — Le cardinal Maur^'.
— Enthousiasme ridicule. — Amour de l'empereur.
— Lune de miel. — Soire'es des Tuileries. — Avis dif-
férens. — L'oreille de Marie-Louise, — Ordre de
l'empereur. — Exil des hommes. — Colère de l'em-
pereur. — Bieunais. — Le serre-papier. — C'est tou-
jours un homme. — Reproche de l'empereur. —
Masséna et le général Foy. — L'armée portugaise.
— Le comte Sabugal. — Le marquis de Valence. —
Le général Fournier. — Blessure de Junot. — Le nez
de M. de Ville-sur-Arse. — Le cousin de Marmont.
— Lettre du duc de Wellington 280
Chapitre X. — Musique. ~ Autres p.isse-temps. —
Pauvre voyageur. — M. Jules de Canouville. — Bal
manqué. — Armée perdue \ — Talraa.— Gianni. — La
princesse, — Noire giictc fçdçuble. — Caractère de
378 TABLE.
M. Jules de Canouville. — Brevet de proscription. —
Pourquoi. — Fourrure de zibeline. — La revue. —
Berthier. — Départ. — Tendres adieux. — Position
iiome'rique. — Têteetjambe perdues. — M. deS....I. 5o2
Chapitre XI. — Mare'chal Jourdan. — Soult. — Ses suc-
cès sur les bords de la Guadiana. — Anecdote. —
Oporto. — Ney e'vacuela Galice. — Ordre d'obëir.
— Colère. — LelU'e du maréchal Soult au maré-
chal Ney. — J'obéis. — Bataille de ïalaveyra. —
Campagne de Wagram. — Mangeurs de cœurs. — Le
colonel Bory de Saint-Yincent. — Coup d'œil sur son
ouvrage inùivûé: Résumé géographique , etc. — Com-
bats de taureaux. — Tu nuiras pas plus loin. — Ré-
flexions de Junot sur les opérations militaires. —
Olivenza. — Force de caractère du maréchal Soult.
— Siège de Badajoz. — Journée de Gebora, — Gé-
néral Girard. — Noms des braves. — Menatcho. —
Extrait d'une lettre de lord Wellington. — Lettre
du major Hill 320
Chapitre XII. — Retraite de Masséna sur le nord du
Portugal. — Combat de la Barossa. — Ge'néral Ruf-
fin. — Chaudron - Piousseau. — Je reçois enfin une
lettre dé mon mari. — Général F r. — Caractère.
— L'empereur ne l'aime pas. — Conspiration. — Aven-
ture. — Déguisement enMarilorne. — C'est Toussaint-
L'ouverture. — La ruelle du lit. — Quolibets. — Cos-
tume pittoresque. — Je ne puis tuer cet homme après
lui avoir pris samaîtresse , — Mon opinion. — M. C.t.
— Egoïsme et dureté de cœur. — Le comte Sabugal.
— Le calice d'or. — Jésus ! Sancta 3Iaria\ — Les
vêpres 552
riN DE LA TABLE DU TOME TBEIZIÈME.
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